Il faudrait, une fois pour toutes, admettre certaines évidences comme celle, par exemple, énoncée par Zygmunt Bauman qui estimait que « dans le monde où nous vivons, il est possible de tenter de contrôler l'immigration (bien que sans grand succès), mais la migration, elle, est destinée à suivre son propre cours, quoique nous fassions »[1].
D’où vient alors qu’une forte proportion de gens, bien de chez nous, se laisse si facilement berner par les clichés mis sous leurs nez d’électeurs pour les inviter sournoisement, mais efficacement, à choisir le camp de la haine contre l’étranger ?
Cette invitation, c’est par exemple, en France, celle qui trouve l’une de ses principales sources d’inspiration dans le discours simpliste et inquiétant de Mme Le Pen qui ne cesse, depuis des années et des années, de faire croire que c’est l’immigré et lui seul qui est au cœur de bien des maux de la société française, un discours désormais banalisé et relayé sans honte dans les médias par les analyses piteuses et approximatives de politiciens médiocres, d’intellectuels défaillants et autres chroniqueurs mal inspirés : et ce discours passe bien, hélas, parmi de trop nombreux électeurs désemparés, mais électeurs avant tout, au point que même le Président de la République, Emmanuel Macron, a trouvé intérêt à y a apporter sa contribution le jour où il a fait le choix d’accorder un long entretien à l’hebdomadaire Valeurs actuelles (qu’il a qualifié de « très bon journal ») pour y décrire notamment la vision de sa politique migratoire en affirmant, s’agissant de ces encombrants immigrés, que « mon objectif, c'est de sortir tous les gens qui n'ont rien à faire là »[2].
Après, l’intendance gouvernementale est là pour appliquer. Il y a par exemple des déclarations officielles, comme celle du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui a récemment annoncé l’intention du gouvernement « de rendre impossible » la vie des étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) et de déposer une loi en ce sens, un sens moralement condamnable !
Et il y a aussi des faits comme celui de ce jour de novembre 2020 où les forces de l’ordre ont été sommées d’arracher et de déchirer, devant les caméras de télévision, les tentes fragiles et les bouts de cartons simplement destinés à protéger de la pluie, du vent et du froid des personnes humaines, au seul motif qu’elles venaient d’ailleurs, qu’elles demandaient l’asile dans notre pays et parce qu’elles osaient présenter leur détresse et l’état de leur misère sur une belle place d’un beau quartier de Paris : rien ne paraissait alors plus impérieux que de les pourchasser comme des bêtes, vers les faubourgs périphériques, là où personne n’ose s’aventurer, là où elles devront se terrer, disparaître de notre vue, mais privées de leurs tentes, de leurs couvertures, de leurs bouts de carton confisqués et jetés au rebut[3]. Ce sont là des faits affligeants, moralement insoutenables, des faits parmi tant d’autres constatés sur notre territoire, par exemple du côté de Calais.
Mais ces responsables politiques ont-ils tenté de comprendre que sur une planète émaillée de conflits meurtriers, où la nature s’efforce de retrouver ses droits excessivement bafoués par nos passions gloutonnes, dans un monde habité où l’eau utile et l'énergie à bas coût se font de plus en plus rares et où les inégalités sociales désormais vertigineuses se creusent un peu partout, les flux migratoires explosent, inéluctablement ? C’est pourtant une réalité. Et c’est un phénomène normal, c’est humain, car émigrer n’est rien d’autre que se sauver pour trouver un territoire habitable où l’on peut s’abriter, se nourrir, travailler et donc survivre, un territoire de préférence proche de sa patrie, mais beaucoup plus loin s’il le faut.
Ont-ils essayé, ces mêmes responsables, de comprendre la détresse de ces gens obligés de fuir leurs pays, ces pays appauvris par quelques « entrepreneurs » argentés et sans scrupules comme l’étaient les colons d’antan, ces pays surpeuplés, éventrés avec notre complicité pour assouvir notre soif de consommer, pillés à l'excès ou encore détruits par nos divagations géopolitiques, ces pays qui sont en plus les premières victimes des mutations climatiques et de leurs effets dramatiques sur leur environnement et la biodiversité de leurs territoires ?
Et nous, imprégnés de notre ridicule certitude d’appartenir à une catégorie humaine supérieure, pourquoi refusons-nous de comprendre que ces gens trouvent logique de fuir vers les pays actuellement plus favorisés, les nôtres, qui manquent de têtes et de bras, deviennent de plus en plus inaptes à entretenir leur environnement et leur culture, vieillissent à vue d’œil et se vident petit à petit de leurs populations nationales ?
« Les pauvres ont faim et les riches ont de l’appétit » écrivait le grand écrivain chilien Luis Sepulveda. Eux, ces gens qui vivent dans les pays pauvres, on souille leurs terres, on les affame dans l’indifférence générale, on encourage la corruption des élites politiques qui y sévissent : alors, ils partent tout naturellement chercher la nourriture là où elle se trouve et ils viennent dans nos pays pour nous offrir leur force de travail qui, dans bien des domaines vitaux, nous fait désormais cruellement défaut !
NOTES
[1] Zygmunt Bauman et autres, « L’âge de la régression », Premier Parallèle, 2017.
[2] Valeurs actuelles, entretien du 30 octobre 2019.
[3] Libération, article de Gurvan Kristianadjaja « A Paris, migrants frappés et journalistes molestés lors de l'évacuation d'un campement éphémère », 23 novembre 2020.