Du côté de chez Frantz
Frantz Kafka, dans son roman Le Procès, raconte la conversation entre son héros Joseph K qui venait de se voir notifier une arrestation inattendue pour une faute imaginée en « haut lieu », et sa logeuse qui, en écoutant aux portes, avait entendu les reproches énigmatiques et donc inintelligibles proférés par de mystérieuses « autorités » venues interroger son locataire. Notre logeuse paraissait très perturbée, avouant ne pas bien comprendre la signification de la sentence qu’elle avait ainsi entendue et qui lui laissait, disait-elle, « l'impression de quelque chose de savant - excusez si je dis des bêtises - elle me fait l'impression de quelque chose que je ne comprends pas, c'est vrai, mais qu'on n'est pas non plus obligé de comprendre » …
La lecture de ce livre me rendit songeur à en faire ciller mes paupières jusqu’à me demander si, par hasard, Joseph K n’avait pas laissé des traces de descendance. De cette étrange affaire, l’on connaît en effet le triste sort qui lui a été réservé, mais rien concernant sa logeuse avec laquelle il s’entendait plutôt bien, semble-t-il. Il est vrai que Kafka n’a pas achevé l’écriture de son livre. Il n’a pas voulu nous en dire plus.
Et puis, je me mis à rêvasser, puis à somnoler … quand une pensée invraisemblable, pour tout dire kafkaïenne, s’incrusta fortuitement en moi : celle que j’étais peut-être l’un de ces descendants, que mon nom véritable était Paul K ! Je n’arrivais plus à me défaire de cette idée extravagante, ni davantage à maitriser mon esprit qui me poussait avec force vers les bras de Morphée, comme pour m’inciter à m’évader, à fuir vers nulle part ou au moins à chercher refuge n’importe où, par exemple dans une obscure salle de théâtre, histoire d’aller y rêver d’autre chose.
C’est ce qui survint. Ce fut un cauchemar !
Je me suis tout d’un coup trouvé en train d’errer dans une cité que je ne reconnaissais plus, une cité qui avait subi une Métamorphose inattendue. Elle n’avait plus, en effet, l’allure et la beauté qu’elle avait autrefois, ou plutôt qu’elle paraissait avoir encore quelques instants auparavant. Son âme n’était plus. Les arbres se desséchaient et les fleurs n’y poussaient plus. On ne s’y aventurait pas. L’atmosphère était devenue pesante, accablante, presqu’irrespirable. Et il y avait ces murs, que des murs, partout ! Toutes sortes de murs érigés à n’y rien comprendre, comme pour laisser en évidence les traces les plus inhumaines d’un passé manifestement agité.
Ah ces murs ! La Muraille de Chine qui inspira Kafka, mais aussi le Mur des Lamentations, les murs d'enceintes fortifiées qui ont jalonné l'histoire, et tous ces autres murs de souffrances, tels le Mur du ghetto de Varsovie, le Mur de Berlin, les murs du Souvenir. Et puis, de construction plus récente, ont surgi sous mes yeux les murs de Netanyahu, d'Orban, de Trump, et encore d’autres murs du même genre, de plus en plus nombreux, destinés à refouler ou encore à enfermer les âmes dans un communautarisme ordonné, en réalité pour imposer le repli vers un passé révolu de l’histoire, celle dont les pages les moins glorieuses ont été soigneusement arrachées, une façon de rassurer les consciences les plus fragiles.
Et désormais, il y a aussi ce Mur de Zuckerberg dénommé Méta, un mur constitué de milliards de murets virtuels entremêlés dans les filets d’une Toile aussi envahissante qu’une invasion de métastases, des murets éblouissants tels des miroirs aveuglants, bien sûr sans tain, destinés à fixer les reflets de nos egos. Comme d'autres de ces multiples murets concurrents aux noms venus d’ailleurs, ils ne font qu’envoyer et recevoir des images de soi-même ou plutôt de l'idée que l’on se fait de soi-même outre, pour le plaisir, quelques échos flatteurs des piètres balbutiements ou gazouillis échangés entre clones virtuels soigneusement choisis dans l’entre-soi pour faire « lailleker » les nombrils. Et tout ça pourquoi, sinon pour épuiser puis faire rendre l’âme à l'âme collective, celle qui ne peut subsister qu’en se nourrissant de la diversité humaine, la vraie, et du dialogue, le vrai !
Cette cité paraissant abandonnée, devenue sinistre à y succomber d’inquiétude, j’ai fini quand même, non sans efforts, par en escalader les murs et la traverser les yeux presque fermés, à la façon d’un somnambule errant dans la nuit.
Il fallait en effet que je sorte de là, à tout prix. Après tout, parvenir au théâtre n’était pas très compliqué : il suffisait de passer devant les vestiges de ce qui fut le Château de Jupiter, puis d’emprunter l’ancienne avenue Molière prolongée par le boulevard Victor Hugo, malheureusement débaptisés et devenus le mail Zuckerberg, une voie rétrécie, déformée et en impasse.
Je n’avais d’ailleurs pas le choix : il n’y avait plus désormais en activité, dans la cité, qu’un unique théâtre, toutefois facile à repérer de loin puisqu’il était l’unique bâtiment repeint en jaune. C’était le théâtre du Rond-Point où l’on ne jouait plus qu’une pièce, la seule qui n’a pu être censurée pour d’obscures raisons non encore élucidées : Ubu Roi.
Devant l’entrée du théâtre, un pauvre bonhomme assis sur le trottoir, les yeux rougis, brandissait d'une main tremblante un bout de carton sur lequel il avait inscrit « un crayon SVP, pour écrire ». Il y avait des flaques de larmes qui séchaient sur le sol, autour de lui. J’ai bien tenté de lui offrir un crayon qui trainait encore dans ma poche … mais mon réveil en sursaut fut brutal.
Ce n’était qu’un mauvais rêve !
Et rouvrir les yeux ne m’a pas apaisé.