Défier Jordan Bardella est à l’évidence inenvisageable. Comment, en effet, un simple citoyen ordinaire pourrait lutter seul contre quelqu’un qui dispose de moyens médiatiques et financiers hors de portée, contre ce jeune loup politique qui, du haut de ses 28 ans, avait presque réussi, l’été dernier, sa tentative de lancer sur le pays une lame de fond prête à submerger l’espace des libertés, pourtant sacrées, inscrites dans l’ADN de notre République ?
Il n’en revient sans doute pas, Jordan Bardella, d’être parvenu à séduire et, selon moi, à tromper d’un coup d’un seul autant d’électeurs, lui qui n’était encore récemment qu’un militant précoce mais prometteur pour l’extrême-droite, poussé dès son adolescence à parader de ce côté teinté brunâtre des scènes publiques de France et d’Europe et qui, sans grande expérience du travail, de la vie laborieuse, des difficultés de joindre les deux bouts, mais fort de jouer à l’acteur politique copieusement rémunéré excellant dans un genre tragi-comique inquiétant, est désormais président du Rassemblement National, cette redoutable machine partisane avant tout au service des visées présidentielles de Mme Marine Le Pen.
Et puis, c’est quand même lui qui déclarait sans rire, lors des dernières campagnes pour les élections européennes et législatives, tel un jeune ambitieux inexpérimenté mais totalement décomplexé, être déjà prêt à devenir - tenez-vous bien - le Premier ministre de la France, pas moins ! Et c’est encore lui qui, entre deux selfies parfaitement maitrisés, laissait alors entendre qu’était imminente la parution chez un grand éditeur parisien - l’un de ceux désormais contrôlés par M. Vincent Bolloré - du livre au titre pompeux « Ce que je cherche », un texte prématurément autobiographique et rédigé sous sa signature irremplaçable : mais, assurent ses communicants, il s’agit d’un vrai livre, un vrai de vrai et pas, comme certains pourraient le croire et d’autres le laisser entendre, d’une simple liasse de feuillets noircie de propos sans grand intérêt, soigneusement brochée et protégée par une couverture joliment travaillée pour attirer le regard et, le cas échéant, servir de modèle d’affiches à coller dans les stations de gares et de métros. Eh bien c’est chose faite en un temps record avec, excusez du peu, un premier tirage annoncé de 155 000 exemplaires !
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Mais dans ce texte qui finira par se muer, au mieux, en un banal manuel d’éléments de langage à l’usage des militants inconditionnels qui continueront de le soutenir, Jordan Bardella y dévoile-t-il, ne serait-ce qu’en filigrane, la subtilité cachée de ses analyses ? Nous permet-il, au moins, de deviner les secrets de son fulgurant succès ? Et surtout parviendra-t-il à nous convaincre de la justesse des deux idées fixes qui guident son parcours politique encore embryonnaire à savoir, d’une part, les raisons profondes pour lesquelles il aime si peu les immigrés forcément responsables, selon lui, des maux qui gangrènent la société française, d’autre part, les motifs qui justifient son aversion contre les écologistes et leurs discours « punitifs » qu’il ne semble pas, cependant, avoir pris la peine d’écouter ou de lire attentivement ?
Je ne sais pas, mais mon sentiment est que cela importe peu, désormais, car nombre de lecteurs, d’e-lecteurs et d’électeurs ne cherchent plus à approfondir et à comprendre. Beaucoup trop d’entre eux votent hélas en se fichant, à la manière américaine, de gober des mensonges et d’entendre des boniments, pourvu qu’ils soient exprimés par un acteur politique qui parle haut et très fort des gens délaissés par les « élites d’en haut », qui déculpabilise les xénophobes et plus particulièrement les racistes en offrant en pâture le bouc-émissaire idéal, à savoir l’immigré, qui sourit comme dans les publicités de pâtes dentifrice et qui « fait rêver » en faisant miroiter de la sécurité « en veux-tu en voilà » et du pouvoir d’achat « à volonté », même sans expliquer comment il compte parvenir sérieusement à tenir ses promesses : il faut reconnaitre que Jordan Bardella fait montre d’une belle maitrise de tous ces artifices de communication dans son entreprise de récupération des voix des électeurs - son unique objectif -, qui plus est mise en lumière et relayée par une certaine presse, peu regardante sur les questions de fond, et par des « influenceurs » d’une redoutable efficacité.
