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Billet de blog 9 juin 2022

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La NUPES se fait-elle des illusions en proposant un changement de Constitution ?

Refondre et pas seulement réviser la Constitution est crucial, mais pourquoi et comment ? Car, selon Laurent Fabius, « Ceux qui comme le général de Gaulle en 1962 (…) estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la Constitution ont tout faux (…) parce que toute révision de la Constitution doit se fonder non sur l’article 11 mais sur l’article 89 » : vrai ou faux ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le programme défendu par les partis qui constituent la NUPES prévoit expressément de :

- Passer à la 6e République qui soit un régime parlementaire stable, avec une nouvelle constitution adoptée par référendum ;

- Faire élaborer les modalités de passage à la 6e République par l’Assemblée nationale (Constituante, Convention citoyenne, élection, tirage au sort, forums citoyens, etc.) ;

Chacun peut avoir un avis sur cette question. Le mien est qu’un changement profond de notre Constitution, et non une simple révision, s’impose, en particulier pour déplacer le centre  de gravité de l’équilibre des pouvoirs en redéfinissant les pouvoirs devenus exorbitants de la tête de l’exécutif et en renforçant celui du peuple souverain et du Parlement qui est, faut-il encore le rappeler, de proposer et voter librement les lois plutôt que d’en confier quasi systématiquement l’écriture au gouvernement (notamment par la voie des ordonnances), outre de contrôler l’action de l’exécutif plutôt que de lui obéir sans broncher.

Mais avant de livrer quelques réflexions personnelles sur les difficultés juridiques et méthodologiques pour y parvenir, il n’est pas inutile de faire rapidement un constat : celui d’une action du pouvoir exécutif qui, ces dernières années, révèle un dévoiement de plus en plus préoccupant de la Constitution en vigueur.

Un pouvoir exécutif manipulé et omnipotent

Depuis qu'il a conquis le pouvoir en 2017, Emmanuel Macron, qui ne manque pas une occasion d’ignorer ou d’écarter tous propos critiques exprimés par ceux qui le gênent, n'a de cesse de crisper la société française en nous faisant bien comprendre, à la manière de Margaret Thatcher dans les années 1980 ou d’autres absolutistes du même genre, que le chef, celui qui sait tout et qui décide de tout, c'est lui et lui seul, et que le seul choix possible, son fameux cap sans autre alternative envisageable, c'est le sien et seulement le sien, celui d'une politique résolument orientée vers un modèle de démocratie étouffante au service du libéralisme financier le plus pur et dur, une politique qui risque bien de mener notre République, vers une impasse où, si l'on n'y prend garde, elle pourrait n'être plus qu'une ombre d'elle-même.

Emmanuel Macron, en maniant avec une réelle adresse la carotte et surtout le bâton, a tenu bon et, après un périple de 5 ans harassant pour la plupart des français, il a finalement achevé son premier quinquennat par un atterrissage discret et calculé, en fuyant le débat sur son bilan avec l’aide bienveillante d’une majorité de médias, puis a réussi à redécoller immédiatement sans quitter sa confortable cabine de pilotage et sans couper les moteurs de l’appareil dont il maitrise pourtant si mal les instruments de navigation. A l’évidence, les français seraient bien inspirés de l’inviter à confier ces instruments, destinés à orienter dans une bonne direction et à trouver la bonne trajectoire, à un co-pilote averti et surtout plus attentif à leurs attentes : les élections législatives leur en donnent l’occasion !

Mais comment a-t-il pu tenir aussi bon ? Sans doute parce que son action a eu pour effet de réduire à presque rien le sens du premier alinéa de l’article 3 de la Constitution selon lequel « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et non par la seule entremise du pouvoir exécutif, tout autant que celui du deuxième alinéa qui dispose qu’« Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice » .

C’est donc la violence des mots lancés publiquement à la face des gens qui déplaisent et la répression visant ceux qui osent exprimer leurs désaccords ou leur désarroi qui constituent deux des caractéristiques marquantes de l’action du pouvoir essentiellement détenu par un Président de la République omniprésent qui, l’air toujours sûr de lui et satisfait de l’action qu’il mène, gouverne sans partage, monopolise l’espace médiatique de façon outrancière, refuse subtilement mais efficacement tous dialogues et débats contradictoires dignes de ce nom, un Président qui a largement exprimé, par les mots et les maux infligés au pays, son mépris pour ces gens, ces « riens » qu’il a définitivement marginalisés comme tels dès son arrivée au pouvoir. Le peuple n’est plus souverain : il est devenu celui de son souverain.

