Un article discutable et discuté …
Mediapart est un journal sérieux parmi ceux - il en existe encore en France - qui osent sortir des sentiers battus, ces sentiers désormais planifiés et tracés avec une détermination sans faille par un système médiatique de plus en plus inféodé au pouvoir politique et à celui de l’argent. Mais cela ne doit pas empêcher de porter un regard critique lorsqu’une information est présentée de manière approximative, voire inexacte, de sorte qu’elle est alors susceptible de désorienter ses lecteurs ou d’induire en erreur l’opinion publique et, pire encore, d’amorcer la propagation d’une rumeur calomnieuse.
La présente affaire est donc celle d’un article de Mediapart, momentanément interdit de publication, parmi tous ceux relatant depuis plus de trois mois les agissements du maire de Saint-Etienne, agissements qui ternissent la vie politique locale de cette ville et surtout son image, alors qu’elle ne le mérite certainement pas.
Le contenu de cet article n’apporte rien de vraiment nouveau quant aux questions de fond et d’intérêt général exprimées auparavant, exception faite d’une information destinée, certes, à renforcer le caractère affligeant du comportement du maire de Saint-Etienne à l’égard de certains élus, mais qui rapporte aussi, avec force détails des plus sordides, de très graves accusations de ce maire visant la dignité, la réputation et l’honneur de Laurent Wauquiez, portant ainsi profondément atteinte à l’intimité de sa vie privée. Je parle ici de la personne de Laurent Wauquiez et de sa famille, et non de l’homme public dont je ne partage pas personnellement la vision politique.
L’utilité de publier cet article a suscité, semble-t-il, un vrai débat au sein de la rédaction de Mediapart, comme en témoigne le compte-rendu reproduit dans sa « lettre-enquête » destinée uniquement aux lecteurs du journal qui y sont spécialement abonnés[1], compte-rendu qui reconnait notamment qu’« Un journaliste digne de ce nom ne fait jamais état de rumeur, même en précisant que ce n’est «qu»’ une rumeur. Car inévitablement, en la couchant noir sur blanc, il lui donnera une existence formelle, la propagera, lui donnera du crédit. Dès lors, comment faire ? Il est gravissime qu’un élu s’adonne à de telles pratiques. Il est de l’intérêt de ses administrés et de nos lecteurs de les connaître. Mais ne risquons-nous pas, contre notre gré, d’entacher à jamais l’honneur d’un homme en l’exposant au terrible adage « Il n’y a pas de fumée sans feu » ? / Quand nous prenons l’attache avec Laurent Wauquiez, c’est d’ailleurs bien évidemment sa crainte et celle de son entourage : « Attention, Laurent Wauquiez a une famille, des enfants. Si ces paroles se baladent dans la nature, il restera pour toujours une trace du soupçon (…) / Nous réfléchissons, débattons, consultons notre avocat, Me Emmanuel Tordjman. À chaque fois, la première réaction est hostile à une publication : le risque est beaucoup trop grand, et il n’y a rien à démontrer (…) ».
Mais l’auteur de l’article à l’origine de cette affaire, Antton Rouget, a fini par convaincre. Il a interrogé le maire de Saint-Etienne, lequel lui a répondu en reconnaissant que les graves accusations visant Laurent Wauquiez qu’il avait exprimées dans son bureau, il y a 5 ans, lors d’une conversation d’ordre privé avec deux autres élus « sont pure calomnie, sans fondement ». Et c’est forte de cet aveu, et de lui seul, que la rédaction de Médiapart a finalement cédé et a choisi de publier son article. Mais elle n’en n’a pas eu le temps, un huissier se présentant in extremis dans les locaux du journal pour lui notifier l’ordonnance d’une juge du tribunal judiciaire de Paris interdisant provisoirement cette publication.
