Un beau potager dans lequel poussaient des tomates et des haricots verts. Ces deux belles gallinacées rousses de la race des cous pelés, natives de Bourg-en-Bresse faisaient partie intégrante de son entourage. Rosalie et Virginie avaient fière allure et beaucoup de présence, aucun enfant, ni même aucun parent ne se lassaient jamais de les regarder évoluer dans la nature au gré des heures et des saisons. A tel point que Jeannot le voisin, photographe à l’Opéra de Paris les avaient immortalisées sur la pellicule. Bien des années plus tard par un froid matin d'hiver, alors que les rues étaient toutes blanches de gel, Madeleine s'était réveillée, en se disant que ses poules étaient toujours auprès d'elle, bien qu'elle n'habitât plus à la campagne, mais qu'elle vivait désormais dans un appartement parisien. Pendant la nuit, une idée lumineuse avait germé dans son esprit. Et elle avait imaginé faire goûter à ses poules les joies de l’open space. Pourquoi n'y aurait-il que la basse-cour dans la vie d'une poule ? Pourquoi n'y aurait-il que des humains dans les espaces de travail ? Puisqu'il est dans l’air du temps de donner une plus grande place à la nature dans la ville, tenter une expérimentation innovante pourrait avoir du sens. Rosalie et Virginie méritaient bien de passer du poulailler à l’open space. Madeleine qui était fraîchement diplômée d’une des meilleures écoles d’ingénieurs françaises était persuadée que le mot d’ingéniosité avait était inventé pour elle. Les expériences de toute nature animaient son esprit. Sous ses lourdes boucles rousses, son cerveau était en ébullition permanente : une vraie cocotte-minute qu’il fallait parfois refroidir.
En cheminant vers la station de métro Pont Marie, Madeleine se disait que commencer la journée, en descendant dans le métro avec ses deux poulettes blotties au fond de son panier d'osier était une perspective réjouissante. Transplantation, conception, méditation. En voilà bien une nouvelle routine quelque peu éloignée de son quotidien. Cela la changerait ô combien de la morne vision qu’elle avait tous les matins, lorsqu’elle s’asseyait dans le métro. Cette vision était habitée par des figures fermées, le nez greffé sur leur téléphone et les oreilles verrouillées par leurs écouteurs. Ce qui m'amuserait le plus se disait-elle, ce serait que mes volailles ne se missent à caqueter soudain de bon matin, même si ce n'est pas le chant du coq. Ou mieux encore qu'elles ne s'échappassent du panier et qu'elles n’atterrissent sur les genoux d'un jeune consultant cravaté. En vérité, personne ne leur prêterait la moindre attention, tant toutes et tous sont aimantés à leurs écrans, pensait-elle. Le toit du wagon pourrait leur tomber sur la tête, que personne ne s'en apercevrait ! Et pour sûr, mes petites seraient bien heureuses de voyager en transport en commun, car elles se déplaceraient ainsi plus vite qu'avec leur petites pattes. Inutile de faire fi du bien-être animal.
Une fois arrivée sur son lieu de travail, Madeleine avait déjà imaginé son entrée théâtrale, tant son appétence pour la mise en scène était grande. La scène se déroulerait comme suit. Médusés par son panier d’osier vert, ses collègues ne manqueraient pas de l’interroger :
- Madeleine, qu'as-tu dans ton panier en osier ?
- Tu nous as apporté une bonne omelette pour le pot de départ de Bernadette ?
- Et bien non, je vous ai amené les productrices d'omelettes.
- Je vous présente Rosalie et Virginie, mes deux belles poules, en provenance de la Bresse.
- Ce sont de bonnes pondeuses.
- Et ainsi, nous aurons des œufs tout frais, pondus sur site pour nos omelettes.
- Rien ne vaut les circuits courts.
- La livraison est faite sur place, même si ce n’est pas à bicyclette.
- Ce qui aurait sans doute permis d’avoir des omelettes déjà confectionnées en route.
- Aujourd’hui, la ponte sera faite in situ.
