En franchissant le seuil de l’aéroport encore assombri par la nuit qui n’avait pas levé son voile, je ne pus m’empêcher de penser que j’aurais pu m’y rendre pour accueillir ma tante Yonka en France au lieu que de partir pour son enterrement en Bulgarie. La Bulgarie, le pays de mes ascendants paternels. La Bulgarie, le pays de mon enfance. La Bulgarie, mon deuxième pays. A la fois si proche et désormais si lointain. Sa mort violente et accidentelle me frappait en plein cœur.
La mort tragique de ma tante bulgare a enseveli un monde sous mes pas
J’adorais ma tante. Elle s’apprêtait à nous rejoindre à Paris pour fêter mon anniversaire et celui de mon frère en mars. Sa mort fut un anéantissement total. Une douleur indicible et une affliction profonde. Ce fut dans cet état de tristesse accablante que je dus répondre à son ultime appel à rentrer en Bulgarie. En atterrissant à Varna, cité balnéaire de la mer Noire, je me suis souvenue de la petite fille qui franchissait seule en compagnie de sa sœur le rideau de fer, heureuse de retrouver sa famille paternelle. Enchantée et impatiente de ces retrouvailles au fin fond des Balkans dans ce qui était alors la Bulgarie communiste, emprisonnée dans cette aire politique et géographique que l’on appela par la suite l’autre Europe. Un monde fermé au-delà du rideau de fer et que tout opposait au monde occidental dans lequel je grandissais. Avec mes yeux d’enfants, je voyais pourtant ce monde dans lequel mon père avait vécu, comme une sorte de paradis, dans lequel les enfants étaient rois, adorés, chéris. Un monde riant dans lequel, nous jouions chaque été dans la rue avec les enfants du voisinage, en attendant le passage d’une carriole tirée par des chevaux pour grimper à l’arrière et partir au trot. Un monde peuplé de personnages de la littérature française pour laquelle je me passionnais déjà, plongée dans la foisonnante bibliothèque de mon cousin Tsvétéline qui était alors pensionnaire au lycée français de Varna. Je me souviens d’avoir dévoré avec délectation Une vie de Maupassant et Thérèse Desqueyroux de Mauriac penchée sur son épaule, sans vraiment comprendre à l’époque que les destins tourmentés de ces héroïnes romanesques marqueraient ma vie future et m’inciteraient bien des années plus tard à prendre la plume à mon tour.
En ce temps-là, dans la Bulgarie communiste de Todor Jivkov, le français était roi et la littérature française des XIXème et XXème siècle était reine. J’étais en Bulgarie, certes pour apprendre le bulgare, langue que j’adorais, tant elle était belle et chargée de mystère. Cependant l’influence de la littérature française était grande dans notre famille, comme dans le pays tout entier. En grandissant, année après année dans une famille d’intellectuels, mes grands-parents bulgares étaient instituteurs, j’ai ouvert les yeux sur ce qu’était le communisme réel, les pénuries économiques, la privation de liberté, le meurtre politique. D’été en été passés à Lovetch dans la Bulgarie du Nord, ma tante Yonka était toujours présente pour moi, elle me prodiguait amour et soins. Je me souviens qu’elle nous parlait beaucoup à ma sœur et moi ; elle avait inlassablement des histoires à nous conter et elle avait une façon bien à elle de construire son récit de telle façon qu’elle nous tenait en haleine durant de longues heures. C’était passionnant de l’entendre nous livrer les clés d’un monde que l’on ne connaissait pas. Un monde qui faisait partie intégrante de notre histoire familiale. Un monde que tout distinguait alors du monde occidental, à commencer par l’alphabet cyrillique. Digne et forte face aux tragiques épreuves dont sa vie fut frappée, l’assassinat d’un fils, mon cousin Tsvétéline et le décès d’une fille, ma cousine Téménoujka, elle en oubliait presque son chagrin. Grande et belle, elle faisait face avec un courage et une force de vie qui nous subjuguait. Toujours vêtue de noir, sa beauté tragique, son dynamisme et sa forte personnalité nous émerveillaient. Ma tante me paraissait être aussi solide et éternelle que le Balkan qui surplombait la ville.
