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Elle marchait toujours, confiante et déterminée. On lui avait dit c'est tout droit, inutile de te retourner et surtout pas de nostalgie larmoyante. Un nouveau monde est à bâtir par celles et ceux qui ont eu la volonté et l'audace de suivre les enseignements des sages et en premier lieu du Maître des dieux nouvellement élu. La récompense sera au bout du chemin.
N'écoute pas les cris des oiseaux de mauvaise augure , les jacasseries des noirs corbeaux annonciateurs de mort, ni même les chants mélodieux des sirènes qui veulent te dévier de ta route au fallacieux prétexte que les plaisirs d'ici bas valent mieux que d'imaginaires eldorados … que l'on devine pourtant à l'horizon.
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Il y a de cela fort longtemps, les dieux auto-proclamés avaient fini par s'imposer, aidés en cela par le souffle mugissant du Veau qu'il fallait idolâtrer sous peine de sombrer dans la misère et la désolation. Le dieu soleil qui avait apporté la lumière et la vie avait été peu à peu éclipsé par ses propres enfants. Satellite jaloux de ce rayonnement millénaire, le plus arrogant avait pris la tête de la conjuration, suivi par ses frères qui avaient vu là un moyen simple et peu contraignant de sortir de l'anonymat.
La vision civilisatrice de ce nouveau démiurge qui se réclamait il est vrai, d'un astre gazeux, était fort imprécise et sans contours définis. Mais étonnamment sa route était tracée, sa méthode non réfutable et son processus engagé contre vents et marées. Dès lors, ce nouveau gouvernement de la terre avait pris un autre visage, celui du conflit et de la haine. Des vents, il y en eut en rafales de protestations indignées, du galerne aux aquilons annonciateurs de tempête accompagnées de récurrentes marées urbaines aux reflux trompeurs.
Mais rien n'y fit, on sait que la volonté des dieux est inébranlable et le notre, aussi insignifiant fut-il en son palais doré et sans réel ascendant sur les âmes, petite grenouille se mirant avec orgueil dans les yeux de ses courtisans se crut devenu le bœuf géniteur du Veau précité, maître alchimiste faisant ruisseler l'or sur ses laudateurs. Et qu'importe le sort des pauvres et malandrins.
Le monarque ne brillait que dans les villes et fut un jour surpris d'être étonné que ses contrées aussi étaient peuplées d'une population certes vile et inculte mais qui, poussée par un désir légitime de survivre, brandit devant le souverain méprisant, un carton jaune dont hélas il fit fi.

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Elle marchait toujours d'un pas assuré. Elle avait sans regret abandonné derrière elle tout sentiment néfaste à l'accomplissement de la Mission Refondatrice. Au diable l'amitié, la tendresse, le plaisir, les amours … les bébés se feraient désormais en laboratoire, il l'avait promis. D'autres adorateurs exaltés l'avaient rejointe et dépassée, chaque élu voulant la meilleure place au paradis.
Les gueux dotés d'un bien faible discernement, qui n'avaient pas vu hélas dans le Grand Projet une occasion rêvée d'échapper à leurs conditions, continuèrent un sévère harcèlement d'opposition. Le nouveau roi avait anticipé cette contrariété en renforçant ses Forces de Persuasion. Dès lors, la mise en œuvre de la Grande Mission s'accéléra : supprimer tout ce qui pouvait la contrarier. Les malades, les vieux, les chômeurs, les paysans, les trop pauvres, enfin tous ceux qui restaient hors du champ des forces vives indispensables au Noble Dessein ne méritaient aucun soutien de la cité. Et même les simples manants « qui étaient assez poires pour que jamais l'histoire leur rende les honneurs » devraient se faire violence pour compter parmi les élus.

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Mais la nature elle-même, que le Maître avait négligé d'inclure dans son Projet, se rebella. Un jour où la population des inutiles avait déjà notablement diminué, la fonte des neiges et des glaces polaires avait soudainement fait monter le niveau des eaux. La Grande Vague avait déferlé sur les continents, anéantissant une grande partie de l'humanité. Le Maître et ses disciples les plus proches y avaient perdu la vie.
Avec le déclin brutal des activités humaines, une nouvelle période glacière avait alors commencé, les eaux s'étaient retirées laissant aux survivants une planète dévastée.
Ils marchaient toujours, mais l'éden promis avait laissé place dans leurs rêves à quelque abri de fortune d'où ils pourraient envisager une conduite de survie. Vague à l'âme et cœur à marée basse, ils s’installèrent dans des grottes où leurs très lointains ancêtres avaient initié l'histoire de l'humanité.

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Un nouveau cycle de vie … les plus vieux racontant ce qui s'était transmis de bouche à oreille : une époque bénie des dieux d'avant la disparition des espèces, la période animalière aux cultures abondantes, aux habitats confortables … un jeune enfant, fasciné par ces contes d'un age disparu avait demandé : dis papy, dessine moi un mouton ! Assis devant ces feux, sources d'une chaleur précaire, certains poètes nostalgiques d'une ère à la faune abondante y voyaient les flammes en rose.
Et tous seuls dans le silence
D'une nuit qui n'en finit plus
Voila que soudain on y pense
A ceux qui n'en sont pas revenus Le mal de vivre -- Barbara
En même temps, ils tournaient toujours autour de la terre, ces petits satellites qui ne communiquaient plus avec personne, vestiges cosmiques de l'age d'or d'une civilisation disparue par la cupidité des hommes à en avoir voulu trop accumuler.
Dans un silence glacial, un jeune gommeux, plaidant déjà pour un « nouveau modernisme fondateur » avait proposé de mettre en chantier une start-up-tribu. En suivant l'exemple des ancêtres de l'époque civilisée il fallait maintenant choisir l'homme providentiel pour ce Grand Projet.