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Billet de blog 4 juin 2025

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Gaza, l’Arabe, et l’ordre bourgeois : un discours de vérité signé Lordon

Ce discours de Frédéric Lordon en soutien à Anasse Kazib est l’un des plus puissants de ces dernières années. Il relie Gaza, capitalisme et racisme d’État, en un triangle vertigineux. Transcription intégrale ci-dessous, accompagnée de la vidéo originale. À lire, à partager, à méditer.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En attendant, il y a des discours qui valent mille éditos.

Celui que Frédéric Lordon a prononcé le 22 mai dernier en soutien à Anasse Kazib en fait partie. Il dit l’essentiel : la jonction entre capitalisme et racialisation. La figure de « l’Arabe » y apparaît comme l’écran de projection d’un système en crise, concentrant fantasmes, peurs, et haine sociale.

Ce discours, je l’ai transcrit, corrigé, relu, encore et encore. Parce que Lordon, ça fait longtemps que je l’écoute. Ses silences, ces derniers temps, en disaient déjà long. Mais là, il revient. Debout. Tranchant. Et il nous offre les mots justes pour penser ce qui nous arrive. Pour nommer ce que beaucoup n’osent plus dire.

Non, nous ne sommes pas antisémites. Nous sommes anti-capitalistes — dans le sens le plus lucide et contemporain du terme. Pas dans celui de la vieille CGT des Trente Glorieuses, aveugle à la mondialisation. Pas non plus dans celui des syndicats américains restés muets quand Détroit ou Philadelphie se sont effondrées sous les coups de la délocalisation. Ce capitalisme globalisé, fondé sur les dogmes d’Adam Smith ou David Ricardo, nous laisse aujourd’hui exsangues.

Comme le dit Lordon : le marché ne peut pas tout.

Il faut de l’État. De la planification. De la justice. Pas pour distribuer des dividendes — mais pour garantir la santé, l’éducation, l’avenir. Et quand on voit les attaques coordonnées contre La France insoumise, on comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’opinion, mais de démoralisation organisée. De sabotage intellectuel.

Oui, l’Arabe est devenu le parangon de la haine de classe. Et ce n’est pas un hasard : c’est le fruit d’une stratégie. Celle qui a commencé en 1986, quand Mitterrand a offert au FN un strapontin à l’Assemblée grâce à la proportionnelle. Une opération cynique, pour affaiblir la droite gaullienne et asseoir un pouvoir socialiste devenu bourgeois.

Depuis, les mêmes fantasmes n’ont cessé d’enfler : l’Arabe, l’islamo-gauchiste, le terroriste par contamination. Jusqu’au meurtre, aujourd’hui, d’un coiffeur arabe — assassiné. Comme si cela allait de soi.

Mais non, cela ne va pas de soi.

L’Arabe qu’on tue, c’est aussi notre conscience d’humains qu’on assassine.

Et c’est pourquoi je partage ici ce discours.

Celui d’un homme debout.

Celui de Frédéric Lordon, en défense d’Anasse Kazib.

Un texte précieux, à lire dans son intégralité. Parce qu’il remet les concepts à leur place. Parce qu’il parle juste. Parce qu’il parle pour nous.

« Pourquoi vous vous intéressez qu’à Gaza, pas aux Ouïghours, au Soudan, etc. ? » Mais précisément parce que Gaza, c’est un condensateur sans équivalent. Tout vient s’y précipiter, tout vient s’y fondre — et à toutes les échelles, temporelles comme spatiales.

Dans Gaza, par exemple, il y a le naufrage de la prétention civilisationnelle occidentale, et la réalité de son histoire prédatrice et meurtrière.

Dans Gaza, il y a le monstrueux dérèglement européen de la Shoah, mais jamais liquidé. Alors impossible ici de ne pas penser à Césaire. Alors je cite Césaire :
« Ce que les très distingués, très humanistes, très chrétiens bourgeois du XXe siècle ne pardonnent pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc. C’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés coloniaux dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les Coulis de l’Inde et les Nègres d’Afrique. »

Dans Gaza, il y a aussi, comme l’ont montré Sonia Fehmman, Béatrice Ores et Michèle Sibony, la transfiguration de l’antisémitisme européen en philosémitisme, comme d’habitude beaucoup trop ostentatoire pour être honnête.
Et dont Shlomo Sand, parlant alors en tant que Juif, a donné la formule sans doute la plus lapidaire en disant ceci : « Les Européens nous ont vomis sur les Arabes.»

