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Le panier à salades (littéraires) du flic (défroqué) qui aimait la poésie

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Billet de blog 5 janvier 2022

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Car l’aurore qui est venue n’est pas celle que Jean Giraudoux pouvait attendre

Entre l’étrangeté de « Choix des élues » et le délire de « La Folle de Chaillot », le testament humaniste de l’un de nos plus grands dramaturges contemporains. L’œuvre théâtrale de l’athée Jean Giraudoux, humaniste déclaré, humaniste angoissé, symbolise le dialogue de l’ombre et de la lumière. En réponse à Pascal Praud.

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« Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion » martèle l’annonce des programmes de la chaîne de M. Bolloré. N’en ayant aucune, je me précipitais. Aussi lundi 3 janvier, sur CNews, dans l’émission phare de l’antenne, « L’heure des pros », Pascal Praud, son animateur-fétiche toujours content d’étaler comme de la mauvaise confiture une culture mal digérée, s’enflamme : « Giroudoux [ !], c’est le classique de la modernité, même s’il fut un vichyste convaincu ». Pauvre pro, fat certain.

Diplomate et romancier, Jean Giraudoux (1882-1944) s’est imposé comme le plus grand dramaturge de l’entre-deux-guerres dont le testament reste vivant. Homme de grande culture, germanophile, bon analyste politique, il manie une intelligence vive mais sceptique. Le théâtre est pour lui le meilleur outil pour montrer les êtres comme apparences, surfaces, attitudes. Car l’homme ne saisit pas le destin caché ; il lutte en vain contre la fatalité ; il ne perce pas le mystère de la création. La scène, chez Giraudoux, est un jeu d’illusions et d’instantanés. Sur les planches, les personnages de ses pièces y discourent et s’y agitent avec brio mais inutilement. Ces conceptions ont deux effets dramatiques : le spectacle tourne à un débat d’idées, où l’on manie les mythes, les paradoxes, les contradictions ; la dramaturgie repose sur la beauté du style, rythmé, ondoyant, pénétrant.

Les grands thèmes de Giraudoux sont les questions éternelles posées à la conscience humaine. Le bonheur est-il possible sans la gloire et sans « les dieux » (Amphitryon 38[1]) ? La guerre est-elle fatale (La Guerre de Troie n’aura pas lieu[2]) ? Comment sauvegarder la pureté et la fidélité dans un univers de compromissions à l’heure de la montée des ténèbres (Ondine[3]) ? Faut-il chercher à changer le paisible ordre des choses (Intermezzo[4]) ? Les idéaux intransigeants sont-ils compatibles avec le bonheur collectif (Électre[5]) ? Mais la luminosité des cadres choisis, la Grèce antique en particulier, et la finesse des dialogues empêchent ces débats de sombrer dans la dissertation pesante et la glose gratuite. Le dramaturge, surnommé l’Enchanteur, est un thaumaturge des mots, et le spectateur, séduit par l’élégance et l’intelligence de la parole, se met à rêver, comme l’auteur, d’un monde où l’ordre du Verbe remplacerait le désordre du Réel. 

Une éloquence souveraine dans une atmosphère biblique fabuleuse : Sodome et Gomorrhe[6]

« Nous avons tous vu des empires s’effondrer, et les plus solides. Et les plus habiles à croître et les plus justifiés à durer. Et ceux qui ornaient cette terre et ses créatures. Au zénith de l’invention et du talent, dans l’ivresse de l’illustration de la vie et de l’exploration du monde, alors que l’armée est belle et neuve, les caves pleines, les théâtres sonnants, et que dans les teintureries on découvre la pourpre ou le blanc pur, et dans les mines le diamant, et dans les cellules l’atome, et que de l’air on fait des symphonies, des mers de la santé, et que mille systèmes ont été trouvés pour protéger les piétons contre les voitures, et les remèdes au froid et à la nuit et à la laideur, alors que toutes les alliances protègent contre la guerre, toutes les assurances et poisons contre la maladie des vignes et les insectes, alors que le grêlon qui tombe est prévu, par les lois et annulé, soudain en quelques heures un mal attaque ce corps sain entre les sains, heureux entre les bienheureux. C’est le mal des empires… Il est mortel. »

Ces propos désabusés de l’Archange au Jardinier dans le prélude de Sodome et Gomorrhe illustrent le changement qui, avec la Seconde Guerre mondiale, a affecté l’univers (théâtral) de Giraudoux qui voit s’accomplir les désastres pressentis depuis La Guerre de Troie… et Électre. Certes, la recherche d’un bonheur terrestre à travers les jeux du langage et de l’humour avait déjà rencontré des obstacles ; quand le monde des dieux, de l’au-delà était repoussé, dans Électre par exemple, le monde des hommes gardait encore pour l’héroïne toute sa pleine inquiétude tragique. Mais, au moment même du désastre final, l’espoir subsistait dans un salut à l’aurore :

« La Femme Narsès. — Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

Électre — Demande au mendiant. Il le sait.