Quant au gouvernement, et comme s’il se résignait à rester confiné dans le giron élyséen, il est principalement cantonné à la difficile et pénible mise en cohérence puis à la mise en œuvre obéissante des directives, louvoyantes à foison, qui émanent de l’unique parole présidentielle, audible depuis le Palais de l’Élysée où les conseils des ministres ne servent plus à grand-chose, puisque c’est le plus souvent au sein de mystérieux « conseils de défense », dont les membres sont désignés à la seule discrétion du Président, que sont discutées en grand secret, sans laisser de traces sur un quelconque procès-verbal, les principales orientations et décisions concernant le pays, des orientations soufflées voire dictées par de puissants cabinets de conseils, devenus maîtres dans l’art de manipuler comme le sont les lobbyistes qui, eux, interviennent où bon leur semble, et dont on sait qu’ils coûtent fort cher à l’État, mais pas ce qu’ils produisent[1] !

Voilà comment fonctionne l’exécutif pour concocter ses décisions. En cachette. Et sans contrôle.

Ensuite, la méthode du pouvoir pour contraindre à l’application de ces décisions, sans l’intervention de contradicteurs et quel que soit le niveau de leur incohérence, c’est d’occuper sans partage et quasi quotidiennement l’espace médiatique en noyant l’information diffusée par les chaînes d’information, privées comme publiques, de chiffres, de courbes et d’analyses approximatives qui arrangent, et surtout en évitant de présenter et de commenter ce qui gêne : il suffit alors de favoriser l’expression publique d’éditorialistes ou d’experts complaisants chargés d’apporter les explications qui conviennent en évitant tous débats contradictoires.

Alors, quoi de plus pratique pour verrouiller toute velléité de protestation qu’un bon état d’urgence, par exemple sanitaire, qui permet de confiner les gens, de les infantiliser, de les surveiller[2] dans leurs faits et gestes comme on surveille des gamins ou des animaux de compagnie, de leur imposer des règles de vie coercitives souvent injustifiées, de les sanctionner s’ils n’obéissent pas ! Il est alors de bon ton d’alimenter subtilement un climat de psychose, un climat anxiogène, de favoriser la division des français, de leur faire peur quitte à leur bourrer le crâne de contradictions et de contre-vérités, de les dresser à obéir comme on dresse des bêtes de cirque, sous peine de lourdes sanctions.

Une Assemblée Nationale tenue à distance

Le gouvernement peine à gouverner en respectant à la lettre le principe de souveraineté du peuple pourtant gravé dans le marbre de notre Constitution[3], mais l’on pourrait quand même penser que l’Assemblée nationale est là pour équilibrer les choses dès lors que le Parlement, selon l’article 24 de la Constitution, « contrôle l’action du Gouvernement »  !

Eh bien non. Elle est, elle aussi, fermement tenue à distance, parfois avec violence. Elle est tenue d’obéir, et la majorité présidentielle y veille avec efficacité (ou y veillait, espérons-le …), notamment en concédant à l’exécutif ce qui s’apparente de plus en plus à l’exercice de pleins pouvoirs pour gouverner la France par la voie règlementaire, à savoir par décrets ou au mieux, par ordonnances[4], c’est-à-dire sans véritable débat démocratique. Quant aux lois, souvent votées de nuit par une poignée de députés pour nombre d’entre elles, elles ne sont que copies conformes de textes élaborés et dictés par l’exécutif, s’agissant en particulier de cette profusion de textes restreignant ou encadrant avec inflexibilité l’exercice des libertés publiques.

Il est parfois arrivé au cours du dernier quinquennat que cette Assemblée ait tenté de dire non, mais mal lui en a pris.