Après, l’on connait la suite. Le débat s’est déplacé sur un terrain différent, à savoir celui de l’atteinte à la liberté d’expression de la presse résultant d’une « censure préalable » décidée par une juge, sans débat contradictoire à ce stade de la procédure. Mediapart a vivement réagi contre une décision qualifiée par sa rédaction d’ « acte arbitraire qui utilise, en la détournant, une procédure totalement étrangère au droit de la presse afin de porter atteinte à une liberté fondamentale, régie par la loi du 29 juillet 1881 » puis de « catastrophe judiciaire », et a immédiatement saisi la même juge pour en demander la rétractation, comme le prévoit l’article 497 du code de procédure civile. Mediapart a obtenu rapidement satisfaction à l’issue d’un débat cette fois contradictoire, et l’article en cause a donc été publié, y compris les propos visant la personne de Laurent Wauquiez, propos cités entre guillemets et, fort heureusement, qualifiés de calomnieux tant par son auteur que par Mediapart, mais en laissant forcément libre cours à la propagation d’une rumeur désormais diffusée auprès de l’opinion publique. En d’autres termes, et sur ce dernier point particulièrement gênant, le mal est fait.
Les présentes observations, que je vais tenter d’exprimer sous la forme la moins juridique et donc la moins « ennuyeuse » qui soit (les lecteurs intéressés par les questions de droit pourront utilement se référer aux notes en bas de page), ne consistent évidemment pas à donner des leçons de journalisme ou de morale journalistique, mais seulement à apporter quelques précisions et rectifications destinées à atténuer ou à gommer certains excès qui ont alimenté un débat aux enjeux qui m’ont semblé mal expliqués.
Je me fais toutefois très peu d’illusions, étant conscient de la difficulté qu’il y a souvent de reconnaître une erreur d’appréciation ou de raisonnement et de se remettre en question. Ces réflexions ne feront donc pas l’unanimité et, comme la plupart de mes contributions dans ce blog, tomberont sans doute rapidement dans l’oubli sauf si, par miracle, la rédaction de Mediapart acceptait enfin un débat contradictoire … avec ses abonnés.
Il reste que sur un sujet aussi sensible, j’ai du mal à fermer les yeux et, dans l’état d’entêtement où je me trouve, il me paraît quand même utile d’insister sur les trois points suivants :
- le premier pour rappeler que la liberté d’expression et le respect de la vie privée constituent deux principes d’égale valeur juridique, outre que la liberté d’expression de la presse comporte certaines limites ;
- le deuxième pour rappeler également que, contrairement à ce que soutient Mediapart, la « censure préalable » d’une information en général et d’un article de presse en particulier n’est pas « une première », c’est-à-dire « sans précédent » : mais faudrait-il pour autant modifier la loi ?
- enfin, s’agissant du dernier point, il me semble utile d’évoquer quelques aspects d’ordre déontologique ainsi que certains risques, notamment juridiques, pris par Mediapart en publiant son article.
La liberté d’expression et le respect de la vie privée constituent deux principes d’égale valeur :
Dans l’émission « A l’air libre » consacrée à cette affaire pour évoquer « Les coulisses d’une censure », Fabrice Arfi énonce que « la liberté d’expression pour la presse, c’est : on s’exprime d’abord et on contrôle après » !
Une telle affirmation rend pour le moins dubitatif, car appliquer une règle de cette sorte présente bien des dangers et des risques parfois irréparables.
Elle n’est d’ailleurs pas vraiment conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui a par exemple rappelé que « dans leur pratique quotidienne, les journalistes prennent des décisions par lesquelles ils choisissent la ligne de partage entre le droit du public à l’information et le droit d’autrui au respect de sa vie privée. Ils ont ainsi la responsabilité première de préserver les personnes, y compris les personnes publiques, de toute intrusion dans leur vie privée. Les choix qu’ils opèrent à cet égard doivent être fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession ». Et la Cour de Strasbourg de poursuivre que « dès lors qu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion »[2].
