Je l’avais déjà souligné dans une note précédente sans nécessairement m’attarder dessus, le terme « marcheur », dénomination des Macronistes à l’époque où le camp présidentiel se regoupait au sein du mouvement « En marche » est la traduction littérale de l’anglais « walker » qui sert à désigner, dans plusieurs séries contemporaines (The walking dead et Game of thrones, pour ne pas les nommer), les zombies. Le rapprochement lexical fonctionne en réalité comme une métaphore. Jamais le camp présidentiel n’a ressemblé autant à une armée de zombies.
Le zombie comme figure du Lumpenproletariat
Avant d’analyser la métaphore dans le cas précis qui nous occupe, il faut d’abord dresser un rapide tableau de cette figure qui a envahi nos écrans de cinéma et de télévision depuis plusieurs décennies maintenant. On peut considérer le zombie comme un mythe, à savoir un élément imaginaire (figure ou récit, en l’occurrence ici, une figure support de récits) porteur d’un sens symbolique en lien avec une réalité humaine. Le zombie apparaît dans la culture occidentale par l’intermédiaire du vaudou, héritage magico-religieux venu d’Afrique, tel qu’il se pratique à Haïti. Il désigne tout d’abord le Dieu serpent d’une certaine mythologie africaine (celle du Dahomey dont serait issu le vaudou) et le pouvoir qui lui est associé de faire revenir les morts à la vie, avant de s’appliquer par métonymie aux morts eux-mêmes.
Il semblerait qu’il y ait, à l’origine de ce que l’on doit bien considérer comme un des grands mythes de la modernité, une réalité. Les zombies auraient vraiment existé et ne seraient pas tant des morts revenus à la vie que des individus qu’on aurait drogués pour les transformer en esclaves corvéables à merci. C’est cette version du zombie que l’on trouve dans les films de Wes Craven, L’emprise des ténèbres et celui plus récent de Bertand Bonello, Zombi child.
Le zombie, en opposition à son homologue mort-vivant le vampire, figure de l’aristocrate, serait donc par nature un prolétaire. Si l’on ajoute à cela qu’il est originaire de Haïti, territoire emblématique de l’accumulation originelle du capitalisme, fondée sur l’appropriation indue de la terre, sur le meurtre et sur l’exploitation de la force de travail d’autrui, on comprendra que la figure du zombie soit éminemment politique.
Transposé en termes d’analyse marxiste, le zombie est l’équivalent du Lumpenproletariat, ce prolétariat qui est classe en soi mais pas classe pour soi à savoir qu’il n’a pas conscience de lui-même en tant que classe. Le Lumpenproletariat est mû par la nécessité de subvenir à ses besoins élémentaires et se montre prêt à trahir les siens en échange d’un morceau de pain. Au travailleur docile, George Romero, qui a su explorer à travers ses différents films toute la symbolique du mythe, ajoute dans Zombie (Dawn of the dead) la figure du consommateur. Ce film se passe en effet dans un centre commercial investi par des zombies qui reproduisent une fois mort ce qu’ils avaient l’habitude de faire lorsqu’ils étaient en vie, à savoir arpenter les allées du « mall » ou galerie commerçante.
Travailler et consommer. Ce sont les deux seuls horizons admis pour un individu dans la cadre d’une société néolibérale. On le sait, une des grandes obsessions de la junte militaire dirigée par Pinochet au Chili, conçu comme le laboratoire du néolibéralisme, a été d’éradiquer toute vie politique, syndicale ou associative parmi la population. Il fallait bannir tout ce qui permettrait aux gens de se réunir et de prendre conscience de leur force collective. Succédant à ce versant répressif et brutal mis en œuvre au Chili, de multiples mesures portant sur l’organisation du travail ont permis aux pays développés de supprimer de manière moins coercitive tout ce qui pouvait créer du collectif. Ces mesures sont bien détaillées dans le livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable : séparation des employés et des cadres, individualisation du travail, mise en concurrence des individus entre eux, délocalisations, externalisations, sous-traitance et stade ultime de l’organisation du travail au sein de la société néolibérale, uberisation. Désormais, l’individu n’est plus le salarié d’une entreprise, mais auto-entrepreneur, soit tout à la fois le patron et le salarié d’une entreprise qui n’est autre que lui-même.