Tel fut le cas lors d’une séance mémorable au cours de laquelle les députés ont eu à supporter le comportement ahurissant d’Olivier Véran, alors ministre de la santé, qui s’est permis, à l’occasion du débat[5] du 3 novembre 2020 sur la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, d’inviter en pleine nuit les députés « désobéissants » à quitter l'enceinte de l'Assemblée Nationale, pas moins, c'est-à-dire à cesser de débattre, de délibérer, de voter, de contrôler l'action du pouvoir exécutif : une telle injonction hurlée dans un moment de panique par un ministre qui semblait avoir perdu ou qui feignait de perdre à ce point son sang-froid n'est pas une simple marque de mépris envers la représentation nationale, celle du peuple, mais un outrage à la démocratie d'une extrême gravité ! Le ministre n’a pas supporté que l’Assemblée Nationale ait rejeté des mesures essentielles de son projet de loi, et il a donc exigé en des termes menaçants que les députés votent à nouveau dans le sens décidé par l’exécutif : ces derniers ont obéi. Ils ont retenu la leçon, et n’ont plus recommencé !

Un autre exemple est celui qui a été donné par Agnès Pannier-Runacher en sa qualité de ministre de l’action et des comptes publics, accusée par de nombreux députés d’avoir exercé sur eux des « pressions graves et inacceptables »[6] dans le but de les dissuader de déposer un recours devant le Conseil Constitutionnel contre la loi d’accélération et de simplification de l’action publique qu’elle défendait : que dire d’une attitude aussi déshonorante si ce n’est que cette ministre, sans doute prise de panique à l’idée de voir « sa » loi censurée par le Conseil Constitutionnel, n’a pas hésité à tenter de contourner les prérogatives constitutionnelles du Parlement qui ne la concernaient pourtant pas.

Voilà des comportements qui révèlent une invraisemblable méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs, mais sans doute aussi un sentiment de crainte de l’exécutif de voir sa majorité s’étioler, car le gouvernement savait parfaitement que s’il ne disposait plus de la confiance du Parlement, il ne pouvait plus fonctionner, et Emmanuel Macron n’aurait pu alors présider selon son bon vouloir.

Il paraît évident qu’Emmanuel Macron, s’il disposait à nouveau d’une majorité aussi complaisante, ne changerait rien à sa lecture très personnelle de la Constitution. Pour lui, la séparation des pouvoirs, en pratique, ne saurait gêner ou freiner l'action qu'il entend mener. Preuve en est d’ailleurs qu’il vient d’envoyer un message discret mais révélateur : le nouveau ministre chargé des Relations avec le Parlement qu’il vient de nommer s’appelle … Olivier Véran : c’est là, me semble-t-il, une belle provocation, une de plus, mais qui en dit long ! 

Laurent Fabius a-t-il entièrement raison ?

Le Président du Conseil Constitutionnel, Laurent Fabius, a donc jeté en pleine campagne présidentielle un pavé dans la mare en déclarant à la presse que « Ceux qui comme le général de Gaulle en 1962 (…) estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la constitution ont tout faux (…). D’abord, parce que n’est pas le général de Gaulle qui veut. Ensuite, parce que toute révision de la Constitution doit se fonder non sur l’article 11 mais sur l’article 89 »[7] :  mon sentiment est qu’en citant « ceux … qui ont tout faux », il visait en priorité Jean-Luc Mélenchon, comme pour démontrer que la proposition de passer à une 6ème République poserait des difficultés constitutionnelles et institutionnelles si insurmontables qu’il ne pourrait s’agir que d’une vaine promesse !

Juridiquement, Laurent Fabius n’a pas « tout faux » sauf, me semble-t-il, qu’il omet de se prononcer sur un point essentiel en évitant d’aborder la question sous le meilleur angle.