Le deuil m’a durement frappée moi l’enfant d’un immigré
Pour moi, ma tante Yonka avait toujours été là. Elle était là. Et elle le serait immuablement. Même si, nous ne vivions pas dans le même pays. Même si, nous avions pendant longtemps vécu dans deux systèmes politiques antagonistes. Elle serait toujours là. Même si, je ne la voyais pas tous les jours, je pourrai toujours compter sur sa protection, ainsi que sur ses avis éclairés. Je me souviens que lors de sa dernière venue à Paris en avril 2022, elle nous avait dit son opposition à Vladimir Poutine et à sa guerre en Ukraine, au motif qu’il envoyait des jeunes gens à la mort. Elle était née avant l’instauration du communisme en Bulgarie, elle avait vécu pendant et après le communisme et elle venait de décéder dans la période démocratique. La distance physique entre nous ne faisant que renforcer notre proximité spirituelle. Cette immuable certitude m’avait accompagnée tout au long de ma vie. Je n’en avais jamais douté. Je n’en doutais pas. Et je n’en aurais jamais douté jusqu’à cet improbable instant, au cours duquel toutes mes croyances se fracassèrent brusquement sur le roc de la réalité, un peu après Bourg Saint-Maurice. De retour du ski, en allumant mon téléphone en gare de Bourg Saint-Maurice, je n’arrivais pas à croire que ma tante nous avait quittés. Je n’arrivais pas à accepter l’effroyable nouvelle. Elle ne pouvait être morte. C’était impossible. Inacceptable. Insoutenable. Intolérable.
Emportée par sa mort, une partie de ma vie disparaissait enfouie derrière le lourd rideau noir du passé à jamais disparu. L’enfance. L’adolescence. La jeunesse. Le lien vivant qu’elle établissait entre la Bulgarie et moi, tout cela partait en cendres. La veille au soir, j’avais senti la Mort rôder à côté de moi, prête à abaisser sa faux. Je l’avais sentie m’envelopper de son noir linceul. Pourtant, j’avais mis ce sentiment sur le compte de mon imagination débordante et de mon amertume à quitter les pistes enneigées. Ma tante disparue, un monde tragique déroulait son implacable scénario, sous mon regard impuissant. Un monde dans lequel, je ne pouvais m’empêcher de penser que si j’avais été auprès d’elle au moment fatal, elle serait toujours en vie. Quelque temps après son enterrement, je me suis souvenue d’un fait troublant : lors de notre dernière conversation téléphonique fin janvier 2023, une quinzaine de jours avant sa mort, elle m’avait dit avoir rangé nos cadeaux d’anniversaire dans une commode au cas où la mort l’eusse rattrapée, avant sa venue en France, sous-entendant que j’irai en Bulgarie peu de temps après sa mort qui aurait eu lieu avant nos anniversaires. Ce fut la première et la dernière fois qu’elle évoqua sa mort lors de nos échanges. Deux semaines plus tard, sa lucidité d’outre-tombe m’avait irrémédiablement rattrapée. Naître et grandir en France, alors que toute ma famille paternelle vivait en Bulgarie au-delà du rideau de fer a profondément marqué mon enfance et mon adolescence. Je ne voyais ma famille paternelle que durant les étés passés sur place ou au cours des rares visites de mes grands-parents en France ou encore plus tard de celle de ma cousine Téménoujka. Depuis le décès de ma tante Yonka, il n’y a plus âme qui vive dans notre maison de Lovetch : tous sont morts.
Confrontée à un lancinant sentiment mêlé de contrition et de doutes, je me souviens de ses toutes dernières paroles qui furent pour me dire qu’elle nous aimait beaucoup. Lorsque la douleur se tait, je ressens son amour autour de moi. Elle m’apparaît souvent à mes côtés, comme une figure lumineuse et bienveillante. Malgré mon infinie tristesse. Malgré la douleur qui me réveille la nuit. Sa force et son amour surhumain de la vie restent en moi. Sa mémoire vivante et mes racines bulgares aussi. Les habits noirs de ma tante Yonka, je les vois tournoyer autour de moi.