Hectorine a huit ans. C'est une petite fille joufflue et rieuse. Elle grandit à l'ombre des peupliers qui entourent sa maison. Une belle maison landaise à colombage nichée au fond d'un airial et dans laquelle elle vit avec ses parents et ses trois frères Jean, Jérémy et Julien. Hectorine adore ses trois grands frères. Elle les écoute chanter leur chanson préférée Si Canti, que canti. Certes, ce n’est pas Le mystère des voix bulgares ; cependant, ce chant du Béarn et des Landes lui réjouit le cœur à chaque fois qu'elle l'entend. Hectorine a l'impression d'être propulsée au XIVe siècle sous le règne de Gaston Fébus, comte de Foix. Dans le pays gascon, les grand-mères racontent partout que le comte de Foix en serait l'auteur. Les gens y croient, sans trop y prêter foi ! Peut-être une légende rurale.
- Qui sait, clament-ils, tous en chœur ?
Dans son enfance, Hectorine avait visité le château de Pau avec ses parents et ses frères. Ils étaient partis de bon matin sur les routes départementales pour arriver avant midi dans le Béarn. Au début du mois de juin, l'été landais approchait et la fournaise se faisait sentir, dès la fin de la matinée. Le soleil devenait brûlant sous la pinède, à peine onze heures sonnées. Toute la famille installée dans la voiture avait traversé la forêt de pins. Tous avaient été envoûtés par sa beauté. Tous étaient restés bouche bée devant sa puissance magnétique. Tous avaient perçu le silence des milliers de vies qu'elle abritait. Les pins tous pointus levaient leur nez vers le ciel d'azur. Hectorine admirait leur agencement rectiligne, le long d'allées bien dessinées et régulières. Observer ces plantations bien ordonnées mettait de l’ordre dans son esprit.
Une fois arrivée à Pau, Hectorine avait admiré le château au pied des Pyrénées, en bordure du Gave de Pau. Elle avait contemplé ce château fortifié et embelli par Fébus. Elle était restée ébahie devant la carapace de tortue de mer qui avait servi de berceau au futur roi Henri III de Navarre, avant qu'il ne devienne Henri IV, roi de France. La carapace de la tortue marine l'avait littéralement subjuguée. Comment cette carapace était-elle arrivée jusque-là. Qui l'avait transportée ? Par quels moyens ? Et quand elle avait appris que la tortue de mer était un reptile qui existait depuis la Préhistoire, elle n’en avait été que d’autant plus intriguée par une telle longévité et une telle perpétuité.
Debout devant le berceau du futur souverain, Hectorine avait demandé à sa mère :
- Pourquoi n'ai-je pas eu moi aussi un berceau en carapace de tortue ?
- Parce que tu n'es pas la reine de Navarre, lui répond sa mère.
- Henri, lui était le futur roi.
- Certes, mais j'aime mes peupliers, tout comme Henri aimait ses forêts, surenchérit Hectorine.
Personne ne prêta la moindre attention à cette remarque, tous pensèrent que la fillette cherchait un moyen pour ne pas perdre la face. Son caractère était déjà affirmé pour une enfant de son âge. Hectorine savait se montrer têtue et déterminée de temps à autre. Elle avait déjà beaucoup lu et la fillette avait une prédilection pour l'histoire, surtout celle du Moyen Âge et celle de la Renaissance. Elle aimait également la sylviculture. Les arbres étaient ses amis. Inutile de faire fi de cette considération au risque de déclencher sa bouderie ou pire encore son mutisme durant des jours et des jours.
De retour chez elle, Hectorine a toujours cette histoire de carapace de tortue qui lui trotte dans la tête. Elle s’éloigne des autres membres de sa famille, en se dirigeant vers le jardin pour y réfléchir à son aise et laisser son imagination vagabonder. Elle s'approche de son arbre préféré : le peuplier.
- Comme il est beau mon arbre, se dit-elle.
- Comme il est haut mon arbre, se répète-t-elle.