Mais avant d’aborder ce point, il est assez intéressant d’ouvrir une parenthèse pour rappeler les réflexions qu’il exprimait en 1999, en sa qualité de président de l’Assemblée Nationale, à propos du déséquilibre des pouvoirs qu’il observait déjà à cette époque. A la question « La Constitution de la Vème République et l'équilibre des pouvoirs qu’elle organise entre le Président de la République et le Premier ministre d’une part, l'exécutif et le législatif de l'autre, vous paraissent-ils adaptés au monde moderne ? », il a répondu sans la moindre hésitation « Non », en ajoutant que « Les dernières décennies se sont accompagnéesd’un renforcement constant de l'exécutif (…). Cette évolution n’a pas été sans inconvénients. Nous vivons dans un régime de déséquilibre des pouvoirs qui suscite doutes et interrogations. Le contrôle parlementaire peut-il se contenter d'organiser a posteriori une sorte de vérification formelle des actes du Gouvernement qu'il a mécaniquement approuvés ? L'affaiblissement de la sanction politique, qu’a entraîné le recul du Parlement, n’a-t-il pas mécaniquement investi de ces compétences en déshérence d'autres pouvoirs, qui n'y étaient pas préparés ou pas destinés, ceux du juge, de la presse, des mesureurs d'opinion ? Le face à face entre la rue et les gouvernants par télévision interposée est-il la meilleure chose qui soit ? Que penser de la légitimité d’une représentation élue au suffrage universel, geste fort et fondateur, mais reléguée aux seconds rôles ? Et cette contradiction n'explique-t-elle pas que nos compatriotes, faute d'un lieu clairement investi du débat politique, ne croient plus assez aux vertus de la chose publique ? Jusqu'où la concentration des pouvoirs est-elle une nécessité et quand devient-elle un excès ? (…) J'arrête ici cette liste. Elle pourrait être plus longue. Quoi qu'il en soit, elle appelle une « nouvelle donne institutionnelle »[8].

Laurent Fabius n’a pas été jusqu’à préconiser explicitement un changement de Constitution, mais force est quand même d’admettre qu’il semblait y penser[9]. En tous cas, il faut reconnaître que son analyse exprimée il y plus de 20 ans était pleine de lucidité et garde encore toute son actualité. Aujourd’hui, ses fonctions ne lui permettent pas de s’exprimer sur le fond, mais seulement de rappeler le sens et la portée des règles du droit constitutionnel, par exemple en matière de révision de la Constitution. C’est ce qu’il vient de faire … en choisissant toutefois le moment qui lui a paru le plus opportun pour tenter de verrouiller le débat !

Il est vrai que ce rappel à la loi constitutionnelle telle qu’elle est écrite dans la Constitution n’appelle pas de critique particulière.

L’article 11 de la Constitution[10] n’a pas, en effet, pour vocation de permettre une quelconque révision de la Constitution, encore moins d’une révision de fond en comble. Les juristes sérieux sont tous d’accord sur ce point, même si le général de Gaulle s’était permis en 1962 de transgresser le sens de cette disposition : mais, comme le souligne Laurent Fabius, « n’est pas de Gaulle qui veut ». Rappelons que cet article autorise le recours au référendum pour confier au peuple le soin d’approuver, par cette voie, des projets de loi portant notamment sur l’organisation des pouvoirs publics : mais il ne peut s’agir que de projets de loi qui relèvent du « domaine de la loi », c’est-à-dire des compétences législatives du Parlement. En d’autres termes, cet article permet en quelque sorte au peuple de « légiférer » au lieu et place du Parlement, mais à condition qu’il s’agisse de sujets qui ne portent pas sur la modification de dispositions intégrées à la Constitution. De plus, il faut noter que cette procédure ne peut être engagée qu’à l’initiative du « Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées » : dans le contexte actuel, on imagine mal le Président Macron ou le Sénat oser malgré tout se lancer dans l’aventure d’une révision constitutionnelle sur le fondement de cet article.

Pour abroger, modifier ou créer une nouvelle disposition constitutionnelle, la seule procédure prévue par la Constitution est donc celle de l’article 89[11] qui en organise la révision. Il n’y en a pas d’autres, et elle est précisément encadrée avec, comme précédemment, une porte d’entrée difficile à ouvrir : en pratique, l’initiative d’une révision appartient en effet au Président de la République ou au Parlement, mais à condition que l’Assemblée Nationale et le Sénat adoptent le projet de révision « en termes identiques ». Comme pour la mise en œuvre de l’article 11, le contexte actuel permet très difficilement d’envisager l’engagement de cette procédure.

Le verdict juridique de Laurent Fabius paraît ainsi sans appel et, en s’arrêtant à ce niveau d’analyse, la proposition défendue par la NUPES de « passer à la 6ème République » risque bien d’être sans lendemain.

