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Un confinement de précaution, des activités en baisse notoire, des contacts, dialogues, échanges quasiment réduits à néant, autant de conjonctures nouvelles qui invitent à méditer sur notre condition d'humains déboussolés par une pandémie qui assombrit notre futur tout en interrogeant sur nos propres responsabilités présentes et passées.
Quand a-t-il vraiment commencé cet hiver des temps modernes ? Ce propos ne questionne pas les climatologues mais le ressenti des habitants de la planète. Les anciens, nostalgiques des soleils d'antan y verront le déclin d'un monde qui ne parvient ni à réguler les monstrueuses inégalités ni à empêcher la destruction programmée de notre terre nature, tandis que les plus jeunes auront le sentiment de n'avoir pas vécu l'insouciance de leur printemps sans même voir au loin de cette sombre nuit, la lueur d'un avenir plus souriant.
Action
1968, une année durant laquelle j'ai compris sans doute pour la première fois avec cette acuité, que la bonne marche du monde n'allait pas de soi. Un gouvernement monolithique habitué à une gestion sans partage, télévision et radios sous contrôle d'un coté et de l'autre une jeunesse bien éduquée qui rêvait d'émancipation, de libération de la parole et d'un minimum de contrôle sur les affaires du pays : la république gaullienne donnait déjà des signes de fatigue du moins dans sa dimension démocratique.
Tard au soir du vendredi 10 mai, dans un quartier latin saturé de policiers casqués matraque en main, exalté par une manif de grande ampleur mais éreinté par l'édification de barricades quelques rues plus loin, je me retrouve avec une cinquantaine d'étudiants à tenter de sortir des points chauds. Un mauvais choix qui nous propulse dans une souricière aux alentours de la rue d'Ulm, en tenaille entre deux formations de crs bien compactes qui s'avancent lentement. C'est dans ces situations d'angoisse que le cerveau doit montrer sa vélocité à trouver rapidement une solution. L’échappatoire salvatrice nous est offerte par des étudiants de Normal Sup qui nous ouvrent les fenêtres de leurs piaules. Une nuit que je n'oublierai jamais : entassés, épuisés, fleurant fort les gaz lacrymogènes, on se laisse aller à la musique de notre hôte.
Et pour moi une longue réflexion de synthèse sur les raisons de cet état quasi révolutionnaire dans une France prospère mais déjà très inégalitaire. C'est cet événement particulier qui marque pour moi le début d'un hiver au long cours. Ben oui Mon Général, je fus en ce joli mois de mai, une petite poussière de chienlit, initiatique de bien d'autres révoltes !
Réaction
J'assistais fort désemparé à la réaction démesurée de forces conservatrices qui semblaient contester le bien fondé de principes démocratiques élémentaires. Une naïveté que l'on perd comme un pucelage ! Et j'ai vu au fil du temps cette démocratie née de la Révolution française, devenir le paravent, jolie devanture pour les malvoyants, d'un régime quelque peu oligarchique. Et j'ai vu tristement le personnel politique, seule force capable de faire évoluer cette démocratie inachevée, courber l'échine devant les puissances d'argent.
Durant les décennies suivantes, on a vu l'économique prendre le pas sur le politique, la loi du marché supplanter celle du législateur avec son cortège d'effets collatéraux : inégalités en croissance continue, chômage itou et une misère qui s'installe durablement.
Face à ce bilan alarmant nombre de penseurs désintéressés avaient jugé que la démocratie était un frein à une croissance qui ne pouvait que rendre le monde plus heureux. Un impératif donc : la mise en place de régimes un chouia autoritaires partout sur la planète, qui assureraient le bien de tous avec c'est vrai, l'obligation parfois de contraindre un peu les récalcitrants au bonheur en usant de cet outil indispensable aux saines gouvernances : les forces de l'ordre et de la paix, ainsi soient-elles !
Un autoritarisme qui s'accentue mécaniquement en période de crise, même si la croissance n'en est plus le principal objet. Mouvement sociaux, revendications écologiques, crises sanitaires, tout est bon pour raffermir les pouvoirs des exécutifs. Oserais-je penser que de trop longue date, la permanence et l'accroissement des forces répressives est le signe d'une crise plus sourde et plus profonde, celle du capitalisme ?
Une planète qui souffre
Le monde devient un endroit inhospitalier et impitoyable où les forts écrasent les faibles les condamnant à s'organiser en clans et en tribus pour les plus vulnérables, en castes réactionnaires pour les plus aisés. Les plus riches d'entre eux ne savent-ils pas que les lingots sont trop lourds pour atteindre le paradis ? Ces séparatismes de survie pour les premiers et d'accumulation pour les seconds ne sont guère propices à l'avènement d'une paix universelle.
En serions nous sur le chemin, c'est la terre nature elle-même qui en sera l'obstacle principal. L'être humain est devenu acteur de sa propre destruction en sacrifiant à la crétine cupidité de certains, une écologie qui s'efforce de préserver la dimension nourricière de notre terre.
Et puis, pour parfaire le pessimisme ambiant, voilà qu'il arrive ce satané virus surgi de nulle part. Il nous a pris au dépourvu, il galope en laissant derrière lui des traînées de morts, il nous épuise. Il bouscule ce qui fait société, il joue à cache-cache, il se complaît à muter, il nous nargue comme pour nous dire « pour cette fois, vous ne serez peut-être pas les plus forts ». Alors on se demande : le génie humain développé dans les sciences et les techniques, sera-t-il capable de relever le défi des dérèglements climatiques et sanitaires qu'il a lui-même provoqués ? On peut se complaire à imaginer les bienfaits de ce génie au service prioritaire des sciences humaines, au bien-être des populations, à l'éradication des pauvretés. Ne devrions pas muter nous aussi dans nos habitus et nos frénésies de consommation ?
Espoir ou résignation
Quand on se sent au milieu de nulle part, on rêve d'un autre monde où la terre serait ronde et accueillante.
C'est ce que doit penser une jeunesse déboussolée dans cette sombre nuit où le champ des possibles leur semble à jamais fermé, délaissée par un pouvoir à courte vue.
Quand tout est noir, seule l'imagination et les souvenirs donnent des couleurs à la vie. Ça c'est pour les plus vieux qui ne voient guère l'espoir de quitter ce monde heureux avec cette sourde culpabilité de laisser à leurs descendants un monde dégradé.
En attendant la fin
Et puis, dans les terres froides de l'isolement, les promesses du monde s'estompent dans une angoissante solitude quand on comprend que ce que l'on cherche n'existe plus ...
Ne sommes nous condamnés qu'à cette « volupté de l'enfer » (Nietzsche) ?