Non, ce quarantième n'est pas rugissant, il est apaisé. Ce qui a fondé ma décision, c'est le produit d'une longue réflexion qui a absorbé toutes les données de l'actuelle problématique politique, dialectique et journalistique avec le souci d'une pondération raisonnée des paramètres.
Il arrive dans la vie qu'au hasard de banales pérégrinations on fasse des rencontres agréables, voire captivantes, que l'on découvre des territoires insoupçonnés qui déclenchent une irrépressible envie d'exploration. Alors on s'y attarde, on apprécie, on s'enrichit de cultures diverses, on finit par y consacrer de longs moments de sa vie. Et puis au fil du temps, l’intérêt s'amenuise, l'habitude remplace le plaisir quand on découvre que le jardin fleuri a lentement fait place à un terrain vague. Quand la routine obligée devient inutilement chronophage il est alors grand temps de tourner la page.
Il y a maintenant six ans, Médiapart fut pour moi une révélation, un journal de référence indépendant et bien marqué à gauche, qui osait décrire la situation politique et sociale sans les tabous qui paralysaient les autres publications. Je lisais avec délectation tous les articles de journalistes, et puis j'ai découvert ce riche espace du Club, sa diversité dans les sujets traités et dans les caractères des contributeurs, une relative convivialité, un humour bon enfant et puis aussi de très belles plumes … et de bien jolies rencontres.
Et puis m'apparurent au fil des ans quelques orientations bien tranchées sur l'islamisme radical, sur un atlantisme quasi inconditionnel et au plan intérieur, au moins au début du quinquennat Hollande, sur le soutien à un parti qui a oublié d'être socialiste et enfin la détestation d'un homme, Mélenchon, induisant automatiquement le rejet de ses idées.
On n'est pas d'accord, mais on s'habitue, et puis il reste quand même le Club, un bel espace de communication, de dialogues sérieux, savoureux ou drôles, et pour moi une libre tribune qui apporte un vrai plaisir de réflexion avec des gens que, pour faire court, j'appelle des intellectuels. Mais le Club lui-même s'est rétrécit de façon paradoxale avec l'arrivée massive de nouveaux abonnés alors qu'il aurait dû s'ouvrir, se dépolluer, être plus accueillant aux nouveau venus dont un grand nombre, faute d'être lus ne reviennent pas. Le club appartient en fait à quelques poignées d'habitués et de « plumes » souvent en phase avec la ligne éditoriale, que la rédaction met en avant sans se soucier de renouvellement. Pour être lu, il faut être visible et avec ce fonctionnement du participatif, pour être visible, il faut être beaucoup lu, incohérence très dissuasive et même décourageante. La direction de MDP qui a fait semblant de s'intéresser au club, ne trouve manifestement aucun intérêt à s'y investir d'avantage. Alors que reste-t-il ? Une publication qui s'est adaptée à une évolution plus centriste, plus libérale et moins fraternelle de la société, où l'impératif commercial a supplanté la séduisante éthique initiale ... un journal que je ne reconnais plus ...
… car le monde a changé. Il est des mots que j'aimais bien : l’État providence, ça donnait l'idée d'une vraie communauté, solidaire des plus pauvres. Mais avec la nouvelle compétition mondialisée, on nous a convaincu que cet état d'esprit encourageait la paresse et empêchait la France de se développer ; dans un monde de requins où il est impératif d'être productif et concurrentiel, l'inactivité, même celle involontaire du chômeur est devenue condamnable. L'assistanat aux plus démunis a été présenté comme un cancer de la société. Alors il est devenu tabou de l'évoquer, cette providence, en rêver confine même à une perversion cachée. Avec la casse programmée des services publics et les privatisations à venir, notre nouveau Président nous prépare un monde sans État et bien sûr sans providence. En l'absence de fortune à la naissance, la survie se fera au mérite. Assiste-t-on à un début de mutation de l'espèce humaine par l'adaptation darwiniste au nouveau milieu de la finance ?