Dans Gaza, il y a le déboussolement porté à son comble.
Quand l’État représentatif d’un peuple qui a subi le génocide commet un génocide à son tour.
Quand les dirigeants d’un peuple, pour le martyr duquel a été forgée la catégorie de crime contre l’humanité, sont poursuivis pour crime contre l’humanité à leur tour.

Dans Gaza, enfin, il y a un dernier élément qui entre dans le mélange en fusion, et qui n’est pas le moindre — et c’est essentiellement de celui-là que je voudrais parler.

Si étonnant que ça puisse paraître, Gaza vient potentialiser des situations nationales de classe, dans une conjoncture très particulière de crise organique du capitalisme.

On ne comprend rien, me semble-t-il, à la violence faite au soutien de la cause palestinienne, à la criminalisation des faits et gestes de ce soutien si l’on ne regarde que Gaza isolément, et si l’on n’a pas en tête ce paysage de classe et de lutte des classes.

Donc, si l’on ne voit pas que cette criminalisation circonscrite a priori offre l’occasion inespérée d’une criminalisation étendue : celle de toute contestation de l’ordre bourgeois.

Car la bourgeoisie, elle, a très bien compris ce qui se joue pour elle à Gaza : ni plus ni moins que la préservation de son hégémonie.

On ne comprend donc rien aux intensités paroxystiques qui environnent Gaza si on n’y inclut pas les enjeux fondamentaux que la bourgeoisie y engage.

Or, il y a un connecteur de toutes les données hétérogènes de cette conjoncture, qui est devenue, par coalescence, internationale et nationale indistinctement.
Et ce connecteur, c’est le signifiant « Arabe ».

Le « Arabe », dont la variante génocidaire du sionisme a fait un objet à écraser, résonne immanquablement avec le « Arabe » de l’islamophobie nationale.
Dans un cas comme dans l’autre, « Arabe » est identiquement le mauvais objet à expulser et à détruire pour restaurer la paix des dominants.

Le paradoxe du signifiant « Arabe », dans notre conjoncture nationale, c’est qu’il n’est presque jamais prononcé comme tel, alors qu’il y est devenu centralement agissant — symboliquement et politiquement.

Mais on sait en psychanalyse que les mots non-dits, les mots absents, sont parfois les plus présents, et les plus chargés de pouvoir organisateur.

Alors, par un mécanisme en fait très classique, et que vous connaissez fort bien, les contradictions de l’accumulation du capital, que les institutions politiques bourgeoises ne sont plus capables de réguler, elles s’en déchargent sur un groupe social élu comme réceptacle de ces tensions non-accommodées, qu’elles métamorphosent en tensions raciales violentes.

Tout cela est parfaitement connu.
Mais ici, il faudrait ajouter un mot à propos de ce mécanisme auxiliaire très caractéristique, qui conduit à adhérer viscéralement à des idées d’abord épousées sur un mode opportuniste pour leur propriété fonctionnelle, en quelque sorte dans une situation politique donnée.

De là que le racisme anti-arabe, d’abord solution politique instrumentale de la bourgeoisie, est devenu sa passion la plus authentique — et pour finir, son véritable ciment moral.

Le trait le plus saillant d’un portrait moral de la bourgeoisie politique et médiatique d’aujourd’hui, c’est son racisme.

Et voilà que survient l’événement Gaza.

Alors tout se connecte — même à longue distance, même des éléments qui, en première instance, sembleraient étrangers les uns aux autres.

L’énormité historique du crime israélien appellerait normalement la réprobation universelle, donc de prendre parti sans réserve pour les populations arabes massacrées à Gaza — mais alors au risque de mettre en péril la solution politique domestique anti-arabe.

Pour la bourgeoisie, c’est tout à fait impossible, puisque la préservation de ses intérêts hégémoniques passe avant tout autre chose.

Tout entre alors en résonance.
Le philosémitisme factice de la bourgeoisie — forme supposément expiatoire — est en fait simplement l’inverse de son antisémitisme criminel des années 30-40.
Son philosémitisme commande son ralliement à Israël, et ceci avec d’autant plus de fanatisme que ce ralliement vient préserver, et même consolider, la chose précieuse entre toutes : la solution domestique anti-arabe.

