L’absence quasi-générale de taxation sur le kérosène et plus largement la non prise en compte des impacts du trafic aérien sur l’effet de serre par l’OACIi ne peut qu’interroger face aux crises climatique et sanitaire auxquelles nous sommes déjà confrontés ; sans même s’attarder sur les risques avérés de diffusion de virus et de germes pathogènes par le transport aérien (SRAS, Covid…)ii.
En l’état, les projections des industriels au niveau mondial s’avèrent insoutenables, particulièrement en Europe, le principal nœud du trafic aérien internationaliii (voir carte des vols internationaux ci-dessous) où d’autres éléments sont aussi à prendre en compte :
le fait que la plupart des vols sont des courts et moyens courriers dont le rapport entre le temps de roulage et de décollage – période où le besoin de puissance est le plus énergivore – et celui du temps de croisière est largement plus élevé que pour un vol long-courrier,
les méfaits de plus en plus marquée, du tourisme avec le surtourismeiv et son lot de nuisances que certaines métropoles européennes (Venise, Barcelone, Rome, Amsterdam…) commençaient à dénoncer avant la crise, l’Europe étant la destination de plus de la moitié des touristes internationaux et 57 % d’entre eux voyageant par avionv,
Aligner le transport aérien sur l’objectif de l’Accord de Paris devra donc passer par un ajustement du trafic. Ce changement pourrait se faire en partie par des changements de comportement individuel, mais devra aussi passer par une régulation plus forte au niveau international pour donner les bonnes incitations et faire que le secteur contribue au juste prix de sa pollution. La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) avait vu juste avec 8 propositions sur 149 concernant le transport aérien, toutes remises en cause par le pouvoir politique, mais, se limitant à l’hexagone, elles n’auraient pu avoir de toute manière que des effets limités.
Pour sa part, en 2016, l’OACI a bien élaboré un “régime de compensation et de réduction du carbone pour l’aviation internationale” (CORSIA) qui devait s’appliquer à partir de 2021 mais au vu de son niveau d’ambition, on ne peut en attendre de grands résultats, même la Commission Européenne en a dénoncé l’inefficacitévi.
Une taxe sur le kérosène pourrait éventuellement jouer un rôle au sein de l’Europe sous réserve d’une harmonisation, mais n’éviterait pas que des compagnies s’organisent pour aller “faire le plein” dans des États où le carburant serait moins cher et toucherait assez peu des compagnies basées en dehors.
Il faudrait donc imaginer un consensus au niveau du Parlement européen pour que la Conférence Européenne de l’Aviation Civile (CEAC) travaille à une nouvelle réglementation dont l’objectif premier serait une baisse du trafic à destination des aéroports européens et ceci aussi bien pour des vols nationaux qu’internationaux intra ou extra-européens.
Indépendamment de toutes les taxes et redevances d’aéroport existant par ailleurs et correspondant aux prestations de service assurées, il s’agirait de mettre en place une taxe environnementale calculée sur une assiette qui intégrerait à la fois des éléments liés au modèle de l’aéronef, au carburant consommé, au taux de remplissage de l’avion (en passagers ou en fret) ainsi qu’à la distance parcourue ; ce dernier point pouvant être dégressif pour ne pas trop pénaliser les vols long-courriers pour lesquels il n’y a de fait pas d’alternative.
Une telle taxe appliquée de manière uniforme dans l’espace aérien de l’UE et plus largement du CEAC aurait bien évidemment un impact à la hausse sur le prix des billets, ce dont nous reparlerons plus loin, et par contre coup à la baisse sur le trafic aérien ; les montants recouvrés pourraient être en partie affectés à la reconversion du secteur industriel aéronautique.
De nombreux aéroports étant privatisés et parfois en concurrence, il serait sans doute souhaitable que le contrôle de cette taxe soit effectué par un organisme centralisé tel qu’Eurocontrol, chargé d’en effectuer le recouvrement auprès des compagnies aériennes à partir des informations communiquées par les contrôleurs aériens dont la charge de travail serait par ailleurs diminuée ; c’est déjà ce qui se pratique en France où les données transmises à la Direction Générale de l’Aviation Civile (DGAC) : poids de l’aéronef et distance parcourue, permettent d’élaborer la redevance aéronautique servant à financer ses services. Les contrôleurs joueraient ainsi en plus de leur rôle essentiel dans la sécurité et la gestion du trafic celui de “douanier environnemental”.
À l’heure du retour d’un certain protectionnisme, cette notion de “douane environnementale” semble plus qu’adaptée face à une mondialisation dont le seul objectif a été jusqu’à ce jour de démultiplier des échanges marchands sans grande considération pour les externalités négativesvii dont ils sont la cause au niveau planétaire.
La proposition de taxe environnementale sur les aéroports semble être la solution la plus compatible avec l’exigence de diminution du trafic tout en respectant des règles de non-discrimination commerciale ; elle n’est d’ailleurs pas très éloignée de celle du “Green New Deal” d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union Européenne pour certains secteurs industrielsviii.
Avec une assiette adaptée, le même système de taxation pourrait s’appliquer au fret aérien ainsi qu’à l’aviation privée dont il est plus que souhaitable de prévenir les abus.
