Lors de la retransmission télévisée sur les chaines américaines de l’un de ses derniers discours, Donald Trump s’était mis à tenir, ou plutôt à vociférer des propos qui heurtaient le sens profond de l’idée démocratique telle qu’elle est encore ancrée dans ce pays : eh bien les médias américains, parmi les plus importants, n’ont pas hésité à couper son discours en direct, sur les antennes, et à le traiter de menteur ! Menteur, et pas seulement bonimenteur[1]. Ces médias ont simplement décidé de faire leur métier, à savoir celui d’informer en combattant la désinformation.
Mais en France, trop nombreux sont désormais les journalistes œuvrant dans des médias privés et publics influents qui baissent la tête, se taisent, comme tremblant à l’idée de froisser le pouvoir et l’oligarchie en place en choisissant de pratiquer cette forme de censure décrite par Roland Barthes qui observait, il y a de cela une cinquantaine d’années, que « la vraie censure ne consiste pas à interdire (à couper, à retrancher) … mais à étouffer, engluer dans les stéréotypes … à ne donner pour toute nourriture que la parole consacrée des autres, la matière répétée de l’opinion courante »[2].
Ce qui est préoccupant dans notre pays, c’est que l’information objective, transparente, celle qui incite à réfléchir et à se forger sa propre opinion, n’est quasiment plus de mode, de même que le débat contradictoire loyal et digne de ce nom est en passe de disparaître des ondes et des écrans. L’opinion courante y est désormais façonnée et manipulée par des communicants dépourvus du sens de l’intérêt général, par des instituts de sondages approximatifs voire fumeux, par des lobbyistes et des cabinets de consultants grassement rémunérés par l’État pour imposer en sous-main leurs exigences, ou encore par des experts trop souvent embourbés dans des conflits d’intérêt qui brouillent leurs explications, mais tout cela sans l’intervention de contre-pouvoirs objectifs ou d’autorités de contrôle efficaces. En réalité, cet état des lieux n’est pas seulement préoccupant, mais réellement inquiétant.
Quelle confiance peut-on alors accorder à la plus grande partie de la presse et des médias d’aujourd’hui ? Lors de sa récente audition au Sénat organisée dans le cadre de la Commission d’enquête sur la concentration des médias, Edwy Plenel a parfaitement résumé ce qu’être journaliste veut dire : « Notre métier, c'est de produire des informations, (…) des vérités de fait, d'éclairer le débat public, et que les vérités, y compris celles qui dérangent, soient au cœur du débat public. Ce n'est pas le déluge des opinions pour tuer l'information ». Malheureusement, de tels propos qui visent juste tomberont trop vite aux oubliettes !
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Et les français dans tout ça ?
Ils n’ont pour l’instant d’autre alternative que celle de supporter en silence les scènes en trompe-l’œil d’une tragi-comédie électorale sans consistance, comme s’il fallait avant tout leur cacher ce qui pourrait réveiller, permettre d’ouvrir les yeux, et donc fâcher.
Alors, depuis les salles de rédaction où s’agitent éditorialistes renommés et autres chroniqueurs réputés incontournables dans l’art de délayer sur les ondes leurs immuables verbiages, on leur recommande avec insistance de ne porter leur attention qu’au côté droit de la scène, là où l’on entend le mieux ces monologues bafouillés ou hurlés par les candidats d’extrême-droite, de droite ou assimilés, y compris Emmanuel Macron qui n’y est pas encore monté pour réciter ses tirades, des monologues qui sont en réalité des redites actualisées autour de deux thèmes principaux : maintenir l’option néolibérale la plus performante pour faire tourner la société en actionnant au mieux les pompes à dividendes, et mener un combat sans concession contre un bouc-émissaire réputé responsable de la plupart des maux de notre pays, à savoir l’étranger immigré.
En revanche, on leur déconseille vivement de tendre l’oreille vers le côté gauche de la scène.
Il est vrai qu’y règne un certain désordre parmi les acteurs qui tentent de sauver de la détresse les oubliés et les démunis, mais aussi de proposer un changement de cap vers des lieux moins inhospitaliers. C'est le cas de Jean-Luc Mélenchon qui s’y est installé de longue date pour y faire bâtir, collectivement et patiemment, un socle d’idées que d’aucuns reconnaissent intéressantes et cohérentes, un socle plutôt solide destiné à supporter un projet radicalement opposé à celui de la droite attirée de plus en plus par les fantasmes d’extrême droite.
