Analyser un texte juridique et en détecter les incohérences paraît, hélas, trop souvent ennuyeux, ce que l’on peut comprendre dans un pays où l’on n’enseigne pas à l’école, même à titre facultatif, les rudiments les plus élémentaires du droit.
Pourtant, un tel exercice permet souvent d’y déceler des failles profondes qui amènent fatalement à jeter ce texte à la corbeille, sans états d’âme, avant même d’en envisager une quelconque entrée en vigueur. C’est ce qui guette le projet de loi sur la réforme des retraites actuellement en débat : le Président Macron et sa Première ministre auraient alors tout intérêt, pour éviter le risque d’une sévère humiliation devant nos plus hautes juridictions après celle qui leur vient de la rue, à retirer au plus vite ce projet qu’ils s’entêtent à infliger coûte que coûte aux citoyens de notre pays. En d’autres termes, l’un et l’autre seraient bien inspirés de battre en retraite !
Mais personne, à droite comme à gauche, ne veut évoquer l’existence des vices soigneusement cachés qui affectent l’étrange construction juridique imaginée pour tenter de soutenir cette réforme, une construction fondée sur une lecture de la Constitution détournée de sa lettre et de son esprit et constituée de matériaux pour le moins défectueux.
Comprendre le détournement de procédure : une question de bon sens !
Comprendre le détournement de procédure est une question juridique qui peut paraître complexe, mais le bon sens permet d’en saisir aisément la signification et la portée.
Le moyen pernicieux du gouvernement pour faire passer sa réforme en force, malgré son ampleur et sa complexité, est en effet d’obstruer le débat parlementaire en l’enfermant dans une durée insignifiante, et c’est pourquoi il a pris le pari audacieux d’insérer cette réforme dans une loi de financement de la sécurité sociale rectificative. Il a ainsi choisi une arme juridique qui le permet, en apparence, à savoir l’article 47-1 de la Constitution qui fixe à l’Assemblée Nationale et au Sénat, toutes procédures parlementaires prises en compte, un délai de seulement 50 jours pour analyser, comprendre, débattre, éventuellement amender, avant de voter une loi de cette nature.
C’est une façon retorse d’organiser l’obstruction à un débat démocratique digne de ce nom. Mais c’est évidemment se moquer du monde, comme je l’ai exposé dans mes articles précédents[1].
Dans le cas présent, et sans être forcément juriste, le bon sens amène en effet à se poser une question des plus élémentaires : à quoi sert une loi rectificative ? Eh bien à rectifier. Oui, mais à rectifier quoi ? A l’évidence, puisqu’il s’agit d’une loi, à modifier une disposition figurant dans une autre loi. Alors laquelle ? Eh bien, s’agissant d’une loi rectificative de la loi de financement pour 2023, c’est forcément pour rectifier certaines dispositions de cette loi de financement initiale votée en décembre dernier. Sauf que cette dernière ne comporte aucune disposition d’une quelconque réforme du système des retraites : en d’autres termes, le projet de loi rectificative actuellement en débat ne rectifie rien qui puisse être juridiquement rectifiable !
Après, l’on peut approfondir un peu[2] et se demander, par exemple, ce que pensent les juristes reconnus pour leur compétence en la matière, ceux dont les avis sont d’autant plus précieux qu’ils ont l’obligation constitutionnelle d’informer et d’alerter le gouvernement sur les incohérences d’un texte, mais aussi sur le risque d’utiliser une procédure dévoyée pour le rendre applicable.
Il en est ainsi des avis du Conseil d’État qui, rappelons-le, a estimé dès 2004 qu’un « projet de loi de financement de la sécurité sociale n’est pas, en raison des contraintes de temps et de procédure dans lesquelles est enfermé son examen par le Parlement, adapté à la mise en œuvre d’une réforme de fond et de grande ampleur », ou encore très récemment, en 2021, que l’article 47-1 de la Constitution comporte des limites et que « cette limitation vise notamment (…) à éviter que les lois de financement de la sécurité sociale ne servent de vecteurs à des réformes susceptibles de soulever des questions délicates dont l’examen n’est pas compatible avec les délais et les règles de procédure régissant ces lois ».
En d’autres termes, le Conseil d’État a voulu faire comprendre au gouvernement que faire passer une réforme d’envergure par une loi de financement de la sécurité sociale est aussi problématique que « faire passer un chameau à travers le chas d’une aiguille » !
