La cellule qui m’est allouée à mon arrivée est déjà occupée par un codétenu qu’il me faudra accepter même à mon corps défendant, quels que soient nos caractères et affinités. Il est enchaîné lui aussi subissant déjà les affres de l’enfermement. Je ressens dans son accueil plus de méfiance que de chaleur. Je vais le découvrir maussade et râleur, parfois blagueur mais sans joie, le nez collé à l’ouverture de lumière, à contempler avec envie la liberté qui lui est promise s’il respecte scrupuleusement les consignes imposées quotidiennement. Ce matin, c’est le soleil qui domine … à l’extérieur seulement parce qu’au-dedans de nous c’est plutôt brouillard et vomissements.
Dans notre carré exigu, les déplacements sont compliqués, nos chaînes multiples s’entremêlent, même si le polypropylène a remplacé les lourds chaînons métalliques, et quand parfois l’urgence nous pousse, il n’est pas aisé d’y accéder à ce lieu dit d’aisance, petit coin minuscule, doté également, luxe suprême, d’un point d’eau pour le boire et les ablutions qui préservent un minimum de dignité.
Le Temps passe à son rythme, il n’est pas pressé le bougre, il s’ingénie même à retenir son souffle surtout la nuit, savourant cruellement nos insomnies alternées, le sommeil bruyant de l’un garantissant l’éveil de l’autre.
Il est quand même un peu exotique mon compagnon d’infortune, grand fil de fer paré de bracelets vaguement africains, la lourde dissymétrie de ses boucles d’oreilles gauchissant son port de tête peine malgré tout à faire de lui un dangereux révolutionnaire tant ses propos tanguent entre le dérisoire de basse-cour, la révolte ciblée sur le goût douteux de la nourriture et les plaisanteries forcées que nous échangeons pour faire semblant de ne pas être abattus. Ses tatouages d’avant bras, à l’origine albatros prêts à l’envol, ont muté petits moineaux fripés par l’effet des 15 kilos perdus. Il fait plus bandit de grand chemin déserté par le succès, que comploteur contre une royauté excessive mais hélas pas encore chancelante, personnage qu'à la longue j'ai fini par trouver sympathique. Ici, le remplumage est loin d’être assuré, non que la pitance soit repoussante mais le contexte est loin d’être aux agapes, même si on guette quand même dans le couloir les bruits annonciateurs de promesses toujours déçues.
En ce jour naissant, les premiers bruissements du matin ne ressemblent en rien à ceux qui réveillaient les embastillés de l’ancien régime : marchands ambulants qui installent leurs étalages, claquement des roues cerclées de fer des charrettes sur les pavés inégaux, passage lointain d’un régiment de cavalerie …
Non, ici tout se passe à l’intérieur : du bruit feutré de celles et ceux qui partent, harassés par une nuit de veille ponctuée d'appels au secours, de déprimes, de douleurs, de détresses et de sauvetages en eau basse ou en haute mer, au tonique bruyant de celles et ceux qui vont assurer le gardiennage une journée durant. Et puis, de nos cellules, c'est ensuite la ruche qu'on entend vibrionner tout au long d'un couloir rectiligne conçu pour une surveillance optimale.
Chers lecteurs, ne vous laissez pas aller à une trop profonde compassion, l’emprisonnement n’est que relatif. La fenêtre de notre geôle est dénuée de barreaux et la lourde porte d'entrée non verrouillée, loin d'être le sas d'une condamnation à une mort lente, est aussi utilisée dans l'autre sens par les internés qui en usent à loisir. Pourtant, ils sont très peu nombreux ceux relatés par les annales qui ont profité de cette largesse pour jouer les filles de l'air sans prévenir le porte-clé en chef, et la maréchaussée ne s'est jamais précipitée à leur poursuite.
Pourtant, dès notre arrivée dans le service, nous ressentons l'injustice subie du fait de n'être que simple quidam : si certains, dans les hautes sphères de l’État échappent à des incarcérations pourtant mille fois méritées au bénéfice d'un simple bracelet électronique, ici personne ne peut éviter la double peine, peine d'emprisonnement certes aménagée mais systématiquement alourdie d'un bracelet d'identification, seule preuve tangible que nous ne sommes pas un autre. A chaque intervention d'autrui sur notre personne, il est en outre obligatoire de confirmer : Monsieur Dubois, quel est votre nom ? Tout ceci certainement pour éviter les évasions par substitution d'identité comme Edmond Dantès à la place de l'abbé Faria ...