Mais il a plusieurs obstacles à surmonter. L’un des plus glissants est celui posé sur son chemin par le parti socialiste qui, plus rancunier que jamais, n’a toujours pas digéré qu’il l’ait quitté bruyamment en se permettant de rester fidèle à des idées de gauche. Pour ce parti aujourd’hui en perdition, laisser ses meilleurs cadres ou élus partir monnayer des places et des postes ministériels auprès d’un pouvoir bien ancré à droite, tel celui d’Emmanuel Macron, ne semble plus poser de problèmes. En revanche, voir partir l’un des siens qui ose claquer la porte, mais pour tenter de rendre à la gauche quelques unes de ses lettres de noblesse, c’est insupportable. Alors, avec l’aide volontaire ou involontaire de médias intentionnés et formatés comme il se doit, l’idée n’est pas de débattre avec lui ou d’analyser ses idées, voire y porter un regard intelligemment critique, mais de tirer de lui un portrait repoussant, celui d’un méchant, d’un futur dictateur, d’un malcommode, d’un fou, que sais-je encore, et communiquer à plus soif ces images caricaturales, histoire de détourner l’attention du contenu des idées qu'il tente d'exprimer sans l'aide de ces médias. Et ça marche, évidemment ! C’est consternant : il est urgent que le parti socialiste se ressaisisse !
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Je suis pourtant persuadé que les jeux sont loin d’être faits. Et je suis tout autant convaincu que les français, en leur for intérieur, attendent un vrai débat entre deux visions radicalement opposées de notre société future. Mais il me semble que ce débat ne peut avoir un sens et une portée véritables que s’il oppose Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, et à condition qu’il n’ait lieu qu’entre les deux tours de l’élection, c’est-à-dire à un moment serein, libéré de l’agitation, du brouhaha et de la confusion qui envahiront les ondes et les chaines médiatiques avant le premier tour au point de rendre inaudible tout débat d’idées sur le fond.
Il permettrait déjà à celles et ceux qui continuent de croire naïvement qu’Emmanuel Macron est quand même un peu à gauche de comprendre enfin la tromperie dont ils sont victimes. Une bonne introduction à ce débat serait par exemple de citer cette phrase extraordinaire écrite par Emmanuel Macron en personne[3] lors de la campagne présidentielle précédente : « Mais si, d’un autre côté c’est être de gauche que de penser que l’argent ne donne pas les droits, que l’accumulation du capital n’est pas l’horizon indépassable de la vie personnelle, que les libertés du citoyen ne doivent pas être sacrifiées à un impératif de sécurité absolue et inatteignable, que les plus pauvres doivent être protégés sans être discriminés, alors je consens aussi volontiers à être qualifié d’homme de gauche » ! Et ensuite, il suffira de décliner posément toutes les mesures qu’il a consenti à prendre pendant cinq ans aux antipodes des principes qu’il avait ainsi exposés, la main sur le côté gauche de son cœur. Ce serait pour lui un moment sans doute fort pénible à supporter.
Mais Emmanuel Macron n’en veut pas, de ce débat. Il craint plus que tout de se trouver en face à face avec Jean-Luc Mélenchon, car ce dernier est l’un des rares, sinon le seul des candidats, capable de démontrer sans se démonter à quel point la France a été mal menée et malmenée au cours du dernier quinquennat. Et c’est pourquoi la stratégie d’Emmanuel Macron est de rendre inaudible le discours de son adversaire avec l’appui d’un système médiatique bien rodé.
Alors, que dire de plus pour convaincre les électeurs de l’intérêt de voter au premier tour pour un tel débat, sinon que c’est à eux qu’il revient de choisir et non de se résigner à subir ?
NOTES :
[1] Voir par exemple un article détaillé de Camille Magnard intitulé « La presse américaine ne cautionne plus les mensonges de Donald Trump », publié le 6 novembre 2020 sur le site de France Culture, où l’on peut lire que « Ce que l'on comprend, dès lors, c'est que les médias américains n’accordent plus aucun crédit à la parole de Donald Trump. A tel point que ce jeudi soir encore, comme le note The New York Times, les principales chaînes d’info comme ABC, MSNBC ou CNBC n’ont pas hésité à interrompre la retransmission du discours présidentiel quand ils ont estimé que Donald Trump avait trop menti, et que par soucis de rigueur journalistique il valait mieux lui couper la chique, reprendre l’antenne en studio pour rétablir la vérité après un tel torrent de mensonges et d’accusations infondées ».
[2] Roland Barthes, « Sade, Fourier, Loyola », Seuil, 1971.
[3] Emmanuel Macron « Révolution », XO Éditions, 2017.