Ce raisonnement, le Conseil d’État l’a tenu à propos des lois de financement de la sécurité sociale initiales : a fortiori, les lois rectificatives sont d’autant plus concernées qu’elles ne peuvent en aucun cas porter sur des « années ultérieures », mais seulement sur l’année en cours, à savoir la seule année 2023. Ainsi l’impose la loi. Mais le gouvernement est resté indifférent à ces signaux d’alerte pourtant connus de longue date et peut-être réitérés dans l’avis du Conseil d’État rendu sur le projet de loi en débat, avis que le gouvernement s’est bien gardé de rendre public et de le transmettre aux députés, comme s’il avait quelque chose à cacher.
Il a donc décidé, sans doute pour diviniser une insondable promesse électorale d’un Président de la République en mal de signer un jour une réforme portant son nom, d’emprunter une voie juridiquement tortueuse et politiquement révoltante.
Une telle attitude du pouvoir exécutif laisse sans voix ! Elle est surtout inquiétante, très inquiétante pour la démocratie !
Comprendre l’insincérité du projet de loi : une autre question de bon sens :
L’insincérité constitue un autre moyen juridique parfaitement recevable devant le Conseil Constitutionnel. Or, le projet de loi, tel qu’il a été élaboré et présenté devant le Parlement en est truffé, de ces insincérités !
Et là encore, il n’est pas indispensable d’être un féru du droit pour comprendre qu’est insincère un projet de loi de financement qui, notamment, est déposé au Parlement en omettant de mettre à la disposition des parlementaires tous les documents et toutes les informations indispensables pour les éclairer (notamment l’avis du Conseil d’État, l’étude d’impact, parmi bien d’autres pièces), ou encore en présentant des documents approximatifs, incomplets, voire manifestement inexacts : or, ce sont de tels manquements qui caractérisent à outrance le dossier du projet de loi actuellement débattu, comme l’a d’ailleurs sévèrement fait remarquer dans son avis le Haut Conseil des finances publiques, présidé par le président de la Cour des comptes, en soulignant que « Compte tenu du caractère incomplet des informations qui lui ont été transmises par le gouvernement, le Haut Conseil n’est pas en mesure d’évaluer l’incidence de moyen terme de la réforme des retraites sur les finances publiques », ce qui en dit long sur la sincérité des évaluations censées justifier la réforme proposée.
Dans ces conditions, doit-on exiger de nos députés d’être devins ou, au mieux, de jouer aux devinettes (un jeu plus difficile que les mots croisés …), et peut-on alors leur en vouloir de s’être énervés à la lecture d’un dossier indigent qui, par ses lacunes, révèle une véritable volonté de désinformation ?
Les députés ont eu beau interpeller le gouvernement sur ces graves lacunes, tel Jérôme Guedj qui, par exemple, cherchait désespérément, dans les documents mis à la disposition des élus, certaines évaluations introuvables ou manifestement estimées « à la louche », rien n’y a fait ! Le ministre du travail, Olivier Dussopt, s’est même permis de rétorquer de façon cinglante, et avec un mépris sortant de l’ordinaire, que « Je n'ai pas à rendre de compte ni sur les canaux, ni sur la manière dont je fais les prévisions », en oubliant qu’il s’adressait à la représentation nationale, que la Constitution l’oblige à répondre à ces questions et, qu’en tout état de cause, cette même Constitution interdit que sa seule qualité de ministre puisse l’autoriser à parler de la sorte à un représentant du peuple !
Le caractère insincère du projet de loi a été illustré dans mon précédent article par quelques exemples significatifs, telle l’absence notable d’une analyse de l’impact de la réforme sur les dépenses « hors retraites » du budget de la sécurité sociale, alors que le caractère inéluctable de ces dépenses induites (de l’ordre de 5 milliards : c’est plus qu’anodin …) a été nettement affirmé par le Conseil d’orientation des retraites qui n’a fait que reprendre les propres chiffres établis par les services statistiques du gouvernement[3] : voilà qui est quand même étonnant, s’agissant d’une loi dont l’objectif premier est de définir les conditions d’équilibre de ce budget pris en son ensemble. Mais, au fait, que contient ce qui fait discrètement office d’étude d’impact ?