Un exemple très récent illustre parfaitement l’effet pervers de la règle telle qu’exprimée par Fabrice Arfi : il s’agit de l’affaire de l’article publié par l’hebdomadaire Le Point sur une question de vie privée concernant Raquel Garrido et Alexis Corbière, article qui s’est avéré truffé de grossiers mensonges.
Le Point, en quelque sorte, « s’est exprimé d’abord » et « a contrôlé après », et l’on sait désormais que son rédacteur en chef, Etienne Gernelle, a du faire amende honorable par un communiqué embarrassé qu’il a tout de même signé et publié dans son propre journal, en ayant l’honnêteté de reconnaitre que « L’article que nous avons publié hier sur Raquel Garrido et Alexis Corbière a fait l'objet d'un démenti très ferme des intéressés. Les vérifications complémentaires que nous avons menées nous ont révélé que des erreurs et manquements à la prudence avaient été commis. Nous retirons donc l'article, et poursuivons l'enquête pour comprendre ce qui s'est passé. Nous présentons nos excuses plates et sincères à Raquel Garrido et Alexis Corbière, ainsi qu'à nos lecteurs »[3].
L’article a été retiré, une plainte pour diffamation a été déposée contre l’hebdomadaire, mais la rumeur a-t-elle pour autant cessé de se propager ? C’est improbable et, là encore, le mal a été fait.
L’on saisit bien l’idée, à travers cet exemple, que la liberté d’expression de la presse[4] n’a pas d’existence isolée et ne permet pas de tout dire sans précaution. Elle n’a de sens profond, dans une société démocratique, que parce qu’elle cohabite harmonieusement avec d’autres libertés fondamentales consacrées par la convention européenne des droits de l’homme, le traité de l’union européenne ou encore la Constitution française, et notamment celle qui protège le droit au respect de la vie privée au sens large[5], laquelle comprend aussi le droit au respect de la réputation[6]. Juridiquement, ces deux principes ont la même valeur normative, et c’est seulement dans tel ou tel cas d’espèce que l’un d’entre eux peut prendre l’ascendant sur l’autre selon l’appréciation qui résulte d’une mise en balance approfondie opérée par le juge agissant dans le cadre d’un débat contradictoire, avant d’aboutir à une décision de justice.
La jurisprudence est abondante sur ce sujet. Ainsi, la Cour de Cassation rappelle de manière constante que « le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression (…) ont la même valeur normative ; qu'il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime »[7].
Il reste que lorsque ces deux principes entrent en conflit dans le cas où sont visées des personnes publiques, plus particulièrement les femmes et les hommes politiques, leur mise en balance est le plus souvent favorable à la liberté d’expression.
C’est ainsi que si la CEDH souligne que la presse « ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection de la réputation d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique », c’est aussi, ajoute cette Cour, parce que « la liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Plus généralement, le libre jeu du débat politique se trouve au cœur même de la notion de société démocratique qui domine la Convention tout entière. / Partant, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance »[8].
Mais si évoquer des éléments de la vie privée de responsables politiques peut être admis dès lors que ces informations relèvent d’un véritable débat d’intérêt général (par exemple l’état de santé d’un Président de la République), la jurisprudence n’admet pas pour autant le mensonge, la calomnie ni les rumeurs infondées et condamne avec sévérité leur propagation par voie de presse.