Il est un autre mot, assez nouveau dans le vocabulaire politicien, que j'avais trouvé judicieux à opposer au fatalisme de l'esclavage de la finance mondialisée et de ses avatars destructeurs d'humanité : Insoumission. Je me reconnaissais assez dans cette image de l'insoumis, ce rebelle, révolté contre les injustices, les discriminations, la dictature des puissants, le refus de ce qui abaisse, avilit et de tout ce qui déshumanise. Même sans faire allégeance à son principal inspirateur qu'au fil des ans, on s'est appliqué à nous faire haïr, j'avais trouvé prometteur le programme élaboré par des milliers de personnes pour enfin passer de l'opposition passive à une tentative de réalisation d'un nouveau paradigme. Mais ce mot si noble, insoumis est devenu la cible de tout ce qui se veut libéral, c'est à dire de ceux qui refusent à d'autres la liberté de choisir leur destin. Et puis au cours de cette campagne électorale du second tour, j'ai rencontré l'intolérance, le mépris et la haine, celle qui fait fi de tout argumentaire, celle que propagent ceux là même qui la dénoncent chez les dirigeants et sympathisants d'extrême droite, celle qui n'est pas seulement un cri désespéré pour la préservation d'une démocratie menacée mais aussi le résidu de l'angoisse encore présente, dans une éventuelle victoire de Mélenchon, d'une atteinte aux privilèges d'une population bien installée, haine qui provoque hélas des inimitiés et de graves fractures au sein même de la grande famille de gauche et qui laissera des traces préjudiciables à sa reconstruction, ce dont se félicite l'oligarchie conservatrice si elle n'en est pas elle-même l'instigatrice. Se dire insoumis est devenu honteux car cela dénote clairement une nature immature, un esprit déficient, voire une stupidité crasse, certains ont même évoqué un état pathologique : le crétinisme. L'irresponsable qui n'a pas entendu au loin les chants nazis et les bruits de bottes qui se rapprochent n'est en quelque sorte qu'un collabo qui s'ignore encore. L'insoumis qui a refusé de se soumettre au vote Macron est comme le pétainiste du FN, un ennemi de la République. Les journalistes de tous bords s'en sont alarmés et ici même le mot insoumission n'est manié dans les articles qu'avec un long manche car même sans avoir le moins du monde étudié les propositions du programme « l'avenir en commun » ils savent très bien qu'il est préjudiciable à leurs intérêts futurs et donc nécessaire de le suggérer dangereux pour les populations. Il est primordial de mettre sous l'étouffoir l'utopie d'un humanisme renaissant qui risquerait de gréver les profits des plus privilégiés.
Pour subsister dans cet espace médiapartien, il faut être blindé et agressif, mais la haine ce n'est pas mon truc et je n'ai pas envie d'apprendre la malveillance. Je ne suis pas de taille à survivre longtemps dans un espace participatif où l'on manie plus facilement l'arme lourde et l'insulte que la courtoisie, je préfère croiser la fleur plutôt que le fer. Mais il est vrai que j'ai eu l'insigne maladresse de me déclarer abstentionniste, attitude impardonnable pour un front républicain qui plus tard, fera malgré tout ses choux gras d'un macronisme triomphant en oubliant bien sûr de combattre le Front National, comme c'est le cas depuis une bonne trentaine d'années. J'aurais dû obéir aux injonctions de ceux qui savent, mais je ne l'ai pas fait et j'en ai mauvaise conscience ; entaché d'un opprobre qui me poursuivra, est-il raisonnable que je m'exprime encore sur ce terrain qui sanctionne le moindre faux pas ? N'ayant pas obéi aux objurgations de l'ensemble des journalistes de Médiapart et de quelques uns de mes amis, je suis devenu un paria indigne de cette communauté, je suis un salaud et j'en ai l'âme en peine. La douloureuse contrition qui m'accable m'impose d'abord le silence, puis me montre l'humiliant chemin de la sortie. 😢