Consciente de la surprise qu’elle allait créer, Madeleine savait qu'elle n’était pas à l'abri de quelques cris de stupeur ou même de crises de nerf parmi ses collègues. La réaction d’Esteva ne l’a surpris pas. Acariâtre comme à l’accoutumée, elle lui jeta au visage :
- On n’est pas à la ferme ici, quelle horreur que ces bestioles malodorantes !
- Comment oses-tu nous les mettre sous le nez, je vais prévenir immédiatement le nouveau CHSCT.
- Quel scandale ! C’est affreux, tu n’es décidément qu’une paysanne !
Cependant, déjà Alfred s’avançait. Il trouvait toujours des solutions à tout et comme Madeleine, il adorait les animaux. Il s’écria :
- Pourquoi ne pas les installer sur le balcon pour aujourd’hui ?
- Elles pourraient y pondre leurs œufs en toute quiétude.
- Qu’en dites-vous, mes chers collègues ?
Une courte majorité de l’open space approuva l’idée. Et nos deux comparses finirent par en charmer les occupants avec leur grâce et leurs silhouettes élancées et graciles, celles-là mêmes qui avaient jadis inspiré le photographe de l'Opéra. Des silhouettes quelque peu inhabituelles dans un lieu pareil.
Le bruit des claviers des ordinateurs qui cliquettent, sous les doigts véloces des ingénieurs pourrait évoquer à un esprit imaginatif ou bucolique, celui du caquetage des poules. Madeleine n'avait pas besoin de laisser vagabonder son imagination bien longtemps pour se transporter en un clic à la campagne. D’ailleurs, si un QI de poule n'équivaut pas à un microprocesseur, il ne faudrait pas non plus sous-estimer cet animal qui depuis l'antiquité interroge à la fois scientifiques et philosophes sur le fameux dilemme de causalité : qui de l'œuf ou de la poule est apparu en premier sur la Terre ? Pour Madeleine, la question avait été tranchée depuis longtemps : ce serait désormais à l'intelligence artificielle de dénouer cet épineux problème. Un autre sujet accaparait son esprit : l'observation de l'intelligence animale. Etudier l'interface homme-animal et oublier un peu l’interface homme-machine. Elle était passionnée par la façon dont les animaux prennent soin de nous, en nous avertissant en cas d'incendie ou d'inondations y compris pendant notre sommeil. Leurs capacités à anticiper les risques et à percevoir des événements que nous autres humains n'arrivons pas toujours à pressentir la fascinaient. En cela, elle était bien aidée par son collègue Alfred qui était secrètement amoureux d’elle. Ce beau gosse échevelé et tellement timide qui quand il lui parlait regardait le bout de ses chaussures plutôt que ses grands yeux verts. Fin stratège, il avait bien compris que les poules seraient ses messagères.
A la fin de la journée, Madeleine était repartie avec ses poules sous les bras ; mais, elle n’avait pas dit son dernier mot. Elle, qui n’était pas vraiment du genre à les baisser se dit alors :
- Heureusement, le télétravail est là qui va m’aider à garder Rosalie et Virginie à mes côtés.
Désormais, puisqu’il est possible de travailler à distance et d'être tout aussi efficace, puisqu’il est possible de se concentrer en pleine nature, sans entendre les klaxons ou les sirènes des pompiers, elle irait respirer le bon air de la campagne. Ses poules n’étant pas vraiment les bienvenues dans l'open space, elle construirait son bureau dans son nouveau jardin, non loin de la basse-cour. Elle vivrait au cœur d'une vallée verdoyante plantée de beaux arbres feuillus. Depuis, elle a baptisé sa nouvelle maison la feuillue. Elle y entend les gloussements de ses poules et elle dévore de bons œufs à la coque. C'est devenu la reine des omelettes aux champignons et avec son tour de main inégalé, elle régale tout le voisinage. Madeleine est tellement heureuse dans son travail qu'elle a imaginé un nouveau projet : apprendre à décoder le langage de ses poules, afin de pouvoir communiquer avec elles. Certes, les poules ne disposent pas du langage articulé ; mais, avec un peu de technologie, elle pense pouvoir y arriver. Bizarrement, Alfred a eu la même idée.