Une « étude d’impact » indigente qui contribue à désinformer :
L’élaboration d’une étude d’impact accompagnant un projet de loi a été rendue obligatoire par une loi organique de 2009[4]. Dans le cas présent, l’on trouve en cherchant un peu une annexe II, non datée ni signée et dont on ne sait ni qui l’a élaborée ni dans quelles conditions, une annexe qui semble faire office d’étude d’impact. Admettons.
Cette « étude d’impact » indique par exemple, s’agissant du passage de 62 à 64 ans de l’ouverture des droits à la retraite, que cette mesure doit faire l’objet, « conformément à l’article 1er de la loi du 14 mars 2022 », de divers avis qui « sont désormais rendus sur le texte déposé (…) par le Gouvernement, et les Caisses disposent d’un délai de 15 jours pour déposer leurs avis sur le bureau de l’Assemblée nationale » : or, à ce jour, force est de constater que le dossier législatif, tel qu’il est publié sur le site de l’Assemblée Nationale, ne fait état de l’existence d’aucun des avis d’une quelconque de ces caisses !
Autre lacune : on a beau chercher dans cette « étude », on n’y trouve aucune discussion sérieuse sur les raisons du refus du gouvernement d’étendre la palette des ressources de financement de la branche vieillesse de la sécurité sociale, par exemple en taxant une partie des dividendes issus du capital comme le prévoit la loi qui, rappelons-le, dispose très clairement que « La pérennité financière du système de retraite par répartition est assurée par des contributions réparties équitablement (…) entre les revenus tirés du travail et du capital »[5].
De même, s’agissant de l’impact juridique de cette même mesure, ladite « étude » se borne à indiquer laconiquement qu’elle « relève ainsi du 1° de l’article LO 111-3-12 du code de la sécurité sociale », sans autres précisions utiles. Et c’est tout. C’est quand même un peu léger pour une réforme d’envergure visant la situation des citoyens sur le long terme, alors que le texte cité dont se prévaut le gouvernement est justement celui qui précise qu’une loi de financement rectificative ne peut pas comporter des mesures nouvelles qui trouveraient des effets au cours des années ultérieures à 2023 …
De plus, cette « étude » ne dit mot d’une hypothèse juridiquement problématique qui pourrait devenir réalité si la loi n’était pas votée dans les délais et si le gouvernement prenait alors la décision fort risquée de mettre en œuvre sa réforme par ordonnance, comme l’y autorise l’article 47-1 de la Constitution, c’est-à-dire par voie simplement règlementaire (pour simplifier, une ordonnance est un acte qui appartient à la même « famille juridique » que les décrets ou encore les arrêtés municipaux).
Prenons un exemple. Un salarié demande à prendre sa retraite à taux plein à compter de la date anniversaire de ses 62 ans qu’il est sur le point d’atteindre. Son organisme de retraites lui répond alors non, qu’il pourra certes y prétendre, à cette retraite, mais plus tard dès lors qu’une ordonnance réformant les retraites et signée de la Première ministre en dispose désormais ainsi. Notre postulant à la retraite (un peu juriste …) lui répond alors que cette décision de refus le concernant lui semble légalement contestable puisque lui, il se fonde sur une loi qui fixe à 62 ans cet âge de départ[6], et qu’il ne comprend pas comment une simple ordonnance règlementaire, qui est d’un niveau inférieur à une loi, pourrait abroger une loi. Effectivement, cette question n’est pas saugrenue, mais le gouvernement a peut-être une solide réponse juridique à y apporter : l’occasion lui en a été donnée dans le cadre de l’« étude d’impact », laquelle doit examiner toutes les hypothèses, même théoriques, mais il n’en dit mot … à moins qu’il n’attende en croisant les doigts la décision d’un juge saisi par notre prétendant à la retraite …
Voilà un exemple supplémentaire d’un travail bâclé qui contribue à déstabiliser encore plus les bases juridiques déjà douteuses d’une réforme que la grande majorité des citoyens, de toute façon, rejette en bloc, et au fond.
Le gouvernement n’est-il pas condamné à battre en retraite ?
La question qui se pose est alors celle de savoir pourquoi personne n’évoque l’existence de toutes ces failles qui déstabilisent pourtant la construction de cette réforme des retraites, une construction bâtie à la va-vite au point de prendre le risque d’en provoquer un effondrement juridique assez prévisible. Mais pourquoi alors priver les citoyens d’en être informés ?