La CEDH a clairement résumé cette position dans une note d’information sous l’un de ses arrêts par lequel elle a confirmé le bien-fondé de la censure d’un article d’un journal autrichien qui s’était hasardé à « révéler» des informations de la vie privée d’un homme politique, position dont il est intéressant de reproduire un extrait pour mieux comprendre l’enjeu de l’affaire de l’article de Mediapart qui nous intéresse : « Les juridictions internes ont donné des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit de la société requérante à la liberté d’expression et n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation. En particulier, mettant en balance les divers intérêts en jeu, elles n’ont pas moins conclu que l’article litigieux ne contribuait à aucun débat d’intérêt général. Elles ont fait une distinction convaincante entre des informations sur la santé d’une personnalité politique – qui pourrait dans certaines circonstances être une question d’intérêt général – et des ragots sur son mariage ou sur ses relations extraconjugales présumées. Ces derniers ne contribuent à aucun débat public dans le cadre duquel la presse ait à jouer son rôle de chien de garde, mais servent simplement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat. Au demeurant, la société requérante n’a à aucun moment allégué que les rumeurs étaient fondées. Même des personnalités politiques peuvent légitimement être protégées contre la propagation de rumeurs infondées concernant des aspects intimes de leur vie privée »[9].
Et la Cour de Strasbourg, plus récemment, d’en rajouter en martelant une fois de plus que « L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois pour le voyeurisme »[10].
Ajoutons enfin que la Cour de Cassation n'est pas en reste pour déclarer illicite la divulgation d'éléments attentatoires à la vie privée qui répondent « non à un besoin légitime d'information du public mais au seul agrément des lecteurs »[11].
Pour conclure sur ce premier point, il me semble découler clairement des textes et de la jurisprudence précités que l’article de Mediapart n’aurait jamais du faire l’objet d’une publication en tant qu’il divulgue, et contribue ainsi à répandre, une rumeur pourtant reconnue comme calomnieuse et dépourvue de fondement, une rumeur gravement attentatoire au respect de la vie privée de la personne de Laurent Wauquiez, en particulier à sa réputation.
On peut, dans le cadre d’un débat démocratique, être très critique (c’est mon cas) à l’égard des choix politiques et de l’action publique de Laurent Wauquiez, mais cela ne donne aucun droit à qui que ce soit de s’attaquer directement ou indirectement à sa personne et, par ricochet, à celle de sa famille et de ses proches, surtout en lançant, que ce soit à titre privé ou public, des rumeurs sordides, ni davantage en relayant et diffusant par voie de presse de telles rumeurs (les exemples, telle l’affaire Dominique Baudis, ne manquent pas pour illustrer l’effet dévastateur de leur propagation dans les médias).
La censure préalable d’un article de presse n’est pas interdite.
Il est inexact, en effet, d’affirmer ou de laisser subtilement le lecteur penser le contraire, même si les décisions de justice sur des cas de censure préalable, c’est-à-dire avant la publication ou la diffusion d’une information ou d’une image par la presse écrite ou par un média audio-visuel, ne sont pas légion.
Rappelons tout d’abord que si la liberté d’expression est un principe inscrit dans le marbre, plus précisément dans celui de l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, la Cour de Strasbourg rappelle aussi que cet article 10 (plus précisément son §2) « n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent »[12], mais en précisant aussi que « de telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt ».
Empêcher la publication d’un article ou la diffusion d’une image peut en effet s’expliquer pour toutes sortes de raisons, notamment celles tenant au respect de la vie privée exposées précédemment, et les décisions de justice qui ont confirmé la légalité d’une censure préalable[13] ne sont pas si rares sur ce point particulier.
Il est vrai qu’à l’exception de celle qui vient d’être prise sur requête interdisant, sans procédure contradictoire immédiate, la publication de l’article de Mediapart, les décisions judiciaires d’interdiction de publier ou de diffuser que l’on trouve dans la jurisprudence l’ont été en référé, procédure qui exige le débat contradictoire.
Mais en réalité, la différence entre ces deux procédures n’est pas substantielle quant au résultat et en termes de délais.