En arrivant, le premier regard jeté par la fenêtre de notre chambre d’hôpital nous l'offre plein nord notre Bastille sur les derniers contreforts de la Chartreuse. Et bien sûr, sans commune mesure, notre pensée première va à tous ceux qui comme nous, soudainement privés de liberté ont croupi dans des geôles glauques et insalubres de la vrai, la parisienne, celle de l'ancien régime. Mais si elle ne fut conçue à l'origine que pour défendre Grenoble des attaques savoyardes, celle-ci n'a jamais détenu le moindre prisonnier.

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Quand enfin pour nous, la nuit a vraiment perdu son nom, que la lumière du jour a remplacé les néons, que les bruits de couloir ont atteint leur apogée, les premiers d'entre nous qui entrebâillent leurs portes assistent au spectacle quotidiennement renouvelé de la nuée de papillons blancs saturant l'espace d'un mouvement d’apparence brownienne mais à l'efficacité d'une fourmilière. Elles sont toutes là nos petites fées d'entretien de nos cours, de nos corps et même un peu aussi de nos cœurs, personnels hospitaliers, aides soignantes et infirmières qui, deux heures durant vont nous apporter ce que nos corps exigent quotidiennement de pharmacopée, d'hygiène et de soins élémentaires, le tout heureusement agrémenté du sacro-saint petit déjeuner. Le gratin (dauphinois) arrivera un peu plus tard quand l'activité aura trouvé ce seuil bas propre à engager les investigations purement médicales.
Le rituel matinal des prises de température, de tension artérielle et de la distribution des médicaments nombreux et soigneusement contrôlés, amorce les liens qui vont se créer peu à peu entre malades et blouses blanches toutes souriantes, affables et réconfortantes et qui tentent d'être à l'écoute de ceux d'entre nous qui ont soif de raconter leurs douleurs de la nuit et de leur vie. Mais il y a tant à faire, la compassion vraie ou simulée est de bien courte durée et si chacune donne le maximum, le temps étant compté (time is money) au prorata du nombre de soignants, la frustration de certains n'étant pas répertoriée comme effet indésirable d'une hospitalisation bien peu confortable, ne trouvera pas d'antidote dans quelque gélule, cachet ou suppositoire. Il est vrai que les nuits redoutées plongent certains dans l'immensité d'une lucidité cauchemardesque et parfois, quand enfin Morphée consent à nous étreindre, il n'est pas rare que le bourreau surgisse de nouveau, muni de ses instruments de torture pour en extraire encore de ce sang que les dieux qui ont toujours soif réclament en garantie d'un rétablissement malgré tout aléatoire.
Plus tard, ceux trop malades ou épuisés par une accumulation de nuits trop blanches et qui replongent dans le sommeil, n'assisteront pas au spectacle distrayant du grand bal des 4 roues car ici tout fonctionne sur roulettes et le bruit qu'elles font sur le carrelage du couloir nous permet d'identifier la fonction qu'elles véhiculent : chariots de médicaments, de fluides corporels à faire analyser, de draps à changer, d'instruments de mesures de nos carences, le plus identifiable étant le chant trépidant du petit chariot à 3 roues du tensiomètre et le plus doux à l'oreille est bien celui lourd et feutré du chariot des repas dont on guette l'approche de chambre en chambre.
Et puis, quand le couloir fait place nette, il devient le terrain de jeu des internés les plus valides qui s'y aventurent, poussant leurs potences à roulettes desquelles brinquebalent flacons de perfusions diverses balançant leurs goutte-à-goutte comme des mickey de fête foraine. Malgré l'ambiance bon enfant, les croisements parfois délicats laissent échapper quelques jurons surtout à l'adresse de ces engins à roulettes qui ont la fâcheuse habitude, sous une pression pourtant rectiligne, de tourner sur eux-même enroulant dangereusement les tubulures de vie. Lors de mes multiples voyages au bout du couloir, il m'est venue à l'idée de doter ces potences d'un système de stabilisation gyroscopique, mais à la réflexion il m'est apparu que la vétusté des chambres et des équipements communs ne rendait guère prioritaire ce confort de pilotage d'un engin pas vraiment conçu pour des voyages au long cours.