Elle dirige alors ses mains vers le tronc de l'arbre et elle les pose à plat dessus. Quelques instants plus tard, elle entoure le tronc de l’arbre de ses bras et repose sa tête blonde un peu plus haut sous une branche. Hectorine se sent toute heureuse. Apaisée. Epanouie. Soudain, des filaments translucides sortent du tronc du peuplier. Elle est la seule à les voir. Elle s’en saisit et ces filaments se dessinent entre ses mains d'enfant. Etonnée, elle en tire les extrémités et joue avec eux. Elle les tiraille du bout de ses doigts. Elle les tord à la force de ses poignets de gamine. Ces filaments sont très fins, mais très solides à la fois. Agiles et élastiques, ils répondent à la pression qu'exercent les doigts d'Hectorine sur eux. Après deux ou trois étirements plus forts que les précédents et dans un mouvement puissant, ils l'attirent d’un seul coup vers un univers inconnu. Elle est aspirée par un tourbillon. Le temps n'existe plus. Elle flotte au-dessus de la terre, comme en apesanteur dans un monde inconnu. Elle a l'impression d'être assise sur un nuage gris. Un cumulus bien joufflu, lui aussi.
Lorsqu'elle reprend ses esprits, après être restée un long moment en suspension, elle se trouve dans un château médiéval en bordure des Pyrénées. Vêtue d'une longue robe rouge, elle est coiffée d'un hennin surmonté d'un voile ajouré qui flotte au-dessus de sa tête. Ses longs cheveux blonds sont tressés, en deux longues nattes qui lui entourent le visage. Des courtisans et des courtisanes se pressent devant elle. Parfois, certains la nomme Madame Jeanne avec déférence. A son passage, des gardes vêtus d’habits bicolores rouges et jaunes s'exclament, en disant :
- Reculez, faîtes place !
- Laisser passer la Reine de Navarre !
Tous les gentilshommes s'écartent et les dames de la cour lui font la révérence. Elle voudrait bien leur répondre à tous ces gens qu'elle s'appelle Hectorine et qu'elle n'est pas la souveraine à qui ils prêtent allégeance ; face à tant de constance, elle préfère se taire, en leur adressant des regards lointains. Manifestement, elle incarne une femme de pouvoir dans une période troublée. Une femme qui sait diriger d'une main de fer son royaume, niché au cœur des Pyrénées. Une lettrée qui lutte pour imposer sa foi sur ses terres.
En s'éloignant de la galerie, elle traverse quatre chambres en enfilade pour regagner ses appartements privés peints d'ocre et de rouge. Elle retrouve sa paix intérieure. Dans son antichambre, un berceau en carapace de tortue est posé à côté d’une commode en noyer. A l’intérieur, gigote un nouveau-né très dégourdi et très éveillé. Il la regarde de ses grands yeux ébahis et souriants. Une nourrice, les cheveux attachés dans un bonnet blanc brodé de dentelle est penchée sur le berceau de l'enfant. Elle lui chante une chanson bien connue dans le pays : Si Canti, que canti. L'enfant est aux anges : de joie, il agite ses jambes et ses bras. Jeanne le regarde affectueusement et alors qu’une lueur majestueuse brille dans son regard clair, elle s’écrie :
- Tu auras un grand destin mon fils !
C'est l'automne dans les Landes de Gascogne, les feuilles des arbres commencent à jaunir et à tomber. Les journées raccourcissent drastiquement. Le brouillard enveloppe tout le pays. Toutes les surfaces se couvrent d'humidité et de buée. Des clôtures aux vérandas. Des fenêtres aux chemins. Partout, on respire l'odeur des feux de cheminée. Des champignons. De la sauvagine. Quatre octogénaires, Hectorine et ses trois frères sont assis sous le peuplier dans un airial devant une maison landaise. Attablés autour d'un guéridon, ils prennent l'apéritif autour d'un verre de Pousse Rapière, en conversant dans le soleil couchant. Soudain, un vol de grues cendrées passe dans le ciel irisé et Hectorine se met debout pour mieux observer ce vol d’oiseau. Inconsciemment, Hectorine se rapproche de son peuplier et de ses mains nues, elle en touche l'écorce verte. Elle appuie sa tête sur son tronc qui semble se creuser pour l'accueillir. Les grues passent alors au-dessus de l'airial et elles survolent le peuplier. Hectorine lève les yeux vers le ciel et les fixe sur l'une d'entre elles. En un battement d'aile, l'oiseau a emporté sa vie.