Celle de la saisine du juge sur requête est en effet organisée en deux temps, à savoir cette saisine qui amène le juge à se prononcer sans débat contradictoire (article 493 du code de procédure civile) suivie, dans un délai forcément court et si la partie défenderesse s’y croit fondée, de la demande de rétractation qui oblige évidemment l’organisation du débat contradictoire (articles 496 et 497 du même code)[14]. La procédure du référé « d’heure à heure » (articles 484 et 485 dudit code) est celle de droit commun qui peut, elle aussi, aboutir à une interdiction de publier mais, dès le départ, à l’issue d’un débat contradictoire : il n’est pas sûr que Mediapart aurait eu intérêt à se soumettre à la procédure du référé, en particulier parce que le juge aurait pu alors solliciter qu’il puisse écouter l’enregistrement litigieux dont le journal est détenteur parmi les deux parties à l’instance, et que l’attention de ce juge aurait ainsi pu être attirée par les propos tenus à l’égard de Laurent Wauquiez, propos dont la divulgation aurait ainsi justifié qu’ils ne puissent être publiés.
L’avocat du maire de Saint-Etienne a fait le choix de mettre en œuvre la procédure sur requête. Était-il fondé à le faire ? Comme le souligne la juge dans son ordonnance de rétractation, aucune disposition législative ou règlementaire ne l’interdit, même dans le cas d’un délit de presse. Par ailleurs, Fabrice Arfi se méprend lorsqu’il écrit que l’avocat de ce maire s’est trompé en estimant que « la vie privée de son client avait été violée du seul fait du caractère clandestin de l’enregistrement de 2017 – ce que le droit, pourtant, ne dit pas –, réussissant à convaincre la présidence du tribunal de Paris de censurer d’éventuelles informations à venir de Mediapart » : la jurisprudence de la Cour de cassation est en effet constante pour dire le contraire, à savoir « que constitue une atteinte à l'intimité de la vie privée, que ne légitime pas l'information du public, la captation, l'enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » [15].
Alors, faut-il aller jusqu’à modifier « la loi » ? Peut-être, mais seulement à la marge, me semble-t-il, pour éventuellement inscrire une disposition particulière qui pourrait figurer dans la loi de 1881 sur la presse, une disposition obligeant la mise en œuvre d’une procédure contradictoire systématique dans ce genre d’affaire, par exemple en aménageant la procédure de référé de droit commun de sorte que la saisine du juge des référés ait immédiatement pour effet de suspendre la publication ou la diffusion litigieuse le temps de l’instance, outre de fixer la durée de cette instance dans un délai aussi restreint que possible (pour prendre un exemple que j’ai personnellement pratiqué en tant que magistrat, le juge des référés administratifs ne dispose que d’un délai de 48 h pour statuer sur un référé-liberté). Ainsi, la procédure sur requête deviendrait totalement inutile.
Mais aller au-delà serait périlleux et difficile à envisager, sauf à remettre en cause toute la construction juridique et la jurisprudence française et européenne précitées au seul motif de privilégier la seule liberté d’expression, ce qui serait sans aucun doute difficile à admettre du côté du Conseil Constitutionnel.
Que dire de plus d’une affaire si risquée pour Mediapart ?
Dans cette affaire, Mediapart a pris le risque d’écorner son image en s’engageant sur un terrain déontologiquement et juridiquement périlleux, mais aussi celui de s’exposer à des poursuites judiciaires, ce que je ne lui souhaite évidemment pas. A ce jour, Laurent Wauquiez qui pourrait, le cas échéant, se prévaloir de l’atteinte à sa privée en méconnaissance des dispositions de l’article 9 du code civil qui protège cette vie privée, aurait seulement décidé, selon ses déclarations, de poursuivre le seul maire de Saint-Etienne en diffamation, laquelle pourrait (mais je reste prudent, ne connaissant pas tous les éléments du dossier) être difficilement, à mon avis, qualifiée de diffamation publique[16] dès lors que les propos litigieux ont été prononcés dans un lieu privé lors d’une conversation avec deux autres élus[17].
