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Billet de blog 21 décembre 2023

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Le « Navire avenir » parce que tout s'y oppose

Envisager l'amplification du sauvetage en haute mer alors même qu'une loi immigration envisage l'aggravation de la violence sur le rivage, c'est certes à contre sens des vents mauvais, mais c'est aussi tenter de donner un tout autre souffle à ce qu'accueillir veut dire.

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Illustration 1
Aman Mohamadsaid portant la maquette sur la scène de la Maison de la Poésie

Aujourd'hui même, au large de la Méditerranée, des marins sauveteurs sont à l’œuvre. Des hommes, des femmes, des enfants auront la vie sauve grâce à leurs gestes précis, à leurs techniques d’intervention et de soin expérimentées depuis des années. Des dizaines de milliers de vies ont été sauvées ainsi depuis 2015. Pourtant, tout concourt désormais à l'anéantissement de ces gestes : des milices et forces de police africaines, soutenues et outillées pour certaines par l'Europe, contraignent les exilés à des conditions de vie insoutenables et à des traversées toujours plus périlleuses, sinon impossibles ; les États du sud de l'Europe, et l'Union dans son ensemble, opposent aux opérations de sauvetage et de débarquement en ports sûrs des contraintes extraordinaires, voire les annihilent en parvenant à immobiliser les navires affrétés par les ONG ; des peuples européens toujours plus nombreux soutiennent des politiques de fermeture et de violence exacerbées, s'opposant à ce que ces navires abritant des rescapés rejoignent effectivement les rivages de l'Europe, encourageant des législateurs à prévoir la pire des vies possibles pour celles et ceux qui y seront malgré tout parvenus.

Pourtant, ces gestes de sauvetage, de soin, de bienveillance, de fraternité, ont la beauté et la portée d'un héritage majuscule. Nous, collectif de citoyennes et citoyens européens, y tenons car nous savons qu'ils font tenir notre humanité présente comme à venir : leur amplification et leur perpétuation sont à l'évidence cruciales pour nos enfants qui connaîtront au centuple chocs climatiques et migratoires. C'est pourquoi nous avons entrepris de faire reconnaître ces gestes au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité : une telle re-qualification par l'UNESCO doit nous permettre, collectivement, de les considérer enfin à la hauteur de ce qu'ils sont, et de bouleverser alors nos représentations quant à ce qui a lieu aujourd'hui même en haute mer, jusqu'à nous en faire saisir la splendeur. C'est pourquoi en 2020 nous avons entrepris de concevoir le Navire Avenir : outil pionnier spécifiquement conçu à partir de ces gestes pour les soutenir et les faire se perpétuer ; premier navire d'une flotte appelée demain sur toutes les mers du globe ; bâtiment dont la construction est portée par les 500 concepteurs et étudiants d'Europe entière que nous sommes ; œuvre collective portant le sceau de l'UNESCO et dont la création est soutenue par 60 institutions culturelles européennes. Cela fait trois ans que nous avons, tenace, la conviction que seul un bâtiment de cette folle envergure peut nous permettre de faire face à tous les vents contraires et à leurs aggravations quotidiennes. Cela fait trois ans que nous savons que seul un chantier naval d'une telle démesure peut contrarier l'effondrement en cours.

Le Navire Avenir n'est pas un énième navire de sauvetage qui pourrait rejoindre la haute mer sans que l'horizon n'ait été radicalement perturbé : il resterait alors entravé par et dans un présent irrespirable. Le Navire Avenir est bien davantage qu'un navire : il est un navire et, simultanément, l'acte de perturbation radicale de l'horizon nécessaire à ses opérations effectives. Le Navire Avenir est exactement une œuvre d'art, imaginée et dessinée dans de multiples centres d'art, musées d'art contemporain, théâtres, qui a la singularité de prendre la forme d'un outil d'intervention exceptionnellement efficace. C'est une œuvre qui porte, comme toute œuvre, l'ambition de transformer non seulement notre regard sur le monde, mais le monde lui-même et donc les conditions précises de son action. Tout dépendra de la manière précise dont nous continuerons de le mener au monde, de le porter en mer, de nous y attacher collectivement, affectivement et juridiquement : œuvre majeure attestée par les institutions culturelles en charge de telles attestations, il pourra bénéficier alors d'une protection renforcée lui permettant d'œuvrer pleinement. C'est une œuvre collectivement pensée sous la gouverne des marins sauveteurs de SOS Méditerranée, des rescapés de l'Association des usagers de la PADA à Marseille, de soignants des Hôpitaux de Marseille, des membres de Pilotes Volontaires. C'est une œuvre unique au monde, dessinée par l'architecte naval Marc Van Peteghem et le designer Marc Ferrand, qui s'avère un catamaran de 69 mètres de long, véritable hôpital flottant doté d'aménagements et d'éléments spécifiques pour le soin et le réconfort, produisant son propre oxygène. C'est une œuvre agissante dont le coût de production s'élève à 27 millions d'euros, et qui doit trouver dans la société civile les ressources et les ressorts de sa réalisation effective, les désirs et les finances que nous n'imaginions pas receler. C'est un « Really made pour le 21e siècle » qui doit alors, en se réalisant, ouvrir à un avenir respirable et non faire se prolonger, comme à bout de bras, l'insoutenable présent que nous connaissons. C'est une utopie lunaire pour qui enregistre l'effondrement en cours comme réalité définitive ; c'est un projet absolument réaliste pour qui considère la séquence historique contemporaine comme une dystopie sans avenir.

Nous construirons donc le Navire Avenir, et donc l'avenir, puisqu'avec ce chantier naval s'ouvriront les chantiers de construction de tous les navires et de tous les havres sur le rivage, nécessairement magnifiques, qui ne cesseront de manquer. Le Navire Avenir est donc, en actes, une œuvre à la splendeur de ce qui vient, inspirée par la beauté et la portée des gestes qui tiennent malgré tout ce qui s'effondre. C'est un chantier naval et politique que rien ou presque, dans le présent, ne rend possible mais que tout, dans l'avenir, rend inévitable. En cela précisément, il tire une leçon majeure de tous les rescapés avec lesquels nous cheminons depuis trois ans à la conception de cet outil pionnier (dont Aman Mohamadsaid qui, à l'image, dépose la maquette du Navire Avenir sur la scène de la Maison de la Poésie à Paris mardi dernier, 12 décembre, pour la soirée manifeste "Nous sommes le rivage") : jamais, même au pire des moments de leur exil dans les déserts sans fin ou les geôles immondes, ces personnes n'ont eu le luxe de penser que plus rien n'était possible ; toujours, parce que le présent était insoutenable, elles ont su que l'avenir serait magnifique.

// construisons donc l'Avenir ensemble, ici : www.navireavenir.eu

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