Mais le vernis de liberté individuelle derrière lequel se cache le néolibéralisme ne résiste pas très longtemps : on a vu réapparaître son versant autoritaire lors du confinement où le simple citoyen n’avait pas d’autres droits que de consommer et de travailler. Toute autre activité donnant un sens à l’existence humaine était prohibée, transformant de fait l’ensemble de nos concitoyens en zombies.
Les foules haineuses
L’horizon du néolibéralisme est donc de transformer l’ensemble de la masse des travailleurs en zombies dociles et corvéables à merci. Mais cette figure du zombie lui permet également de jouer sur les peurs dans la société. Le zombie perçu comme monstre menaçant, tel qu’il a été immortalisé par les films de Romero et en particulier le premier d’’entre eux, la nuit des morts-vivants, permet de rejeter dans l’altérité monstrueuse tout mouvement social d’ampleur qui se dresserait sur la route de l’entreprise néolibérale. Cet imaginaire est en réalité ancien. Il date du XIXème siècle, comme le rappelle opportunément un article de Joseph Confavreux, et notamment de l’ouvrage de Gustave Le Bon, la psychologie des foules. Le rassemblement inorganisé d’individus sous la forme de la foule conduirait ces mêmes individus à se comporter de manière totalement irrationnelle, indépendamment de leur degré d’éducation ou de leur appartenance sociale.
C’est cet imaginaire que l’on trouve dans la majorité de l’intelligentsia au sortir de la Commune. Des personnalités comme Emile Zola et Georges Sand, pourtant peu suspectes de sympathies réactionnaires, ont ainsi pu voir dans les communards une foule dangereuse et peu conscientisée, mue essentiellement par ses affects, une armée de zombies en somme devant être traitée comme telle. C’est cet imaginaire que l’on retrouve également dans la bouche du président de la République lorsqu’il parle de « foule » La terminologie est exactement la même que celle qu’il avait utilisée lors du mouvement des Gilets jaunes – il parlait alors de « foules haineuses », le pluriel accentuant encore l’idée de multitude – et l’imaginaire reste le même. Aux foules haineuses s’oppose la rationalité consciente d’elle-même du bourgeois libéral, seul interlocuteur valable digne de donner son avis dans un régime pseudo-démocratique qui s’apparente de plus en plus à une république censitaire. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas qu’un chien de garde du macronisme tel que Christophe Barbier appelle de ses vœux que le président agisse comme Adolphe Thiers pour « sauver la République ». Que voulez-vous ? Sauver la République (bourgeoise de préférence) vaut bien le sacrifice de quelques zombies qui comme chacun le sait ne sont pas vraiment des hommes.
Si c'est un homme
Le zombie est-il un homme ? De ce point de vue les narrations les mettant en scène divergent. Dans la série The walking dead, pas de rédemption possible, le zombie est irrémédiablement cantonné à son rôle de monstre sans âme. La question est définitivement tranchée lors de la saison 2 où la figure du patriarche Hershel Greene est obligé d’admettre que les zombies ne peuvent être sauvés et que l’univers dans lequel se meuvent les personnages est marqué par la déréliction. Dès lors les zombies n’ont d’intérêt que dans leur instrumentalisation directe – ils peuvent servir d’armes défensives et offensives au sein des luttes que se livrent les différentes collectivités de survivants – ou indirecte – il s’agit en effet d’un formidable outil de propagande pour obtenir l’assentiment de ses propres troupes.
Cependant, dans d’autres fictions, le zombie, monstre sans âme et sans conscience, est susceptible d’une évolution. C’est à cette évolution que l’on assiste dans le film de Romero Land of the dead où les zombies s’éveillent à la conscience et au langage sous l’impulsion de l’un d’entre eux. Dès lors ils vont pouvoir s’organiser pour lutter contre les vivants qui les pourchassent. C’est, en termes symboliques, le passage de la classe sociale du Lumpenproletariat à celle du prolétariat en tant que classe pour soi. C’est à cette transformation que nous avons assisté lors du mouvement des Gilets jaunes. Au consommateur excédé de payer son carburant trop cher a succédé la figure du citoyen éclairé réclamant un changement institutionnel. Et c’est bien à cette transformation, non pas simplement à l’échelle d’un groupe motivé mais restreint comme celui des Gilets jaunes, mais à l’échelle de la société toute entière, que nous sommes actuellement en train d’assister.
