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Billet de blog 17 janvier 2024

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Lettre de l'Education Nationale à son ex Gabriel

Gaby – tu permettras que je t’appelle Gaby ? – alors, ça y est, c’est fini nous deux ? Pas que ça me chagrine beaucoup, parce que, soyons franc, je ne t’ai jamais beaucoup aimé, mais enfin il y a la manière. Tu es parti comme un voleur, sans même prendre la peine de dire au-revoir. Rien. Pas même un appel, un mail, un SMS...

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Gaby – tu permettras que je t’appelle Gaby ? En revanche j’aurais toutes les peines du monde à te donner du « cher », parce que je ne suis pas sûr que tu vailles grand-chose – alors, ça y est, c’est fini nous deux ? Pas que ça me chagrine beaucoup, parce que, soyons franc, je ne t’ai jamais beaucoup aimé, mais enfin il y a la manière. Tu es parti comme un voleur, sans même prendre la peine de dire au-revoir. Rien. Pas même un appel, un mail, un SMS... De toute façon, ça faisait plusieurs jours déjà que tu avais la tête ailleurs. J’avais bien remarqué. Une plus riche, une plus influente que moi te faisait de l’oeil et tu n’avais plus d’yeux que pour elle. La preuve ? Tu ne m’as même pas souhaité la bonne année. Pourtant ça doit bien se faire chez les gens du beau monde, non ? Beau monde dont tu es pourtant censé faire partie, toi qui as toujours vécu dans les quartiers chics parisiens. Mais bon, j’en ai été pour mes frais, bien obligée de constater qu’en termes d’élégance, la tienne est seulement vestimentaire.

Pourtant au début… Oh, ce n’est pas que j’étais charmée, j’avais bien repéré ton manège, mais bon après ce que j’avais vécu, c’était quand même agréable de recevoir des compliments. Avant toi, tu le sais, il y a eu Pap. Aussi transparent que le papier qui sert à couvrir les manuels scolaires. C’est tout juste s’il ne sursautait pas chaque fois que je lui adressais la parole. Il n’osait jamais dire ce qu’il pensait, il fallait toujours qu’il en réfère à son patron. Mais bon, au moins, il me laissait à peu près tranquille.

Parce qu’avant lui, il y avait Jean-Michel. Le mec le plus toxique que j’aie jamais vu. Dès qu’on était dehors, il faisait le compagnon respectable, sérieux, responsable. Mais dès qu’on était à la maison, c’était un vrai psychopathe. Je ne te parle pas des menaces, des violences psychologiques, des violences physiques et des injonctions incessantes. Il fallait en permanence que j’exécute ses moindres caprices – et il avait une imagination débordante dans ce domaine – le doigt sur la couture du pantalon et sans me plaindre, sinon j’étais aussitôt traitée d’« ennemie de la République », ce qui était la dernière étape avant de se prendre une torgnole ! Et incompétent avec ça. Incapable de prévoir quoi que ce soit, me demandant de me débrouiller pour faire ce qu’il avait décidé. Et quand je lui disais que ce n’était pas possible, il me criait dessus pour dire qu’il l’avait décidé et que ça se ferait quand même. À la fin ça a quand même fini par se voir qu’en plus d’être violent il foutait rien et il a été mis à la porte de mon appart.

Alors tu comprendras que quand tu es arrivé, j’ai cru que j’allais pouvoir souffler un peu. Ben non. Toi, tu ne me cries pas dessus, mais tu me fatigues. Tu me les as fait bien cher payer les trois clopinettes que tu m'as généreusement accordées et qui ne compensent même pas l'inflation. Si je voulais gagner plus il fallait que j'accepte de remplacer au pied levé tous mes collègues absents. Pour faire quoi ? Peu importe, brasser du vent comme un ministre. À peine eu le temps de commencer un truc qu’il faut que tu passes à autre chose. Tu ne termines jamais rien, tu t’agites sans arrêt, incapable de rester en place. Tu me rappelles certains gosses dont je m’occupe. Les hyperactifs. Ceux qu’on appelle entre nous les hyper-chiants. Généralement leurs parents en sont très fiers, mais ils sont surtout très contents de nous les refiler, parce qu’un hyperactif, c’est épuisant et puis entre nous, même s’ils sont effectivement souvent intelligents, ils ne s’en sortent pas beaucoup mieux que les autres parce qu’ils n’arrivent pas à se concentrer plus de cinq minutes.

Et puis, il y a tes idées. Ou plutôt les idées de ton copain plus âgé, Emmanuel. Qui lui-même est influencé par Eric et Marine. Que des mauvaises fréquentations ! Eric, je le connais, ça fait un moment qu’il cherche à me mettre la main aux fesses et qu’il me traite de pute (ou d’islamogauchiste, ce qui dans sa bouche revient à peu près au même) quand je sors dans la rue. Je te l’ai dit d’ailleurs qu’il me harcelait, mais tu as fait semblant de rien entendre. Au contraire, tu as commencé, sur ses conseils et ceux des autres, à dire comment les gosses dont je m’occupe devaient s’habiller, ce qu’ils ne devaient pas mettre comme vêtements, et que quand même ce serait bien que ce soit toi qui t’occupes personnellement de leur garde-robe.