Il reste qu’il y a quand même quelque chose de gênant de se trouver immobilisé dans une impasse sur un sujet de cette importance. Aujourd’hui, le poids désormais écrasant du pouvoir de l’exécutif dans le fonctionnement des institutions, essentiellement celui du Président de la République, est devenu tel qu’il rend de plus en plus illisible le principe de la séparation des pouvoirs et tend dangereusement vers la situation catastrophique décrite à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, à savoir que « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il est par conséquent impératif d’en prendre conscience.

C’est bien ce que propose la NUPES, et si ce mouvement obtenait une majorité à l’issue des prochaines élections législatives, cela signifierait alors que le peuple souverain en aurait majoritairement approuvé les propositions, et notamment celle d’engager un processus de changement de Constitution. Mais, encore une fois, il n’existe aucun texte fondamental permettant expressément autre chose qu’une simple révision.

Mais on peut aussi se poser une autre question : peut-on assimiler un changement de Constitution à une simple opération de révision d’une Constitution en vigueur ?

Pour prendre un exemple volontairement simpliste, réviser son véhicule, qui restera le même véhicule, est-ce la même chose que changer de véhicule après avoir mis le précédent à la casse ? Dans le même esprit, réviser la Constitution qui restera le même Constitution, est-ce la même chose que changer de Constitution après avoir abrogé la précédente parce que devenue inadaptée à la vie de la Nation ?

Cette question se pose et mérite en tous cas d’être creusée, mais en élargissant l’angle d’analyse choisi dans sa démonstration par Laurent Fabius.

Quelle voie emprunter pour « passer à la 6ème République »  ?

Un retour aux sources permet tout d’abord d’observer qu’à la question du droit de changer de Constitution en distinguant ce droit de celui d’en réviser des articles, les premiers constituants y ont clairement répondu.

Elle faisait pourtant débat, mais la première Constitution, celle de 1791 dont une partie a été reprise dans celle de 1958 (il s’agit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) comporte une disposition qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Son article 1er du titre VII prévoit en effet que « L'Assemblée nationale constituante déclare que la Nation a le droit imprescriptible de changer sa Constitution ; et néanmoins, considérant qu'il est plus conforme à l'intérêt national d'user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d'en réformer les articles dont l'expérience aurait fait sentir les inconvénients (…) ». Pour les constituants, il faut donc bien distinguer la notion de changement de la Constitution de celle de la révision de ses articles. De plus, ces mêmes constituants ont considéré que la volonté de la Nation de changer de Constitution était un droit imprescriptible, c’est-à-dire d’un droit qui n’a pas vocation à disparaître dans le temps.

Cette distinction a été reprise dans la constitution de 1793 de la 1ère République qui dispose à l’article 28 qu’« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution (…) ». Par la suite, les textes constitutionnels se sont bornés à organiser les procédures de révision sans plus évoquer le droit souverain du peuple de changer sa Constitution, un droit dont il est inconcevable qu’il ait pu disparaître.

Et pourtant, de tels changements sont intervenus, par exemple en 1958, alors que la Constitution de la 4ème République ne prévoyait pas cette possibilité : ce sont les députés de l’Assemblée Nationale de l’époque qui, malgré le silence de la loi constitutionnelle sur ce point, ont pris l’initiative de mandater le général de Gaulle, en sa qualité de chef du gouvernement, pour qu’il propose le texte d’une nouvelle Constitution et soumette ce texte au référendum. En d’autres termes, le silence de la Constitution n’a pas empêché la représentation nationale de lancer une procédure destinée à la changer radicalement.

Peut-on pour autant s’en inspirer aujourd’hui sans s’écarter des principes fondamentaux qui fondent notre démocratie ? Peut-on s’engager dans cette voie en évitant les écueils des articles 11 et 89 de la Constitution en vigueur ?

Je me garderai évidemment d’apporter de façon péremptoire une réponse affirmative à des questions aussi délicates. Il n’empêche que l’article 3 de notre Constitution selon lequel « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », éclairé par la définition de la souveraineté figurant à l’article 2, à savoir que «« Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », me semblent constituer des principes sur le fondement desquels le peuple est en droit d’exprimer sa volonté, y compris celle de changer sa Constitution.