Le cadavre encore vivant du néolibéralisme
Dès lors, ce n’est plus la « foule » qui peut être considérée comme une armée de zombies, mais plutôt les forces qui s’opposent à elle. Ces forces s’expriment par une doctrine, celle du néolibéralisme, et elles s’incarnent en une figure emblématique, celle de Macron. Macron, au bout de six ans de règne, semble être devenu, en même temps que la métonymie du néolibéralisme, l’incarnation parfaite du zombie. Comme un zombie, il est sans cesse en mouvement, errant en quête de nourriture, porté par un appétit insatiable, répondant aux stimuli d’êtres vivants qu’il n’a de cesse de détruire, transformant tout ce qu’il touche en matière inerte ou en êtres dénués de conscience. Comme un zombie, il obéit aux habitudes inscrites en lui de son vivant sans pouvoir les remettre en cause ni en questionner la pertinence. Comme un zombie, confronté à un obstacle, il n’a pas l’intelligence nécessaire pour le contourner, mais reste obstinément buté jusqu’à ce que l’obstacle cède ou qu’il soit lui-même mis hors d’état d’avancer. Comme un zombie, il avance sans se soucier de sa propre sécurité, mû seulement par ses instincts les plus primaires dont la peur ne fait pas partie.
Et c’est ce que semble être devenu le néolibéralisme qui se caractérisait autrefois par son intelligence tactique, sa patience, sa capacité à persuader l’ensemble des populations de participer à leur propre asservissement, à imposer sa volonté non seulement aux corps, mais aussi aux esprits. Emmanuel Macron est la représentation emblématique de cette mort cérébrale du néolibéralisme : on le voit désespérément faire ce qu’il avait déjà fait lors de la crise des Gilets jaunes parce qu’il est incapable d’inventer autre chose et ne pas comprendre pourquoi cette fois-ci, ça ne fonctionne pas. Ne nous y trompons pas cependant, ce n’est pas parce qu’un zombie est stupide et prévisible qu’il n’est pas dangereux. Dangereux, les derniers représentants du néolibéralisme le sont d’autant plus qu’ils ne semblent pas avoir conscience du danger qu’ils courent eux-mêmes et qu’ils semblent devenus inaccessibles à toute forme de rationalité.
Dès lors, comment s’en débarrasse-t-on ? Sur ce point, la plupart des fictions sont formelles : si on veut neutraliser définitivement un zombie, il faut le frapper à la tête. Et c’est valable aussi bien au sens propre qu’au sens figuré comme on peut le voir dans la série Game of thrones. Dans cette série, les héros anéantissent l’armée de marcheurs blancs qui menace le monde habité en tuant leur chef en combat singulier. Il est tentant d’y voir une analogie avec la situation présente. D’autant plus qu’Emmanuel Macron a concentré l’essentiel du pouvoir politique entre ses seules mains, ce qui, paradoxalement, affaiblit considérablement sa capacité d’action. On pourrait être tenté de se dire qu’il suffirait de le faire tomber pour qu’il entraîne dans sa chute le monde néolibéral dont il est le représentant.
On le sait, évidemment, les choses ne sont pas aussi simples. L’Histoire nous a appris que la bourgeoisie financière était prête à tout pour garder ses privilèges, y compris à s’allier avec des brigands de grand chemin. Ce fut le cas en France avec le coup d’état de Napoléon III, ce fut le cas en Allemagne avec la prise de pouvoir par Hitler. Si on transpose cela en termes contemporains, on verra sans peine à qui je peux faire allusion. En réalité, on ne s’en sortira pas sans poser au préalable une remise en cause radicale de nos institutions seule à même d’empêcher qu’un seul homme – ou qu’une seule femme – puisse gouverner à sa guise sans avoir de compte à rendre à personne.
Il faudra bien qu’au sortir de cette crise, le peuple qui n’est autre que la foule consciente d’elle-même et de son pouvoir, assume ses responsabilités en gouvernant par et pour lui-même sans attendre l’intervention extérieure d’un homme ou d’une femme providentielle.