C’est une question trop peu débattue dans le cadre de la campagne électorale. Pourtant, un changement profond de notre Constitution, et non une simple révision, s’impose d’urgence, plus particulièrement pour déplacer le centre de gravité de l’équilibre des pouvoirs en redéfinissant les pouvoirs devenus exorbitants de la tête de l’exécutif[1] et en renforçant celui du peuple souverain et du Parlement qui est, faut-il encore le rappeler, de proposer et voter librement les lois plutôt que d’en confier quasi systématiquement l’écriture au gouvernement (notamment par la voie des ordonnances), outre de contrôler l’action de l’exécutif plutôt que de lui obéir sans broncher.
Le président du Conseil Constitutionnel, Laurent Fabius, a-t-il raison d’enfermer le débat ?
En janvier dernier, le Président du Conseil Constitutionnel, Laurent Fabius, a jeté en pleine campagne présidentielle un pavé dans la mare en déclarant à la presse que « Ceux qui comme le général de Gaulle en 1962 (…) estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la constitution ont tout faux (…). D’abord, parce que n’est pas le général de Gaulle qui veut. Ensuite, parce que toute révision de la Constitution doit se fonder non sur l’article 11 mais sur l’article 89 »[2] : mon sentiment est qu’en citant « ceux … qui ont tout faux », il visait en priorité Jean-Luc Mélenchon, comme pour démontrer que la proposition de passer à une 6ème République poserait des difficultés constitutionnelles et institutionnelles si insurmontables qu’il ne pourrait s’agir que d’une vaine promesse !
Juridiquement, Laurent Fabius n’a pas « tout faux » sauf, me semble-t-il, qu’il omet de se prononcer sur un point essentiel en évitant d’aborder la question sous un angle plus ouvert : il évoque la notion de révision, mais élude celle, très différente, du changement de Constitution.
Mais avant d’aborder ce point, il est intéressant d’ouvrir une parenthèse pour rappeler les réflexions qu’il exprimait en 1999, en sa qualité de président de l’Assemblée Nationale, à propos du déséquilibre des pouvoirs qu’il observait déjà à cette époque. A la question « La Constitution de la Vème République et l'équilibre des pouvoirs qu’elle organise entre le Président de la République et le Premier ministre d’une part, l'exécutif et le législatif de l'autre, vous paraissent-ils adaptés au monde moderne ? », il a répondu sans la moindre hésitation « Non », en ajoutant que « Les dernières décennies se sont accompagnéesd’un renforcement constant de l'exécutif (…). Cette évolution n’a pas été sans inconvénients. Nous vivons dans un régime de déséquilibre des pouvoirs qui suscite doutes et interrogations. Le contrôle parlementaire peut-il se contenter d'organiser a posteriori une sorte de vérification formelle des actes du Gouvernement qu'il a mécaniquement approuvés ? L'affaiblissement de la sanction politique, qu’a entraîné le recul du Parlement, n’a-t-il pas mécaniquement investi de ces compétences en déshérence d'autres pouvoirs, qui n'y étaient pas préparés ou pas destinés, ceux du juge, de la presse, des mesureurs d'opinion ? Le face à face entre la rue et les gouvernants par télévision interposée est-il la meilleure chose qui soit ? Que penser de la légitimité d’une représentation élue au suffrage universel, geste fort et fondateur, mais reléguée aux seconds rôles ? Et cette contradiction n'explique-t-elle pas que nos compatriotes, faute d'un lieu clairement investi du débat politique, ne croient plus assez aux vertus de la chose publique ? Jusqu'où la concentration des pouvoirs est-elle une nécessité et quand devient-elle un excès ? (…) J'arrête ici cette liste. Elle pourrait être plus longue. Quoi qu'il en soit, elle appelle une « nouvelle donne institutionnelle »[3].
Laurent Fabius n’a pas été jusqu’à préconiser explicitement un changement de Constitution, mais force est quand même d’admettre qu’il semblait alors y penser fortement[4]. En tous cas, il faut reconnaître que son analyse exprimée il y plus de 20 ans était pleine de lucidité et garde encore toute son actualité. Aujourd’hui, ses fonctions ne lui permettent pas de s’exprimer sur le fond, mais seulement de rappeler le sens et la portée des règles du droit constitutionnel, par exemple en matière de révision de la Constitution. C’est ce qu’il vient de faire … en choisissant toutefois le moment qui lui a paru le plus opportun pour tenter de verrouiller le débat !
