Purgatoire ou enfer : il n’y avait pas d’autre choix …
Ma vie, celle d’un fils d'immigrés polonais réfugiés en France de l’après-guerre, a commencé au tout début des années 1950 au cœur d’un quartier miséreux du bas de Puteaux - une ville alors ouvrière et pas bien riche de la banlieue parisienne - dans un sombre taudis d'un peu plus d’une vingtaine de mètres carrés, pas beaucoup plus, de ce qui devait être à l’origine une obscure resserre de commerçant ou d'artisan. Ce taudis insalubre, sans le moindre confort sanitaire à l'exception d'un évier miteux et son robinet d'eau froide dissimulés derrière une mince cloison, vaguement éclairé par une petite fenêtre et une vieille devanture comprenant deux vasistas, pour aérer un peu, nous était loué par un discret marchand de sommeil dans une rue étroite et triste où je suis né au lever du jour d'un dimanche de mars orageux, un peu précipitamment.
De cette masure, je garde encore en mémoire la vision de ces filets d'eau dégoulinant sur les murs écaillés de couleur jaunâtre, ici et là envahis de moisissures verdâtres incrustées en creux et de mousses de champignons blanchâtres s'agglutinant en relief. C'était une drôle de déco plutôt originale, façon murs délicatement marbrés où, selon les saisons, se complaisaient telles ou telles variétés de mouches, araignées et autres bestioles, quelque chose comme une miniature de biodiversité dont l'aspect d'un jour n'était pas forcément celui de la veille, d'autant qu'elle pouvait même disparaître brusquement, car ma mère surveillait ça de près, inlassablement, un balai et un chiffon imbibé d'eau de javel dans les mains. Pour compléter l'histoire de ce taudis, son précédent locataire, m'a raconté mon père, est mort de tuberculose.
Mais avec quelques bonnes doses de javel dans la maison, de vaccins dans nos veines et de généreuses cuillerées d’huile de foie de morue pour bourrer de vitamines nos défenses immunitaires, nous avons quand même réussi, mes parents, mes deux sœurs et moi, en serrant les dents quand ils ne claquaient pas, à y survivre entassés, pour moi près d’une douzaine d'années, le plus souvent dans une triste pénombre, même en été. C’est d’ailleurs là que nous avons passé avec succès l’épreuve de notre première pandémie, celle de la grippe asiatique qui a sévi à partir de 1957.
Après, nous autres étrangers avions intérêt à nous tenir sur nos gardes. Comme le diable présent dans les détails, la moquerie ou l'humiliation ne se trouvaient jamais très loin, même si avec mon patronyme qui sonnait plutôt français, je passais plus facilement entre les mailles de ce redoutable filet, en tous cas plus facilement que mes copains italiens du quartier. Mais mon père, plutôt du genre à se faire respecter, veillait à tout ça. Et il veillait surtout à ce que nos résultats scolaires soient quasi irréprochables avec un unique objectif à atteindre impérativement : soutenir l’effort jusqu’au bac, pas moins, et coûte que coûte, même si travailler ses devoirs et apprendre ses leçons à la masure, les livres sur les genoux, n'étaient pas chose simple.
La situation sanitaire devenait cependant préoccupante à tel point que ma mère, n'en pouvant plus de voir notre santé se dégrader insidieusement, décida un jour d'aller pousser les portes imposantes de la mairie de Puteaux pour y donner de la voix, gestuelle appropriée à l’appui. C’était sans nul doute une voix pleine d’une colère retenue, une voix qui lâchait forcément des paroles implorant du secours. Elle avait alors à peine 35 ans mais, figurez-vous, le petit objectif qu’elle s’était fixée, elle l’a atteint ! Malgré son français hésitant, elle a en effet réussi à convaincre quelques fonctionnaires municipaux de se déplacer, et le résultat ne se fit pas attendre : le député-maire de la Ville - il s'appelait Georges Dardel - signa illico de sa propre main une décision que j'ai retrouvée dans les papiers de mon père déclarant « impropre à l'habitation » le « local » où nous vivions en engageant une procédure d'insalubrité pour interdire de l’occuper, « de jour et de nuit ».
Il s'agissait donc bien d'un sinistre local dont les caractéristiques malsaines avaient enfin été officiellement reconnues comme telles, sauf que ces gens de la mairie, sans doute horrifiés par leur découverte, ont alors sérieusement envisagé de nous placer - les trois enfants - sous la protection de l'Assistance publique, en attendant des jours meilleurs. Pour mes parents, c’était hors sujet, et il n'en était évidemment pas question : ils voulaient bénéficier d'un toit digne de ce nom, pas d'une mesure de désintégration familiale.