De quoi je me mêle ? Je les connais mes gosses, ils peuvent être têtus, bornés, mais si tu veux obtenir quelque chose de leur part faut pas trop les brusquer. Et puis il a fallu que tu t’occupes aussi de la manière dont ils allaient organiser leurs journées. « Ils sont nuls, tes gosses. Tu vas voir moi je vais m’en occuper, ils vont pas rester nuls longtemps ! » Et tu as eu cette idée géniale pour faire grimper le niveau : mettre les nuls avec les nuls, les moyens avec les moyens et les excellents avec les excellents. Qu’importe si ça a déjà été fait et que ça n’a rien donné de probant, qu'importe que ce soit une horreur en termes d'organisation et d'emplois du temps, qu’importe si les spécialistes de l’éducation disent que c’est la pire chose à faire. Tu avais décidé, donc c’était forcément une idée géniale.

Faut dire que pour te faire aimer de ceux qui ne te connaissent que de loin, tu as le chic. Mes parents t’adorent ! Normal, ils n’ont plus d’enfants qui vont à l’école et ils ne s’occupent pas de l’intendance. Et c’est vrai que tu présentes bien, tu parles bien, tu es bien habillé, et surtout tu es comme ton patron Emmanuel, tu dis aux gens ce qu’ils veulent entendre. Tu crois que je l’ai pas repéré tout de suite ton petit numéro consistant à prendre mon parti contre les parents d’élèves ? En me disant que quoiqu’il arrive, tu me soutiendrais toujours moi et pas eux ? Quitte à envenimer encore plus les choses. De toute façon, je les connais comme ma poche les bonimenteurs qui jurent la main sur le cœur qu’ils vont nous soutenir et qui se défilent à la moindre difficulté nous laissant nous débrouiller tout seuls. Il y a longtemps que je ne leur fais plus confiance.

Et à propos de parents d’élève, il faut quand même qu’on cause de la nouvelle compagne que tu m’as collée. Amélie. Oui parce que c’est Amélie qui s’occupe de nous maintenant. Peu importe si elle est déjà maquée et qu’elle n’est avec nous qu’à mi-temps. Il faut être moderne que diable ! Le problème, c’est que, moderne, elle, elle ne l’est pas trop. La preuve, c’est que ses enfants ne vont pas chez moi mais dans un établissement scolaire tout ce qu’il y a de plus réactionnaire. Et quand je dis réactionnaire ! Les talibans y mettraient leurs enfants sans hésiter : classes non-mixtes, homophobie, propos anti-avortement et anti-contraception, règlement drastique concernant les habits autorisés pour les filles, culture du viol, et j’en passe…

Et en plus de ça, Amélie n'est pas n'importe quelle parente d'élève. Elle appartient à la catégorie de ces parents d’élèves imbuvables qui passent leur temps à casser du sucre sur le dos des enseignants. Du genre à considérer que c’est à l’école de s’occuper entièrement de l’éducation de leurs enfants parce que eux ils ont autre chose à faire étant donné que, eux, ils ont un vrai métier et tout un tas de responsabilités. Tu parles ! Moi aussi j’aimerais bien toucher 30 000 euros annuels juste pour poser mes fesses sur une chaise. Tu imagines avec tout ce à quoi je participe ? Conseils de classe, conseils d’école, conseils pédagogiques, conseils d’enseignement, conseils d’administrations, réunions de comité de vie lycéenne, réunions avec les parents, journées portes ouvertes… Et dire que je fais tout ça bénévolement…

Bref, cette Amélie elle a commencé par me calomnier publiquement en sous-entendant que j’avais pas fait mon travail pour ses enfants. Le mensonge était tellement gros qu’elle a dû finir par s’excuser. N’empêche que je te préviens que ça va pas durer trois ans cette histoire. J’ai horreur de ces gens qui se croient permis de t’insulter parce qu’ils sont nés avec une cuiller d’argent dans la bouche. Et qui en plus après essayent de se faire passer pour une victime. Franchement, ça se prend pour qui ? Les mères célibataires qui se lèvent à quatre heures du matin pour aller nettoyer les chiottes dans des hôtels montrent infiniment plus de respect pour moi que cette gosse de riche.

Mais bon, je ne suis pas dupe. Je sais bien qu’avec Amélie, c’est un mariage en blanc. En réalité, celui qui a décidé de s’occuper de moi, c’est ton pote Emmanuel. Il semblerait qu’il veuille faire de moi sa danseuse, sa pépée, sa poulette. Celui-là, il va falloir que tu lui fasses comprendre de me lâcher la grappe. Parce que je ne suis pas consentante et j’aime pas trop l’odeur de naphtaline qu’il dégage. Et puis on voit bien que mes gosses lui font peur. Et moi, c’est plus fort que moi, quelqu’un qui a peur des gosses, je me dis que ça doit être quelqu’un de pas net. C’est quand même dingue que six ans après Metoo on en soit encore là à devoir expliquer le consentement à un mec qui se croit au-dessus de tout respect de l’autre parce qu’il a été élu à grands renforts de réclames publicitaires mensongères.

Moi j’aimerais bien qu’à défaut de me donner les moyens de faire mon travail on ait au moins la décence de me foutre la paix. Parce que ces gens qui n’ont pas d’enfant ou qui ne s'en sont jamais occupé ne vont pas m’apprendre mon métier.

Ces derniers temps j’ai fait lire la fameuse tribune de Virginie Despentes aux élèves dont je m’occupe. Tu sais, celle intitulée « Désormais on se lève et on se barre. » Eh ben je dois dire que j’y pense de plus en plus, à me barrer. En emmenant les gosses avec moi, parce qu’il est hors de question que je les laisse aux mains de ces psychopathes.

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