Cette taxe à l’atterrissage appliquée de manière égalitaire quelle que soit la compagnie pourrait faire école dans d’autres zones géographiques ne serait-ce que pour des raisons de réciprocité ; elle pourrait alors être débattue au sein de l’OACI et du IATA (Association Internationale du Transport Aérien).
Malgré cela, comment permettre un accès égalitaire au voyage aérien ?
Comme le confirme le sociologue Yoann Demoli, “Il y a une multiplication des voyages plutôt qu’une multiplication des voyageurs. La massification du transport aérien donne le sentiment que de plus en plus de personnes prennent l’avion, mais il n’y a pas vraiment de démocratisation. /…/ Ce sont les classes supérieures qui bénéficient le plus de cette massification. Il s’agit d’une démocratisation quantitative, pas qualitative”ix.
Si plus de 4 milliards de passagers ont voyagé dans le monde en 2019, il ne s’agit que d’un nombre limité de terriens, estimé à 11 % de la population mondialex, qui en ont bénéficié ; la plupart d’entre eux ayant eu en retour le bruit, la pollution et le réchauffement climatique sans autre forme de procès !
En fait, comme évoqué plus haut, il s’agit aussi d’adapter nos comportements individuels et collectifs en voyageant moins vite, moins loin, moins souvent et en privilégiant d’autres modes de transport que l’avion ; mais on peut craindre que cette incitation ne soit pas toujours prise en considération.
Si l’on ajoute à la baisse prévisible du chiffre d’affaires par la diminution des voyages professionnels, l’augmentation du coût des vols en raison de leur taxation environnementale, le prix moyen des billets pourrait devenir inaccessible pour une majorité des usagers actuels. Comment y remédier sans réserver le voyage aérien aux catégories sociales privilégiées ? Ce qui serait perçu comme une véritable régression sociale.
Si le système de taxation proposé représente une forme de protection collective contre la croissance du trafic aérien, comment prendre en compte aussi des droits individuels au voyage aérien ?
Il y a sans doute plusieurs manières, qui peuvent se combiner pour répondre à ce problème. À titre d’illustration, nous allons en évoquer une :
la possibilité pour tout citoyen de l’UE et des pays associés à la démarche d’ouvrir un compte public similaire aux comptes de fidélisation que les compagnies proposent actuellement,
ce compte s’incrémente automatiquement dans le temps d’un certain nombre de points qui restent individuels et non cessibles,
les points correspondent à une valeur en euros (ou toute autre monnaie) qui peut éventuellement évoluer dans le temps, leur contrepartie financière étant assurée par une fraction des encaissements de la taxe environnementale,
les points accumulés permettent de payer tout ou partie du prix d’un billet ; le compte est alors décrémenté du montant utilisé,
les points utilisés pour l’achat d’un billet sont mis au crédit de la compagnie correspondante et contribuent au paiement de ses taxes environnementales.
Ce mécanisme a bien pour finalité de réguler de manière équitable la demande de transport aérien pour une grande partie de la population ; il n’empêche en rien ceux qui en ont les moyens de voyager plus souvent, mais au prix fort. Il peut par ailleurs faire l’objet d’aménagements liés en particulier aux situations familiales sur des destinations spécifiques.
Entre l’option libérale qui vise à privilégier la relance de l’offre et donc du trafic “quoi qu’il en coûte !” et une proposition de régulation de la demande, il faudra choisir !
Jean-Pierre Crémoux (Membre du Collectif PAD “Pensons l’Aéronautique pour Demain”)
Carte des vols longue-distance et intercontinentaux (Wikipedia)

iOACI : Organisation de l’Aviation Civile Internationale - Agence spécialisée des Nations Unies chargée de la coordination et de la normalisation du transport aérien international
iiLe Monde diplomatique : Du bon usage des eaux usées
https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/LARBI_BOUGUERRA/62303
iiiWikipedia : Impact climatique du transport aérien
https://fr.wikipedia.org/wiki/Impact_climatique_du_transport_a%C3%A9rien
ivVie publique : Le surtourisme - Quel impact sur les villes et sur l’environnement ?
https://www.vie-publique.fr/eclairage/24088-le-surtourisme-quel-impact-sur-les-villes-et-sur-lenvironnement
vGlobe-trotting : Tourisme International 2018 - Chiffres clés, tendances et statistiques
https://www.globe-trotting.com/post/tourisme-international-2018
viRéseau Action Climat : La compensation carbone, inefficace pour réduire les émissions du secteur aérien
https://reseauactionclimat.org/la-compensation-carbone-inefficace-pour-reduire-les-emissions-du-secteur-aerien/
viiExternalités négatives : Ce sont les effets négatifs sur la société provoqués par un agent économique par son activité et en particulier les coûts environnementaux (changement climatique, fumées, nuages toxiques, bruit, encombrement, dégradation des sites, disparition des espèces naturelles, épuisement du sol et du sous-sol…)
viiiLe grand continent : Taxe carbone aux frontières : le juste ajustement ?
https://legrandcontinent.eu/fr/2019/12/12/ajustement-carbone-frontieres/
ixParis Match : Prendre l'avion est-il un privilège?
https://www.parismatch.com/Actu/Environnement/Prendre-l-avion-est-il-un-privilege
xLes Echos : Dans l'aérien, 1 % de la population mondiale cause la moitié des émissions de CO2