Dénotation et connotation
À bien des égards, le débat public semble souvent se résumer ces dernières années à une bataille de mots, détachée des enjeux réels. Or, les mots porteurs de sémantisme, à savoir les verbes, les noms, les adjectifs et les adverbes qui en sont dérivés peuvent s’analyser selon deux critères, la dénotation et la connotation. La dénotation, c’est le sens objectif du mot, ce à quoi il renvoie dans le monde réel. La connotation, c’est la valeur qu’on attribue au mot et, par conséquent, à ce qu’il désigne, elle peut être neutre, péjorative ou méliorative et traduit le plus souvent le système de valeur du locuteur, mais également du récepteur.
On ne s’étonnera pas que dans l’espace médiatique mainstream les mots soient bien davantage utilisés en fonction de leur connotation que de leur dénotation. Et cela pour deux raisons que j’avais analysées dans une note de blog précédente sur le fonctionnement de l’appareil médiatique : d’une part parce que l’espace médiatique privilégie les émotions sur la compréhension, d’autre part parce que cet espace se caractérisant par sa déconnexion du réel, il n’a que faire du rapport des mots à la réalité.
La connotation d’un mot est évidemment liée à son histoire, elle peut varier en fonction du contexte spatio-temporel mais également en fonction du locuteur ou du récepteur. Les mots, comme les valeurs boursières, sont soumis à des fluctuations sur le marché du langage qui méritent d’être analysées. C’est une étude de ce genre que nous appliquerons à deux mots abondamment utilisés dans le vocabulaire politique et d’un sémantisme proche : extrémisme et radicalité. Il fut un temps, pas si lointain, où les commentateurs médiatiques utilisaient indifféremment l’un ou l’autre adjectif dérivés de ces deux mots, extrême et radical, pour évoquer un parti, des militants, ou leurs moyens d’action, se situant en-dehors du champ considéré par l’idéologie dominante comme acceptable. Depuis quelque temps, radical semble avoir été abandonné au profit d’extrême. Nous allons tenter d’analyser pourquoi.
Radicalisme, radicalité et radicalisation
Quand on envisage la signification d’un mot et la valeur dont il est porteur, il faut évidemment le considérer au sein de la famille dont il fait partie. Pour ce qui est de radical, il a donné deux substantifs, radicalité et radicalisme ainsi qu’un verbe, radicaliser, ayant lui-même donné un nom radicalisation.
Le suffixe -isme de radicalisme permet d’identifier une doctrine politique. Le radicalisme est en effet un courant politique datant du XIXème siècle et dont le but avoué était de mettre à bas la monarchie puis l’empire pour instaurer la République. Radical au sens politique du terme est donc en premier lieu un synonyme de républicain. Évidemment, à partir de 1872, à mesure que la République s’impose à l’ensemble du champ politique comme un horizon indépassable, la radicalité du radicalisme s’estompe, remplacée par celle du socialisme à la fin du XIXème siècle puis du communisme au XXème.
On connaît la formule de ceux qui, à sa gauche, contestaient le radicalisme des radicaux : les radicaux, c’est comme les radis, rouge à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Derrière la formule plaisante jouant sur l’homophonie des termes, il y a une même étymologie : est radical ce qui remonte à la racine et qui envisage de traiter les problèmes en remontant aux causes profondes. Il s’agit, pour poursuivre sur cette métaphore agricole, de retourner la terre pour arracher les mauvaises herbes et planter les graines de l’avenir.
La valeur qu’on attribuera aux mots radical et radicalité dépendra donc de la place où l’on se trouve sur l’échiquier politique : mots repoussoirs pour le camp conservateur, mots porteurs d’espérance pour le camp progressiste (mais aussi dans une certaine mesure pour le camp réactionnaire). La connotation méliorative du mot a cependant connu une période d’éclipse que j’attribue pour ma part à la contamination du verbe se radicaliser et du substantif dérivé radicalisation (le suffixe indiquant un processus) utilisés durant les années 2000 et 2010 pour désigner la transformation menant au terrorisme islamiste. Ici, on peut se demander si le mot n’a pas le sens d’un retour aux racines, c’est-à-dire à une identité originelle fantasmée qu’on trouve dans le salafisme.
Il y a évidemment une vie souterraine des mots difficile à retracer à l’œil nu, mais il me semble néanmoins que dans le retour en grâce de la radicalité comme mot et comme concept, il y a clairement un avant et un après débat de la primaire des écologistes de 2022. On reconnaît souvent une victoire idéologique à sa capacité à imposer à son adversaire le vocabulaire utilisé : et c’est ce qui s’est passé lors de cette primaire. Certes, c’est la ligne modérée d’un Yannick Jadot qui a fini par l’emporter mais non sans avoir été ébranlée par la ligne radicale de Sandrine Rousseau au point qu’il lui a fallu concéder être lui aussi du côté de la radicalité (quitte à inverser le sens du mot).