Ma liberté de pensée s'exercera ailleurs, je n'ai nul besoin de tous les directeurs de conscience qui professent dans ce journal. L'analyse personnelle que je ne demande à personne de partager, me mène à la conclusion que le système ordo-libéral incarné par l'impitoyable Macron, système que l'on refuse de considérer comme un extrémisme, cultivant pourtant un racisme anti-pauvre aussi violent que le racisme ethnique de l'immonde Front National, en s'exerçant à l'échelle mondiale et doté d'une puissance financière à laquelle aucun mouvement même structuré ne pourra s'opposer, provoquera des catastrophes sociales d'une ampleur que nos cerveaux conditionnés n'imaginent que modérées (et pour tout dire acceptables pour certains puisqu'elles ne touchent encore que les plus pauvres) mais qui deviendra démesurée et difficilement réversible par le processus de concentration des richesses, inexorable résultante du logiciel de base du libéralisme financier. Néolibéralisme et fascisme puisent aux mêmes racine de la compétition, jusqu'à l'outrance de l'exclusion des moins performants pour l'un et des plus dissemblables ethniquement pour l'autre. Les deux ont le culte de la soumission à une autorité ou à un chef. Aucun des deux n'a intérêt à la disparition de l'autre. Les médias mettront-ils autant de virulence à dénoncer l'extrémisme du premier que la dictature du second ? L'accumulation des contraintes imposées aux peuples finit toujours par provoquer de la violence. Le quinquennat qui s'annonce nous en donnera de nouvelles preuves. Il n'y aura ni contre-pouvoir institutionnel ni parti d'opposition pour en atténuer les causes, ni guère de presse libre pour en dénoncer les vrais responsables. Médiapart qui a participé activement à ce qui ressemble à un coup d'état médiatique n'en sera pas.
Ce journal qui a refusé de soutenir, même du bout des lèvres le seul mouvement de gauche en position d'accéder au pouvoir, va devoir se positionner sur l'échiquier politique de demain. Il est pour moi évident qu'il n'échappera pas à la tentation du « centrisme » macronien, tropisme qu'il s'efforcera de dissimuler. Son opposition à l'idéologie de la droite dure et extrême, et son refus obtus des idées émancipatrices de « la France Insoumise » ne lui laissent guère d'autre choix. Je crois que Médiapart n'apportera plus rien à la gauche. Il faudra beaucoup d'imagination à ses journalistes pour retenir les lecteurs nombreux qui avait trouvé dans ce journal une plateforme de lutte contre la droite libérale. Pour moi, l'aventure est donc terminée, la confiance n'est plus là, l'habitude mortifère de ne lire que des poncifs inconséquents devient sclérose. Les beaux discours humanistes, les incantations à la vertu républicaine ne sont que paroles si on n'ose pas assumer un positionnement politique clairement à gauche. Pour les élections législatives, quel mouvement politique bénéficiera du soutien de Médiapart ? Les résidus du PS peut-être, ou bien nous demandera-t-on de donner une majorité parlementaire à Macron pour éviter le chaos d'un pays ingouvernable ?
Durant ces derniers jours de campagne, alors que les sondeurs unanimes donnaient Macron largement vainqueur, j'ai compris que les outrances que blogueurs et journalistes continuaient à déverser dans les éditions successives n'en étaient pas, qu'elles étaient l'expression réelle mais irraisonnée d'une haine recuite à l'égard de celui qui incarne, après un Hamon déchu par ses pairs, la seule alternative de gauche de ce pays. Tous ceux qui partagent ses idées en sont également la cible. Le poison du ressentiment et de la haine instillé dans le cœur des hommes doit toujours trouver un exutoire et si on n'ose pas désigner les vrais responsables d'une situation dramatique, il est toujours possible de s'inventer un bouc émissaire. Après cette catharsis thérapeutique, il faudra bien que ceux qui se disent sincèrement de gauche se posent la question : sur quelles forces structurées peut-on s'appuyer pour faire avancer nos valeurs humanistes ?
En fermant cette page, j'ai le vif regret d'abandonner des amis, mais c'est toujours le prix à payer quand on trouve plus salutaire d'en ouvrir d'autres … pour que la vie continue, du moins ce qu'il m'en reste.
Longue vie à l'entreprise Médiapart. Le journalisme de gauche, objectif et impartial se meurt comme la démocratie, sous les coups de boutoir d'une ploutocratie qui tient tous les pouvoirs sous sa coupe, même celui de bousculer les consciences.
Et puisque les « on » ont rythmé et fait rimer cette campagne, pour vous montrer que sur ce point au moins je suis resté fidèle je terminerai sur le même ton : insoumission, désolation, abstention, dévastation, … résiliation ... mais certainement pas résignation.