Fort heureusement, nous n'eûmes pas à nous lancer dans une opération de résistance improbable ni organiser une fuite vers nulle part puisque, très rapidement, nous a été attribué dans une cité HLM un appartement pimpant neuf qui comportait - s'il vous plaît - un petit balcon, une cuisine séparée, une salle de bains et même quelque chose qui ne nous était pas familier : des toilettes pour nous tout seuls. Finies l'humidité, l'obscurité, les bestioles et l'odeur de javel ! C'était pour nous, les enfants, notre cadeau d'adolescence, celui de pouvoir entrer, par une vraie porte munie d'une vraie sonnette, dans l'un de ces immeubles modernes de briques rouges du haut de Puteaux et, comble de bonheur, la naturalisation française nous fut accordée pas très longtemps après.
Il nous a fallu quand même patienter ces longues années pour passer du purgatoire de la ville d'en bas au paradis de celle d'en-haut. Purgatoire, parce qu'il y avait pire.
L’enfer d’à côté
Nous n'étions pas seuls, en effet, à vivre dans des conditions pour le moins difficiles, celles réservées aux plus pauvres. Ceux de ma génération se souviennent peut-être encore qu'à l'époque, le problème pour bien des français émigrés de l’intérieur qui « montaient vers la capitale » pour y gagner leur vie et, comme c'était notre cas, pour beaucoup d'étrangers, n'était pas tant de trouver un emploi, plus précisément un travail, évidemment sous-payé - il s'en créait à profusion toute la durée de ces foisonnantes Trente Glorieuses - mais de se loger. L'Abbé Pierre, ce fils de la bourgeoisie lyonnaise qui savait, lui, ce qu'avoir froid veut dire et qui n'avait pas froid aux yeux pour haranguer le gouvernement et les élus politiques sur cette question, était notre héros. La hantise des plus pauvres, c'était en effet de se retrouver, faute d'un peu mieux, dans l'un de ces vastes bidonvilles qui ceinturaient Paris, c'est-à-dire en enfer.
Pas très loin de chez nous, derrière l’endroit où se trouve désormais l'arche de l'actuel quartier de la Défense, s'étendait ainsi, sur une superficie d'une bonne vingtaine d'hectares, celui de Nanterre où s'agglutinaient, sous des abris de tôles et de bouts de bois, au moins 10 000 personnes, essentiellement des algériens, des marocains, des familles italiennes, tous venus ici munis de leur courage et de leur force de travail pour aider - ne l’oublions-pas - à la reconstruction de la France.
Il y en avait bien d'autres autour de Paris, par exemple celui de Noisy-le-Grand où tentaient de survivre de très nombreux français ou encore celui de Champigny-sur-Marne où s'étaient regroupés quelques 10 000 ressortissants portugais, bidonvilles où s'entassaient, parmi la bonne centaine recensée, des milliers et milliers de familles et des dizaines de milliers de personnes de nombreuses nationalités, dont pas moins de 20 % de français immigrés depuis des régions de l’intérieur du pays.
Alors, pour nous qui nous trouvions dans un taudis, certes insalubre, mais construit en pierres - peut-être pourries, mais pierres quand même -, c'était certainement mieux que l'enfer, celui des bidonvilles, d’autant qu'il se situait en pleine ville, là où nous pouvions malgré tout rêvasser en flânant, devant les belles vitrines de magasins pourtant difficilement, très difficilement accessibles à nos porte-monnaie souvent vides.
Des jours heureux avant la catastrophe d’aujourd’hui …
Il faut reconnaître que les « Trente Glorieuses » ne l'étaient pas toujours, matériellement, ni pour les étrangers ni pour bien des français, mais la France républicaine, son peuple, dans l’ensemble plus accueillant qu’il ne le croit lui-même,son magnifique territoire, ses services publics, la richesse de sa culture et - j’ose insister sur ce point - une politique sociale visionnaire imaginée par le Conseil national de la Résistance, mise en œuvre dès 1945 par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, nous ouvraient la possibilité de sortir d'un certain néant social puis d'emprunter, avec beaucoup de volonté et un peu de chance, le chemin d'une existence non pas subie mais choisie, si tel était notre rêve.
Après, peu importe. Il fallait travailler. Alors j’ai travaillé - et même souvent trouvé le temps et l’énergie pour étudier et travailler en même temps - en Afrique pendant deux ans pour y enseigner dans un collège d’une petite ville de brousse en Côte d’Ivoire, puis au service de l’État jusqu’à devenir magistrat des tribunaux administratifs, métier absorbant et passionnant que j'ai exercé une bonne partie de ma carrière professionnelle, à Bordeaux puis à Rennes, sous le regard hiérarchique de cette puissante et troublante institution qu'est le Conseil d'État.