Il est vrai que ce rappel à la loi constitutionnelle telle qu’elle est écrite dans la Constitution n’appelle pas de critique particulière.
L’article 11 de la Constitution[5] n’a pas, en effet, pour vocation de permettre une quelconque révision de la Constitution, encore moins d’une révision de fond en comble. Les juristes sérieux sont tous d’accord sur ce point, même si le général de Gaulle s’était permis en 1962 de transgresser le sens de cette disposition : mais, comme le souligne Laurent Fabius, « n’est pas de Gaulle qui veut ». Rappelons que cet article autorise le recours au référendum pour confier au peuple le soin d’approuver, par cette voie, des projets de loi portant notamment sur l’organisation des pouvoirs publics : mais il ne peut s’agir que de projets de loi qui relèvent du « domaine de la loi », c’est-à-dire des compétences législatives du Parlement. En d’autres termes, cet article permet en quelque sorte au peuple de « légiférer » au lieu et place du Parlement, mais à condition qu’il s’agisse de sujets qui ne portent pas sur la modification de dispositions intégrées à la Constitution. De plus, il faut noter que cette procédure ne peut être engagée qu’à l’initiative du « Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées » : dans le contexte actuel, on imagine mal le Président Macron ou le Sénat oser malgré tout se lancer dans l’aventure d’une révision constitutionnelle sur le fondement de cet article.
Pour abroger, modifier ou créer une nouvelle disposition constitutionnelle, la seule procédure prévue par la Constitution est donc celle de l’article 89[6] qui en organise la révision. Il n’y en a pas d’autres, et elle est précisément encadrée avec, comme précédemment, une porte d’entrée difficile à ouvrir : en pratique, l’initiative d’une révision appartient en effet au Président de la République ou au Parlement, mais à condition que l’Assemblée Nationale et le Sénat adoptent le projet de révision « en termes identiques ». Comme pour la mise en œuvre de l’article 11, le contexte actuel permet très difficilement d’envisager l’engagement de cette procédure.
Le verdict juridique de Laurent Fabius paraît ainsi sans appel et, en s’arrêtant à ce niveau d’analyse, la proposition défendue par la NUPES de « passer à la 6ème République » pourrait paraître bien compromise.
Il reste qu’il y a quand même quelque chose de gênant de se trouver immobilisé dans une impasse sur un sujet de cette importance.
Aujourd’hui, le poids désormais écrasant du pouvoir de l’exécutif dans le fonctionnement des institutions, essentiellement celui du Président de la République, est devenu tel qu’il rend de plus en plus illisible le principe de la séparation des pouvoirs et tend dangereusement vers la situation catastrophique décrite à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, à savoir que « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il est par conséquent impératif d’en prendre conscience.
C’est bien ce que propose la NUPES, et si cette union de gauche obtenait une majorité à l’issue des prochaines élections législatives, cela signifierait alors que le peuple souverain en aurait majoritairement approuvé les propositions, et notamment celle d’engager un processus de changement de Constitution. Mais, encore une fois, il n’existe aucun texte fondamental permettant expressément autre chose qu’une simple révision.
Mais on peut aussi se poser une autre question : peut-on assimiler un changement de Constitution à une simple opération de révision d’une Constitution en vigueur ?
Pour prendre un exemple volontairement simpliste, réviser son véhicule, qui restera le même véhicule, est-ce la même chose que changer de véhicule après avoir mis le précédent à la casse ? Dans le même esprit, réviser la Constitution qui restera le même Constitution, est-ce la même chose que changer de Constitution après avoir abrogé la précédente parce que devenue inadaptée à la vie de la Nation ?
Cette question se pose et mérite en tous cas d’être creusée, mais en élargissant l’angle d’analyse choisi dans sa démonstration par Laurent Fabius.
Quelle voie emprunter pour « passer à la 6ème République » ?
Un retour aux sources historiques de l’histoire constitutionnelle de la France permet tout d’abord d’observer qu’à la question du droit de changer de Constitution en distinguant ce droit de celui d’en réviser des articles, les premiers constituants y ont clairement répondu.