En pratique, exprimer une telle volonté ne veut pas dire approuver immédiatement ce qui va changer. En réalité, l’idée serait, dans un premier temps, d’adopter une loi destinée à lancer une procédure destinée à l’élaboration d’un texte constitutionnel dans des conditions fixées par cette loi et en prévoyant de soumettre ce texte au référendum, comme le permet l’article 3 de la Constitution précité : cette première loi de procédure ne pourrait pas, de toute façon, relever de l’article 89, puisqu’elle ne comporterait aucune disposition susceptible d’altérer le texte même de la Constitution en vigueur. Il faudrait bien sûr que le Président de la République promulgue cette loi, mais je doute qu’il ne le fasse pas, sauf à prendre le risque de provoquer une crise de régime.

Après, pourrait enfin avoir lieu un travail d’écriture autour d’un vrai débat national dominé par la parole des citoyens et pas uniquement par celle du seul Président de la République, un travail par conséquent indépendant de toute intervention présidentielle sur une question essentielle pour l’avenir de la vie démocratique du pays et pour le bien-être de son peuple. Et ensuite, ce sera au peuple de trancher, et à lui seul.

NOTES

[1] L’Obs, « La République des consultants », articles de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, 24 juin 2021 : l’on apprend notamment que l’État, les entreprises publiques et les collectivités locales ont consacré 43 milliards d’euros en 2019, pas moins ( !), pour financer diverses prestations de « conseils » auprès de cabinets français mais surtout étrangers, dont le célèbre cabinet américain McKinsey qui intervient un peu partout à raison de « 4000 euros par jour » et par consultant. C’est par exemple ce cabinet qui oriente la politique de vaccination du gouvernement. L’on peut lire ainsi que « Chaque après-midi, au démarrage de la campagne de vaccination, les membres de la task force du ministère de la santé étaient conviés à des points d’étape pilotés … par un associé du bureau McKinsey à Paris. Un service facturé 4 millions d’euros … » !

[2] Trois décrets, discrètement publiés au Journal officiel du 4 décembre 2020, « modifiant les dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel dénommé Prévention des atteintes à la sécurité publique » et codifiées à l’article R. 236-13 du code de sécurité intérieure, autorisent ainsi le gouvernement, plus précisément les services du ministère de l’intérieur, à procéder à « à la collecte, la conservation et le traitement de données » relatives à des « opinions politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales » ou encore à « des données de santé révélant une dangerosité particulière ». Inquiétant !

[3] La souveraineté est définie à l’article 2 de la Constitution selon lequel « Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

[4] Ce qui interpelle, c’est que même le propre site des services du Premier ministre (vie-publique.fr) s’interroge sur cette pratique du recours exagéré aux ordonnances : « Depuis le début des années 2000, le nombre d’ordonnances adoptées sur le fondement de l’article 38 de la Constitution est en forte augmentation. Les gouvernements ont souvent recouru à cette procédure pour des sujets techniques ou des réformes délicates. On peut ainsi donner l’exemple des "ordonnances Covid-19" de mars à juin 2020. Selon un rapport sénatorial de 2020, sur la période 2012-2018, le nombre d'ordonnances dépasse celui des lois adoptées selon la procédure ordinaire". Or, en ce qui concerne la session parlementaire 2018-2019, l'argument du gain de temps censé résulter du choix de cette procédure n'est pas vérifié, "y compris lorsque les textes d'habilitation passent par la procédure accélérée" ».

[5] Dalloz actualité, article détaillé de Pierre Januel : « L’Assemblée s’enflamme sur l’état d’urgence sanitaire », 4 novembre 2020.

[6] Rapporté, par exemple, dans Le Figaro, article de Sophie de Ravinel, 3 novembre 2020.

[7] Le Parisien, article de Jannick Alimi, 25 janvier 2022

[8]La Revue politique et parlementaire, janvier 1999 : interview de Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, « sur l'évolution de l'activité et des pouvoirs de l'Assemblée nationale, notamment vis-à-vis du droit communautaire » (mise en ligne sur le site www.vie-publique.fr)

[9] Il est intéressant de rappeler que quelques années plus tard, en 2005, lors du congrès du parti socialiste du Mans, il s’est allié avec Jean-Luc Mélenchon pour présenter une motion commune « Rassembler à gauche » qui préconisait un changement très profond de nos institutions …

[10] Article 11 : « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[11] Article 89 : « L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. / Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. / Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. / Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. / La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.

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