Ajoutons que la rédaction de Mediapart n’a pas été à la hauteur des exigences prévues par sa charte. L’enjeu, dans le cas présent, est celui d’apprécier la portée de la liberté de la presse, et le sujet est suffisamment grave et délicat pour au moins tenter de comprendre avant d’inviter les lecteurs et, plus généralement, l’opinion publique à tirer, ou plutôt à clamer des conclusions hâtives et définitives sur la base d’affirmations juridiques approximatives ou encore de simples suppositions invérifiables ou tronquées, conclusions hélas assorties de trop nombreux commentaires souvent décevants, voire inquiétants et, pour certains, radicalement contraires à la charte de Mediapart, apparemment négligée par son équipe de modération, une charte qui interdit pourtant l’injure, l’invective, la diffamation, les propos haineux à l’égard de qui que ce soit, y compris d’une juge ou encore d’un acteur politique que l’on n’apprécie pas.
Enfin, il me paraît important d’insister sur cette rumeur dont l’article en cause a nécessairement amorcé la propagation, pour rappeler le danger qui s’attache à sa simple évocation et à sa divulgation (rappelons-nous par exemple de l’affaire Baudis[18]), même si elle est mensongère, infondée et explicitement qualifiée comme telle par le journaliste qui en divulgue l’existence. Quelle que soit la bonne foi de ce journaliste, il ne maitrisera jamais les « on ne sait jamais », « il n’y a pas de fumée sans feu », « fait quand même attention à lui », et j’en passe, ces vagues impressions qui resteront collées à la réputation de la victime de cette rumeur : et là, ce n’est pas seulement une question de droit, mais cela relève aussi d’une approche déontologique du métier de journaliste.
Encore une fois, Mediapart n’aurait pas dû publier cet article, au moins en tant qu’il divulgue les propos visant Laurent Wauquiez, article qui ne présente pas, selon moi, de valeur ajoutée notable au regard des articles précédents consacrés aux agissements du maire de Saint-Etienne sauf, bien entendu, si Laurent Wauquiez avait donné explicitement et clairement son consentement à la publication par Mediapart des propos calomnieux et déshonorants le concernant, ce qui ne ressort pas des articles publiés et me paraît hautement improbable.
Les journalistes de Mediapart directement concernés par cette affaire auraient dû prendre la précaution de mesurer l’impact de l’information qu’ils ont décidé, au nom de leur liberté d’expression, de diffuser auprès du public, par exemple en imaginant, avant de s’engager dans cette voie périlleuse, l’un des enfants de l’intéressé demander un jour à son père « Dis papa, on m’a dit qu’un journal a écrit que quand tu étais jeune, tu as … C’est vrai ça, papa ? » : respecter l’article 8 de la convention des droits de l’homme qui protège la vie privée de toutes personnes, c’est aussi éviter de poser et de se poser ce genre de questions.
NOTES
[1] De larges extraits de ce compte-rendu figurent parmi les commentaires (non contestés par la rédaction de Mediapart) sous la vidéo de l’émission « A l’air libre » du 01/12/2022 », titrée « Affaire Perdriau : les coulisses d’une censure ».
[2] CEDH, affaire Couderc et Hachette Filipacchi/France, n° 40454/07 du 10/11/2015.
[3] Le Point, 23/06/2022.
[4] Principe consacré à l’article 10 de la CEDH et par la loi de 1881 sur la presse.
[5] Principe consacré à l’article 8 de la CEDH et à l’article 9 du code civil.
[6] CEDH, Affaire Axel Springer AG/Allemagne, n° 39954/08 du 07/02/2012.
[7] Par exemple, Cour de Cassation n° 14-16.273 du 30/09/2015.
[8] CEDH, Affaire Lingens/Autriche, n° 9815/82 du 08/07/1986.
[9] CEDH, Affaire Standard Verlags GmbH/Autriche, n° 21277/05 du 04/06/2009 (Note d’information sur la jurisprudence de la Cour n° 120, juin 2009)
[10] CEDH, Affaire Satakunnan Markinapörssi Oy et Satamedia Oy/Finlande, n°931/13 du 27/06/2017.