Pourquoi ces curieuses scènes de bal de potences qu'avec un regard de saltimbanque on pourrait trouver désopilantes, ont provoqué en moi cette tristesse mêlée d'effroi ? Peut-on échapper à la vision de cette « ballade des pendus » du poète François Villon qui de sa prison mais déjà présent dans le monde des morts parle à celui des vivants, décrivant avec crudité les souffrances et l'horreur de sa prochaine pendaison en compagnie de cinq autres condamnés. Il en appelle à la compassion de ceux qui vivent encore et leur rappelle, Memento Mori, que tous les humains sont mortels. « N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis. » Alors surtout ne riez-pas, demain ce sera votre tour …
C'est souvent au moment du repas de midi que se font les transferts vers d'autres services, en particulier celui de l'imagerie médicale. C'est alors un voyage délicieux, quasi touristique qui nous est offert. La visite des couloirs tous identiques agrémentée de changements d'étage est confiée à un brancardier sur lequel repose la satisfaction du passager : il y a le brancardier muet et indifférent qui regarde droit devant lui, le bavard qui raconte sa vie, le compatissant qui vous raconte les souffrances que vous aller endurer et aussi le gentil qui recale bien votre oreiller. Mais celui que je préfère est le zélé qui se prend pour Fangio au risque de vous éjecter dans les virages, persuadé que votre vie dépend des quelques secondes gagnées dans ce labyrinthe dont il sait déjouer tous les pièges. Mais au bout du voyage, c'est l'attente dans un couloir, souvent interminable (l'attente) et c'est là dans les courants d'air que la patience des patients trouvera ses limites qui seront pourtant dépassées, transformant la résignation en froide colère contre … on ne sait pas bien qui, ce qui accentuera encore les aigreurs.
Dans le service, l'acmé des activités médicales est atteinte une ou deux fois par semaine quand le grand chef entouré d'étudiants et d'internes détaille devant sa cour les raisons de votre incarcération. Alors monte en vous la honte puis l'humiliation de porter en vous tant de tares exposées. Vous quittez la condition humaine pour devenir l'animal de foire que l'on exhibe sans pudeur à la curiosité des bien-portants ; une expertise qui ne vous aura appris que quelques mots savants de la médecine sans vous éclairer outre mesure sur votre réel état de santé, épreuve d'où vous sortez fort déprimé.
Ainsi va la vie dans un quasi huis-clos mi-drame mi-comédie où des bien-portants tentent de redonner souffle à des déglingués du corps qui troquent les bleus de l'âme contre le mieux de la chair. Mais faute de mieux, pourquoi pas ? Il en est tant qui à l'inverse sacrifient leurs corps dans la quête d'improbables paradis artificiels.
Plus sérieusement, le bilan personnel qu'en tant qu'usager, je tire de ces 10 jours passés à l’Hôpital Nord de Grenoble, n'est guère mirifique :
En ce qui concerne les actes purement médicaux, mon incompétence personnelle ne me permet pas de porter un quelconque jugement de valeur. J'ai toujours fait entièrement confiance à la profession et je n'oublie jamais que si je suis actuellement en vie et en relative bonne santé, je le dois à la compétence des néphrologues qui depuis 15 ans on su me faire profiter des progrès de la médecine en ce domaine.
En revanche le confort du patient est vraiment le point faible de cet hôpital ; au delà de quelques jours, la vétusté des chambres à 2 lits n'est plus supportable, la minuscule salle d'eau à partager, n'autorisant guère que le brossage de dents, la vraie toilette se fait pour les valides dans la douche du couloir … en attendant son tour. Là aussi il faut être patient, et pour les autres besoins, il faut aller dans un autre couloir pour accéder à des toilettes communes. Il est à peu près impossible d'échapper à la promiscuité et aux bruits, aucune salle de repos un peu confortable et silencieuse n'est prévue pour celles et ceux qui souhaiteraient fuir un moment cet environnement purement médical. Le seul recours consiste à arpenter les couloirs un peu déserts et tenter d'y trouver un siège pour se reposer.
Le déficit de communication est également flagrant. D'une part entre les services, en particulier avec l'imagerie médicale incapable de prévoir approximativement la date et l'heure de prise en charge d'un patient, et d'autre part à l'intérieur même du service entre les médecins, les internes et les malades. Le manque de temps est sans doute la cause de cette carence mais il suffirait souvent de quelques minutes pour dissiper chez le patient, d’inquiétantes interrogations. Peut-être sacrifier un peu du temps passé devant les ordinateurs au profit du contact humain ?
Malgré tout, je me dois de rendre un hommage appuyé à tout le personnel soignant et d’entretien qui, subissant également cette dégradation permanente de leur environnement de travail, s'efforce de rester souriant, aimable et attentionné, même face à des patient grincheux ou même agressifs. J'ai été impressionné par le calme et la maîtrise dont ces personnels font preuve en toutes occasions.
C'est par ce constat réconfortant que je souhaite terminer en soulignant la qualité de la médecine hospitalière française qu'il serait criminel de laisser se dégrader par le seul soucis d'économie budgétaire. Elle accueille des malades de toutes conditions, on croise cette abondante diversité dans les couloirs, et c'est tout à son honneur … que l'on souhaiterait voir préserver face aux ambitions du secteur privé. Les restrictions budgétaires prévues ne plaident guère pour une amélioration de cette situation. Mais c'est un autre débat !