Le gouvernement n’a évidemment aucun intérêt à avouer l’inavouable, sauf à reconnaître la dimension sournoise de sa méthode : celle qu’il a délibérément choisie, sans véritable concertation préalable, en exploitant à mauvais escient une procédure expéditive et en présentant devant la représentation nationale un dossier bâclé faisant obstruction, en pratique, à tout débat sérieux.
Quant aux partis de gauche et aux syndicats, ils occupent un terrain suffisamment mobilisateur pour éprouver l’envie de s’en retirer trop rapidement. Leur stratégie a d’ailleurs porté ses fruits, car elle a déjà permis de mettre le pouvoir exécutif en difficulté sur quelques importantes questions de fond, mais également de lui démontrer avec succès que l’unité syndicale existe, que l’opinion publique est très majoritairement hostile à une réforme brutale qu’elle estime injuste et que les citoyens ont toujours une forte capacité de mobilisation, y compris dans la rue. En ce sens, Emmanuel Macron, son gouvernement et les élus qui les soutiennent ont pu ainsi réaliser qu’ils ont raté leur objectif d’endormir le pays, bien au contraire : ils l’ont réveillé en sursaut, et c’est de mauvais augure pour la suite du quinquennat !
L’on peut alors se demander si le gouvernement ne ressent pas désormais, en son for intérieur, la nécessité politique de retirer son projet, le problème étant toutefois de justifier une telle décision et de choisir le moment opportun pour la prendre.
Il est frappant, en effet, d’observer que ce gouvernement, malgré les puissants moyens de communication dont il dispose, a de plus en plus de mal à convaincre et à expliquer le bien-fondé de sa réforme, comme s’il cherchait sans le dire une solution pour se dégager d’une ornière dans laquelle il s’est embourbé, la même que celle qui a produit en 1995 l’accident politique dont a été victime le gouvernement conduit par Alain Juppé : n’est-ce pas, finalement, la raison pour laquelle il tente dès à présent, aidé en cela par certains médias puissants et complaisants, d’inoculer dans l’opinion l’idée, encore en filigrane dans ses discours, que si sa réforme devait avorter, la cause en serait exclusivement « l’obstruction parlementaire » quotidiennement martelée à l’envi en visant exclusivement, bien entendu, les parlementaires qui siègent du côté gauche de l’hémicycle ?
Il n’est pas exclu que le gouvernement s’entête à faire passer coûte que coûte sa réforme, en prenant alors le risque de la voir sanctionnée par le Conseil Constitutionnel, mais surtout de provoquer une explosion sociale dont il ne mesure pas l’impact, enfermé dans des certitudes bien éloignées de la réalité des profondes difficultés auxquelles sont confrontées les français.
Il n’est pas exclu non plus qu’il décide de retirer son projet de loi, de préférence avant la journée de mobilisation nationale du 7 mars prochain. Mais alors comment, sans trop perdre la face ? N’espère-t-il pas secrètement que le Sénat lui ôte cette épine du pied, lequel pourrait avec sagesse constater, dans le style feutré qui est le sien, et préalablement à tout examen, que ce projet de loi n’est pas juridiquement acceptable au regard de la lettre et de l’esprit de la Constitution ?
NOTES:
[1]Article du 15/02/2023 « Réforme des retraites : le Parlement est-il victime d’un détournement de procédure ? » complété par l’article du 21/02/2023 « Réforme des retraites : l’obstruction pour asphyxier le débat vient du gouvernement ».
[2] Voir mon article du 20/02/2023 précité pour une analyse un peu plus détaillée des dispositions utiles de l’article LO 111-3 du code de la sécurité sociale.
[3] Voir mon article précité du 20/02/2023.
[4] Loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Par une circulaire signée du Premier ministre de l’époque, François Fillon, l’étude d’impact « n'est pas assimilable à un exposé des motifs enrichi, mais constitue un outil d'évaluation et d'aide à la décision. Sa préparation doit être engagée dès le stade des réflexions préalables sur le projet de réforme ».
[5] Article L. 111-2-1 de la sécurité sociale du code de la sécurité sociale.
[6] Article L. 161-17-2 du code de la sécurité sociale