Il est donc facile de comprendre pourquoi la vie de Jordan Bardella, ses ambitions et bien évidemment son talent reconnu dans l’art du selfie et dans la pratique du jeu vidéo ne m’intéressent guère, pas plus que ses discours inconsistants qui, pour l’essentiel, le ramènent à ressasser sans se lasser la même rengaine - comme enregistrée sur un disque à sillon fermé -, une rengaine triste et lancinante écrite et serinée de longue date par les idéologues qui ont construit l’histoire du nationalisme, du populisme, de l’extrême-droite autour des thèmes de l’immigration, de l’immigré bouc-émissaire, du bouc-émissaire immigré, à nouveau de l’immigré bouc-émissaire … et ainsi de suite, mais en éludant les raisons profondes qui obligent des personnes humaines maltraitées ou des populations martyrisées, privées de tout et abandonnées, à migrer au péril de leurs vies. Pourtant, tous ces « penseurs » se trompent et trompent les gens : comme le soulignait le grand sociologue Zygmunt Bauman, « Dans le monde où nous vivons, il est possible de tenter de contrôler l'immigration (bien que sans grand succès), mais la migration, elle, est destinée à suivre son propre cours, quoi que nous fassions ».
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Mon intention n’est donc pas de consacrer du temps à parler de l’acteur politique nommé Jordan Bardella, lequel n’offre pas grand-chose d’intéressant et de novateur pour nourrir un texte un tant soit peu utile, bien au contraire. Pour y parvenir, il lui manque encore l’expérience de la vie, la vraie, pas celle d’un monde déshumanisé moralement insoutenable, ce monde violent et inquiétant où domine la soif du pouvoir et la haine.
Alors, à quoi bon tenter de rêver d’une discussion avec quelqu’un qui, de toutes façons, évite la confrontation d’idées et les vrais débats sur le fond. Je n’ose imaginer, en effet, qu’exprimer des propos critiques à l’égard de ce qu’il tente de proposer pour récupérer des voix puisse avoir la moindre chance d’attirer son attention et remettre en cause son orientation politique, pas plus que cela ne plairait aux je-m’en-foutistes qui le soutiennent, atteints de myopie incurable, qui s’enferment dans le déni malgré l’impitoyable réalité des faits et qui résistent, coûte-que-coûte, pour continuer de vivre au jour le jour, « avec leur temps », s'enrichir au plus vite pour « profiter de la vie », et « après moi le déluge » ! Ils sont tous autant à plaindre qu’à blâmer, mais ils sont nombreux, désormais trop nombreux, à se complaire dans le mensonge et le déni, au point qu’une victoire de la lucidité sur la bêtise et l’illusion est loin d’être acquise : espérer d’eux qu’ils fassent l’effort de lire les témoignages de gens qui tirent la sonnette d’alarme en sachant de quoi ils parlent est peine perdue.
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Être citoyen libre et lucide n’est plus chose simple dans notre pays. Essayer de comprendre ce qui s’y passe n’est ni évident, ni rassurant, et gare à ceux qui tentent de murmurer une critique, qui expriment leur désarroi ou qui osent dire non en s’épuisant à faire front aux effets ravageurs d’une machine à broyer médiatique récemment mise au point, de plus en plus envahissante, qui se met insidieusement en place au service de l’extrême-droite à coup de milliards d’euros, à l’image de ce qui arrive déjà dans quelques autres pays peu regardants sur le respect plein et entier de la liberté d’opinion et d’expression, de la liberté d’aller et venir, de la liberté de manifester : ce sont ces libertés qui sont dès à présent menacées en France et qui le seront plus encore si l’extrémisme populiste s’installait au pouvoir.
Plus que jamais, il faut combattre la haine qui alimente la violence et ne pas céder à la bêtise qui nourrit le déni. Il est encore temps de réagir pour que nos libertés ne soient pas jetées au rebut, et il est urgent de crier haut et fort : ça suffit !