[11] Cour de Cassation n° 00-20.289 du 09/07/2003
[12] CEDH, Affaire association Ekin/France, n°39288/98 du 17/07/2001.
[13] Par exemple : Cour de Cassation n° 00-20.289 du 09/07/2003 confirmant l’interdiction de publication d’un article du journal le Figaro littéraire ; Cour de Cassation n°14-16.273 du 30/09/2015 pour la cessation de la diffusion d’épisodes d’une série par la chaine Arte.
[14] En vertu de l’arrêt Cour de Cassation n° 18-25.197 du 02/12/2020 « l’instance en rétractation d’une ordonnance rendue sur requête a pour seul objet de soumettre à l’examen d’un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées à l’initiative d’une partie en l’absence de son adversaire. Il s’en déduit que la saisine du juge de la rétractation se trouve limitée à cet objet et que seul le juge des requêtes qui a rendu l’ordonnance peut être saisi d’une demande de rétractation de celle-ci »
[15] Par exemple, Cour de Cassation n° 10-21.822 du 06/010/2011. Dans son Bulletin d’information du 15/07/2015, cette même Cour souligne ainsi que « certaines interceptions clandestines, par leur conception, leur objet et leur durée conduisent nécessairement ceux qui les ont mises en place à pénétrer dans la vie privée de la personne concernée, de sorte qu’elles réalisent l’infraction, sans donc qu’il y ait lieu d’examiner le contenu ». C’est ce qui résulte des dispositions de l’article 226-1 du code pénal en vertu duquel « Est puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui / 1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel (…) ». Cet article est donc applicable à l’auteur de l’enregistrement, et il est complété par l’article 226-2 selon lequel « Est puni des mêmes peines le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d'un tiers ou d'utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l'aide de l'un des actes prévus par l’article 226-1. / Lorsque le délit prévu par l'alinéa précédent est commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables », à savoir le directeur de la publication dans le cas d’une diffusion par voie de presse.
[16] Les propos litigieux ayant été prononcés dans un lieu privé, il s’agirait plutôt d’une diffamation non publique qui relève d’une simple contravention relevant des compétences du tribunal de police, et sous réserve qu’elle ne soit pas frappée de prescription), alors que tel pourrait ne pas être le cas s’il poursuivait Mediapart sur ce fondement dès lors, selon la jurisprudence de la Cour de Cassation (Cour de Cassation n° 90-80.684 du 06/010/1992), « le fait de publication étant l'élément par lequel les délits de presse sont consommés, le directeur de la publication, est, en cette qualité, responsable de droit, comme auteur principal, des infractions commises par la voie de cet écrit ; que dans le cas où ce directeur est en cause, l'auteur de l'article est poursuivi comme complice ». Rien n’est évident dans ce genre d’affaire, mais le risque existe.
[17] Selon, par exemple, l’arrêt de la Cour de Cassation n° 20-86.184 du 12/05/2021 portant sur la qualification d’un bureau d’un commissariat de police, « constitue un lieu privé tout local fermé dont l'accès est subordonné à l'autorisation de celui qui l'occupe habituellement ». Ainsi, dans une mairie, le bureau du maire a le caractère d’un lieu privé, alors que la salle du conseil municipal ouverte au public a celui d’un lieu public. Cette distinction présente notamment un intérêt pour apprécier, si nécessaire, la différence entre une diffamation non publique (passible d’une simple contravention) d’une diffamation publique (qui constitue un délit).
[18] Antoine Perraud, journaliste à Mediapart, y a publié le 22/04/2009 un édifiant article sur cette affaire intitulé « Jugement camouflet sur l’affaire Allegre ». Auparavant (en 2007), il avait déjà publié, autour du thème des rumeurs propagées par voie de presse, un ouvrage fort intéressant aux éditions Flammarion : « La Barbarie journalistique, Toulouse, Outreau, RER D : l’art et la manière de faire un malheur ».