Et ceci tout en facilitant la répression générale des forces de gauche, qu’on peut attaquer sur des motifs entièrement fallacieux — d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme — pour recouvrir les motifs réels bien sûr : ce sont des forces engagées contre l’ordre bourgeois.

Alors se produit un phénomène politique global absolument fascinant, où les époques et les espaces entrent en communication et semblent passer les uns dans les autres.

Et de ce creuset, nous voyons émerger les trois côtés du triangle de l’ordre bourgeois d’aujourd’hui — révélé donc par Gaza.

Premièrement, le pouvoir du capital à maintenir, et la guerre de classe radicalisée en situation de crise : ça, c’est la base.
Deuxièmement, le philosémitisme opportuniste de la bourgeoisie.
Troisièmement, son racisme anti-arabe comme solution politique de restabilisation.

Trois côtés d’un triangle au milieu duquel on ne trouve plus que déchéance morale et violence politique, complicité génocidaire par défaut et policiarisation des opinions non conformes.

Rappelons ici que catastrophe signifie étymologiquement renversement.
À cet égard, on peut bien dire que la situation est catastrophique. En effet, tout y est renversé.

Le RN, noyau radioactif d’un antisémitisme invétéré, passe pour l’ami des juifs.
L’antisionisme devient l’unique figure de l’antisémitisme — alors qu’il est l’unique rempart contre l’antisémitisme, puisqu’il offre le seul moyen de découpler les juifs de leur État génocidaire, et de ne pas leur faire porter indistinctement le crime de Gaza.
Le soutien aux victimes du crime devient le crime.
Et pour finir, bien sûr, le fascisme c’est… de s’opposer au fascisme.

Alors je finis par où j’ai commencé.

Et toi, là-dedans, Anasse ? Eh bien tu es la figure de ce qui marche sur ses pieds dans un monde qui marche sur la tête.
Et comme tout est inversé, on dit bien sûr que c’est toi qui vas à l’envers — alors que tu es par excellence l’anticatastrophe au cœur de la catastrophe.

Il faut décidément de la force d’âme pour se tenir à l’endroit dans un monde renversé.
C’est que l’hégémonie sur la tête est bien décidée à faire payer cher ceux qui osent encore rester sur leurs pieds.

Alors, avec un supplément de hargne — qui peut être la marque d’une confuse mauvaise conscience — elle tombe sur ceux qui osent. Et dans tous les secteurs : de la politique à l’université, en passant par le syndicalisme, et même jusque dans les milieux du spectacle.

On n’en finirait pas de dresser la liste de ceux qui paient pour avoir eu raison trop tôt, et dont l’histoire dira qu’ils avaient eu raison à temps.

Car il ne faut pas en douter : la honte et l’opprobre vont changer de camp.

Toute la propagande du monde ne pourra rien contre l’irrésistible vérité de ce qui s’est commis à Gaza, ni contre celle de tous les propos génocidaires par connexité — chaque fois qu’ils auront tenté de nier ou de minimiser, voire de demander qu’Israël aille plus loin encore, et comme l’aura dit un personnage deux fois misérable : « finir le boulot ».

Ces gens-là finiront ensevelis sous une honte historique.

Mais notre tâche est de ne pas attendre le futur verdict de l’Histoire pour qualifier adéquatement les faits et gestes ignobles de cette bourgeoisie — une fois qu’ils auront été accomplis.
Notre tâche est de lutter pour que cette vérité soit universellement reconnue maintenant.

Si pénible qu’en soit l’épreuve, c’est aussi cela que permet peut-être ton procès, Anasse.

Je crois que les gens qui te poursuivent sont encore plus bêtes qu’ils ne sont méchants — ce qui n’est pas peu dire.
Ils sont même tellement bêtes que, agents patentés du renversement, ils vont finir à force d’outrance par renverser leur propre renversement.

De sorte que de leur vérité sur la tête pourrait peut-être finir par sortir la vérité sur ses pieds — telle qu’elle te rejoindra, toi, puisque tu n’as jamais cessé d’être debout.

Alors voilà : merci non plus mon pauvre Anasse, mais mon cher Anasse.» 

Illustration 1
PORTRAIT DE FRÉDÉRIC LORDON LE 22 MAI 2025 © CAPTURE D'ÉCRAN VIDÉO YOUTUBE

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