Je me souviens du visage de mon père quand je lui ai montré le décret du président de la République me nommant magistrat, signé Jacques Chirac. Il n'avait pas d'idées clairement établies sur les questions politiques qui ne l'inspiraient, à sa façon, que quand lui prenait l'envie de râler - c'était assez fréquent - mais aimait bien ce Président qu'il trouvait sympathique « en le voyant à la télé » et qui lui paraissait sincère dans ses rapports avec les gens. Je me gardai bien de le contrarier surtout que là, il n'était pas peu fier de voir le patronyme familial côtoyer sur un même document celui d'un vrai Président qui était tout d'un coup devenu - il fallait s'y attendre - son Président préféré. C'était un peu, pensait-il, comme si nous avions reçu une confirmation définitive et irréversible de notre intégration dans la grande famille de la nation française.
Au fond de moi-même, j'étais heureux de lui avoir fait ce plaisir au soir de sa vie, plaisir que ma mère, si aimante et indulgente à notre égard - mais qui nous a malheureusement quittés brusquement vingt ans auparavant, victime d'une rupture d'anévrisme à l'âge de 54 ans en se rendant à l’usine -, n'a pu partager. Et je suis tout aussi heureux de témoigner qu'un rien issu de l'immigration et du bas-côté social peut, comme on dit, s'en sortir, et même plutôt bien.
Mais aujourd’hui, je suis triste et écœuré.
La loi contre les immigrés décidée par Emmanuel Macron n’est pas digne de la France !
« Le mépris des hommes est souvent la marque d'un cœur vulgaire » écrivait Albert Camus. Il aurait peut-être ajouté aujourd’hui que la haine de l’étranger est souvent la marque d’un cœur éteint.
L’hypocrisie de celles et ceux qui, le cœur éteint, ont élaboré et voté ou qui approuvent la loi contre les immigrés qui vient d’être adoptée par le Parlement, c’est qu’ils savent très bien que la France ne peut se passer des étrangers, de cette main d’œuvre corvéable à merci mais sans laquelle l’économie française serait vite à l’arrêt et la vie en France insupportable (si, par exemple, ces immigrés cessaient tout d’un coup de travailler dans les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, du nettoyage, de la construction, le gouvernement n’aurait d’autre choix que d’annuler l’organisation des jeux olympiques, et l’on pourrait citer bien d’autres exemples, notamment du côté des hôpitaux …).
Ils le savent et ils mentent lorsqu’ils osent prétendre ne pas s’inspirer des idées nauséeuses défendues avec constance depuis des années, pour des motifs bassement électoraux, par Mme Le Pen (qui proclamait en 2017 qu’ « Évidemment, ce que fait Trump m'intéresse, puisqu'il met en place la politique que j'appelle de mes vœux depuis très longtemps … »), M. Zemmour ou encore M. Ciotti. Il suffit d’ailleurs de réécouter les deux débats entre Mme Le Pen et M. Macron qui ont précédé les deuxième tours des présidentielles de 2017 et de 2022 pour constater que toute les mesures scélérates de la nouvelle loi sur l’immigration étaient explicitement inscrites dans la programme de Mme Le Pen et implicitement ou explicitement combattues par la candidat Emmanuel Macron (en 2022, il répondait par exemple qu’ « il y a ensuite l'immigration économique dont on a besoin et qu'il faut assumer, on a des étudiants, on a des femmes et des hommes qui viennent travailler dans notre pays et qui aident notre pays à être plus fort, et celle-ci, elle est régulée avec des titres de séjours, pour qu'on puisse continuer de la mener … etc etc …».
Emmanuel Macron a donc trompé ses électeurs.
Alors, toute cette minorité politique de droite et d’extrême droite, moralement défaillante, nous explique que le « bon étranger » est celui qui s’intégrera quasi instantanément, dès son arrivée en France. Ah, l’intégration ! Mais ils ne savent pas de quoi ils parlent, et n’ont surtout aucune idée de ce que signifie souffrir, avoir faim, avoir froid.
Ils ne savent pas que l’obligation pour l’immigré, sans perdre de temps, de réussir la greffe délicate de l’intégration n’a jamais été simple à mettre en œuvre, en premier lieu pour franchir sans aide la redoutable barrière de la langue (que Mme Le Pen essaye d’apprendre en 6 mois le hongrois ou le polonais, pour voir …). Cet immigré se retrouve souvent très seul, livré à lui-même, parfois entouré par des personnes compatissantes et par quelques collectivités publiques ou associations de bénévoles qui font ce qu’elles peuvent pour l’accompagner, mais sans pouvoir toujours l’aider comme elles le voudraient à lutter efficacement contre la xénophobie et le racisme, contre la menace du rejet, voire de l’exclusion et, pour les moins chanceux, de l’expulsion.
Et désormais, il pourra difficilement se soigner et se loger, car son sort sera soumis à une législation d’exception indigne de la France, jusqu’ici patrie des Droits de l’homme : cette nouvelle loi contre les immigrés est un texte qui profane les valeurs démocratiques de notre République en vidant de leur sens profond les principes d’égalité et de fraternité ! Il en va par conséquent de l’honneur de la France et du respect de ses valeurs républicaines de combattre sans concession cette loi indigne aux relents xénophobes.