Si la connotation du mot radical connaît cette totale inversion, c’est que de plus en plus de citoyens accèdent au constat que le système qui est le nôtre, celui d’une démocratie représentative inscrite dans les règles strictes d’un ordre économique libéral, est confronté à une impasse. Et face à un système qui dysfonctionne, il faut tout remettre à plat pour tout reconstruire.
Les extrêmes et l’extrêmisme
Cette inversion de la valeur du mot radical rend son utilisation impropre pour disqualifier un adversaire politique, aussi s’expliquera-t-on qu’il ait disparu du vocabulaire des commentateurs politiques au profit d’extrême ou extrémiste. Extrême, qu’il s’agisse de l’adjectif ou du substantif désigne tout d’abord une position dans l’espace : est extrême ce qui se trouve en-dehors des limites.
Appliqué à la vie politique, le terme désigne donc les deux extrémités du champ idéologique, à gauche et à droite, selon une répartition héritée de la révolution française. La première constatation à faire est que ce champ se déplace en fonction des idées dominantes dans la société. Sous la monarchie de juillet et même encore sous le Second empire, être d’extrême-gauche, c’était être républicain, c’est-à-dire radical.
Il y a pourtant une différence entre les deux mots. Là où être radical implique une action volontaire, être extrême ne dépend pas de vous, mais de la structuration du champ politique. On constatera que si l’on veut bien être radical, on rechigne en revanche à être extrême puisque la plupart des mouvements politiques aspirent à occuper une position centrale, la seule à même de vous donner les moyens d'imposer votre vision du monde.
C’est le cas du rassemblement national qui se prétend ni de droite ni de gauche ( soit au-dessus des partis comme l’était en son temps le général de Gaulle) et c’est le cas de LFI qui préfère le terme de gauche radicale ou gauche de transformation par opposition à la gauche dite d’accompagnement représentée par le PS. D’un point de vue légal, ce débat a été tranché par le Conseil d’état qui a considéré dans son arrêté de mars 2024 que le RN était bien d’extrême-droite tandis que la France Insoumise appartenait à la gauche (d’autres formations politiques étant plus à gauche).
En revanche, dans la bouche des commentateurs politiques et du camp macroniste, on a beau jeu de présenter ces deux partis réunis en une forme d’équivalence sous l’appellation « les extrêmes » (voir à ce sujet l’article d’Arrêt sur images). Le terme est utilisé à dessein d'une part pour exclure ces deux formations du champ des partis dits de gouvernement, d'autre part en raison de la connotation péjorative qu’il comporte.
En effet, le terme extrême ne désigne pas seulement une position spatiale, mais également un type de comportement, on parlera alors d’extrémisme. Dans ce cas, il caractérise ce qui dépasse la mesure, voire qui fait preuve de violence, mais également qui n’accepte aucun compromis. C’est en ce sens que l’appellation d’extrême-centre qui semble à première vue un oxymore doit se comprendre. Le concept permet de caractériser l’essence même de la Macronie : refus du compromis, prises de décision hiérarchiques et autoritaires, recours à la violence pour mater les mouvements de la société civile.
Dans les qualifications utilisées par les commentateurs ou acteurs de la vie politique qui appartiennent à ce camp-là, on entretient évidemment la confusion entre les deux sens du mot extrême : c’est un moyen de faire passer le mouvement qui occupe la position centrale entre la gauche et l’extrême-droite pour modéré et raisonnable. La pratique du pouvoir telle qu’il a été exercé ces sept dernières années nous prouve exactement le contraire : les macronistes se sont révélés radicalement immodérés et déraisonnables.
Or, en se comportant de cette façon, Emmanuel Macron, et avec lui les macronistes, a oublié une règle essentielle de la vie politique : l’hégémonie politique tient avant tout à votre capacité à faire alliance avec ceux et celles qui se situent à la périphérie de la place que vous occupez. L’intransigeance et l’incapacité à accepter des compromis se traduit toujours in fine par une exclusion du champ politique.
L’extrémisme mène à la position extrême, celle qui se situe en-dehors du jeu. C’est ce que prédisent les sondages au camp présidentiel : il se pourrait bien en effet que les macronistes soient exclus du champ politique aux prochaines législatives.
Car à bien considérer les choses, sur le plan économique et social, le macronisme n’avait rien d’un mouvement modéré, se montrant plus extrémiste que l’extrême-droite elle-même. A force de passer en force en brutalisant les institutions et la population, le macronisme s’est imposé aux yeux de tous ceux qui vivent en-dehors des plateaux de télévision pour ce qu’il est réellement : non pas un extrême, mais un extrémisme, et de la pire espèce.