Cette question faisait pourtant débat, mais la première Constitution, celle de 1791 dont une partie a été reprise dans celle de 1958 (il s’agit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) comporte une disposition qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Son article 1er du titre VII prévoit en effet que « L'Assemblée nationale constituante déclare que la Nation a le droit imprescriptible de changer sa Constitution ; et néanmoins, considérant qu'il est plus conforme à l'intérêt national d'user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d'en réformer les articles dont l'expérience aurait fait sentir les inconvénients (…) ».
Pour les constituants, il faut donc bien distinguer la notion de changement de la Constitution de celle de la révision de tel ou tel de ses articles. De plus, ces mêmes constituants ont considéré que la volonté de la Nation de changer de Constitution était un droit imprescriptible, c’est-à-dire d’un droit qui n’a pas vocation à disparaître dans le temps.
Cette distinction a été reprise dans la constitution de 1793 de la 1ère République qui dispose à l’article 28 qu’« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution (…) ». Par la suite, les textes constitutionnels se sont bornés à organiser les procédures de révision sans plus évoquer le droit souverain du peuple de changer sa Constitution, un droit dont il est inconcevable qu’il ait pu disparaître.
Et pourtant, de tels changements sont intervenus, par exemple en 1958, alors que la Constitution de la 4ème République ne prévoyait pas cette possibilité : ce sont les députés de l’Assemblée Nationale de l’époque qui, malgré le silence de cette dernière Constitution sur ce point, ont pris l’initiative de mandater le général de Gaulle, en sa qualité de chef du gouvernement, pour qu’il propose le texte d’une nouvelle Constitution et soumettre ce texte au référendum. En d’autres termes, le silence de la Constitution n’a pas empêché à la représentation nationale de lancer une procédure destinée à la changer radicalement.
Peut-on pour autant s’en inspirer aujourd’hui sans s’écarter des principes fondamentaux qui fondent notre démocratie ? Peut-on s’engager dans cette voie en évitant les écueils des articles 11 et 89 de la Constitution en vigueur ?
Je me garderai évidemment d’apporter de façon péremptoire une réponse affirmative à des questions aussi délicates. Il n’empêche que l’article 3 de notre Constitution selon lequel « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », éclairé par la définition de la souveraineté figurant à l’article 2, à savoir que «« Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », me semblent constituer des principes sur le fondement desquels le peuple est en droit d’exprimer sa volonté, y compris celle de changer sa Constitution.
En pratique, exprimer la volonté de changer de Constitution ne veut pas dire approuver immédiatement ce qui va changer. En réalité, l’idée serait, dans un premier temps, d’adopter une loi destinée à lancer une procédure destinée à l’élaboration d’un texte constitutionnel dans des conditions fixées par cette loi et en prévoyant de soumettre ce texte au référendum, comme le permet l’article 3 de la Constitution précité : cette première loi de procédure ne pourrait pas, de toute façon, relever de l’article 89, puisqu’elle ne comporterait aucune disposition susceptible d’altérer le texte même de la Constitution en vigueur. Il faudrait bien sûr que le Président de la République promulgue cette loi, mais je doute qu’il ne le fasse pas, sauf à prendre le risque de provoquer une crise de régime.
Après, pourrait enfin avoir lieu un travail d’écriture autour d’un vrai débat national dominé par la parole des citoyens et pas par celle du seul Président de la République, un travail par conséquent indépendant de toute intervention présidentielle sur une question essentielle pour l’avenir de la vie démocratique du pays et pour le bien-être de son peuple. Et ensuite, ce sera au peuple de trancher, et à lui seul.
NOTES :
[1] Voir sur ce point mon billet du 15/06/2022 « Élections législatives : la NUPES nous permet d’ouvrir les yeux ! »
[2] Le Parisien, article de Jannick Alimi, 25 janvier 2022
[3]La Revue politique et parlementaire, janvier 1999 : interview de Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, « sur l'évolution de l'activité et des pouvoirs de l'Assemblée nationale, notamment vis-à-vis du droit communautaire » (mise en ligne sur le site www.vie-publique.fr)
[4] Il est intéressant de rappeler que quelques années plus tard, en 2005, lors du congrès du parti socialiste du Mans, il s’est allié avec Jean-Luc Mélenchon pour présenter une motion commune « Rassembler à gauche » qui préconisait un changement très profond de nos institutions …
[5] Article 11 : « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».
[6] Article 89 : « L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. / Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. / Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. / Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. / La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.