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Billet de blog 11 octobre 2023

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Emmanuel Macron et les illettrées bretonnes : c’était il y a 10 ans…

Il y a 10 ans de cela, le 11 octobre 2013, la liquidation judiciaire des abattoirs Gad situés dans une petite commune du Finistère de 2000 habitants s’est traduite par le licenciement de près de 900 salariés, essentiellement des salariées. Elle a permis aussi de découvrir le sens profond du mépris social qui caractérisait déjà le discours du ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’un de nos excellents écrivains, Éric Vuillard[1], nous dit très justement que « La parole ne laisse pas de traces, mais elle fait des ravages dans les cœurs. On se souvient toute une vie d’un mot, d’une phrase qui nous a touchés »  : ce sont en effet ces ravages enfouis dans nos tréfonds intérieurs qui provoquent du ressentiment, et le ressentiment engendre souvent la colère puis, en l’absence de véritable volonté de dialoguer ou simplement de s’écouter, laisse place à la violence et au désordre social.

En faire l'inventaire de ces mots qui mériteraient pourtant d’être tenus à distance serait long et surtout pénible, tant ils sont nombreux. Mais comment, pour conforter mon propos, ne pas rappeler  l’un de ces mots humiliants prononcé, il y a presque 10 ans de cela, par Emmanuel Macron, à l'époque ministre de l'économie du Président Hollande.

Il expliquait sur les ondes d'une station de radio[2] que pour qu'elles puissent retrouver un nouvel emploi, l'un des gros problèmes rencontré par ces ouvrières bretonnes - ces insupportables provinciales qui clamaient haut et fort leur rage de voir leur entreprise tomber en ruine financière en les laissant dehors - c'est qu'elles sont pour la plupart des illettrées, en d'autres termes des personnes intellectuellement à la peine.

Il n'a fait d'ailleurs que reprendre la même épithète lancée quelques mois auparavant par son collègue ministre du travail, Michel Sapin, dans le cadre moins médiatique d'un discret débat au Sénat[3]. Emmanuel Macron s'en est excusé - ce que n'a pas fait Michel Sapin, cet ancien magistrat administratif devenu ministre et aujourd’hui avocat d’affaires. Mais le mal était fait, et un mot blessant, un peu comme une aiguille enfoncée jusqu'au fond de la chair, là où ça fait vraiment mal, laisse forcément des cicatrices durables.

Il est vrai, pour ces élites dirigeantes, que de telles laborieuses forcément « illettrées » que l'on spolie de leur emploi ne devraient pas exprimer leur colère à trop haute voix, et surtout pas exiger d'explications trop savantes dont elles ne pourraient évidemment, selon ces élites, saisir toute la complexité, d'autant qu'on leur distribuera quelques subsides, quelques-unes de ces allocations qui coûtent pourtant un « pognon dingue » à la collectivité nationale.

Alors, pourquoi ces fauteuses de troubles du fin fond de la Bretagne se mêlaient-elles donc de ce qui ne peut regarder - depuis leurs bureaux capitonnés ou salons feutrés de la capitale - que nos brillants financiers, nos très hauts fonctionnaires et autres économistes les plus éminents, en soulevant des questions d'un égoïsme intolérable, alors que ces questions de vie ou de survie individuelle ne présentent qu'un intérêt insignifiant au regard, par exemple, des problèmes autrement majeurs auxquels se trouvent quotidiennement confrontés nos discrets collectionneurs de dividendes qui se doivent, eux, de tenir fermement, sans rien lâcher, les rênes du libéralisme financier du pays ?

Mais, messieurs Macron et Sapin, nos ouvrières bretonnes, elles savaient et savent lire ! Elles ont même, figurez-vous, réussi à lire sans aucune difficulté leurs lettres de licenciement. Simplement, elles n'en ont sans doute pas bien compris les motifs, c'est vrai, mais pour la seule raison que ces motifs ont probablement été pudiquement transcrits à l'encre sympathique, invisible des non-initiés, et il faut quand même admettre qu'il n'est pas très juste de blâmer et de traiter d’illettrée une personne parce qu'elle n'est pas en mesure de lire ce qui n'est pas lisible.

Dans cette affaire, ces salariées bretonnes auraient apprécié d'entendre le ministre de l'économie d’alors, Emmanuel Macron, leur expliquer par exemple que le montage financier qui était censé sauver leur entreprise juste avant qu'elle ne sombre n'avait rien de scélérat, que les portefeuilles de ces investisseurs qui avaient optimisé leurs risques dans cette opération[4] ne se sont pas abusivement épaissis ou encore - on peut quand même rêver - que ces stratèges de la finance ont été jusqu'à exprimer leurs regrets pour avoir peut-être commis de fâcheuses erreurs d'appréciation ou fautes de gestion.

Ce que ces femmes espéraient entendre, plutôt que de se voir lancées à la figure des paroles de mépris destinées à camoufler le refus des pouvoirs publics de régler leur sort, c’était qu'on leur dise au moins merci pour avoir, par leur labeur, tout tenté pour sauver leur entreprise, outre qu’on leur donne des explications sur les causes de son naufrage. Elles attendaient aussi un brin, un tout petit brin de considération, pas de la condescendance, et encore moins d'entendre des mots humiliants.

Ce sont des mots, bien sûr, mais « c’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend » écrivait Gilles Deleuze. Et il y a comme ça des mots insupportables, des mots blessants, humiliants que même les regrets parfois murmurés avec gêne par ceux qui en abusent n'empêchent pas de laisser s’ancrer insidieusement dans les mémoires de profonds stigmates, plus profondément enracinés qu'ils ne l’imaginent : dix ans après, ces mots de mépris social font toujours aussi mal.

Emmanuel Macron n’en n’a tiré aucune leçon, bien au contraire : il en a même fait une marque de fabrique de son discours politique et ne s’en n’est jamais excusé !

NOTES

[1] Prix Goncourt 2017

[2] Sur Europe 1, le 17/09/2014.

[3] Sénat, compte rendu analytique officiel en date du 18 février 2014 portant sur le projet de loi relatif à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale. On y lit notamment cette observation pleine de condescendance du ministre du travail, Michel Sapin : « En Bretagne, j'ai discuté avec des gars de Gad. Pas facile, certains sont illettrés ... ».

[4] Il s'agit de la pratique des fameux LBO (« achats à effet de levier ») qui, en gros, permettent à un investisseur de financer une reprise d'entreprise sans forcément y injecter de fonds propres, ou très peu, mais en contractant des emprunts remboursables par les résultats de cette même entreprise : il n’est pas nécessaire d’être surdiplômé en économie pour mesurer le caractère dangereux de l’utilisation d’un tel instrument !

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