Le Mendiant — Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » 

L’aurore qui est venue n’est pas celle que Giraudoux pouvait attendre. Les dernières années de sa vie sont celles de l’échec. Curieusement choisi en 1939 par le Gouvernement Daladier pour occuper le poste de commissaire à l’Information, il se retirera après la défaite et devant la vanité de ses efforts : l’éloquence étincelante de l’auteur de La Guerre de Troie n’aura pas lieu s’était révélée impuissante à remonter le moral des troupes. Après avoir hésité quelque temps, il a condamné le régime de Vichy : « Blason de défaites, blason d’indignités, telles étaient les armoiries que le nouvel ordre remettait, pour leur sacre, à ses chevaliers. Un proche avenir les martèlera, aucune de leurs devises n’a été acceptée par le pays, et la leçon des événements est bien loin pour la France des vérités où certains dirigeants ont prétendu la trouver. »[7] Claude Roy, dans son livre de souvenirs Moi Je (1969), montre « l’enchanteur triste », qui n’a pas perdu entièrement confiance dans l’avenir de la France, constituant une entreprise de « Documentation nationale », un « inventaire en commun des ressources, des besoins et des problèmes de la France » où lui, Claude Roy, est nommé par l’auteur d’Intermezzo « Vice Haut-Commissaire aux Sports nautiques de la France Libérée ».

Plus sérieusement, Giraudoux poursuit dans Sans pouvoirs la réflexion exigeante inaugurée en 1939 dans Pleins pouvoirs ; il trace, sans illusions, le portrait d’une France idéale qu’il oppose au spectacle du monde contemporain, déshumanisé, robotisé. Cet écrivain déçu, c’est le nouveau visage du « magicien des lettres », image trop facile et bien trompeuse. Dans ses dernières œuvres éclatent un doute et une tension que la maîtrise du style rend plus tragiques encore.

En 1938, un an avant Pleins pouvoirs, son dernier roman, Choix des élues[8] avait sonné le glas de tout un monde. Texte paradoxal où l’absurdité devient grâce, l’athéisme jamais plus éloigné de Dieu que lorsqu’il paraît s’en rapprocher, l’homme, l’humanisme, vainqueurs dans le sentiment même d’étrangeté. Sartre écrit dans la N.R.F., en mars 1940, à propos du roman : « Dès que l’on ouvre un roman de M. Giraudoux, on a l’impression d’accéder à l’univers d’un de ces rêveurs éveillés que la médecine nomme schizophrènes et dont le propre est, comme on sait, de ne pouvoir s’adapter au réel. Tous les traits principaux de ces malades, leur raideur, leur effort pour nier le changement, pour se masquer le présent, leur géométrisme, leur goût pour les symétries, pour les généralisations, les symboles, pour les correspondances magiques à travers le temps et l’espace, M. Giraudoux les reprend à son compte, les élabore avec art, et ce sont eux qui font le charme de ses livres. »

Sans doute le schéma de base de Choix des élues restait-il celui de ses autres romans : le départ, le périple et le retour. Comme Bardini ou Juliette, Edmée quitte son cadre familier, en proie à l’appel mystérieux de l’Abalstitiel qui peut faire songer au spectre d’Isabelle dans Intermezzo. Mais la fin est autre : le retour n’est plus vers un équilibre, un ordre retrouvé, mais vers une résignation morne et feutrée. Le récit romanesque, d’une rare souplesse et d’une liberté remarquable, s’ordonne autour d’une intuition fondamentale, celle de l’absence, de l’indifférence au monde, même parfait, même aimé. Dans un tout autre langage, Edmée est une étrangère avant le Meursault de Camus, et c’est déjà l’expérience de l’absurde qu’elle fait.

C’est par le biais d’une méditation intérieure qui progresse autour d’un même thème que l’auteur justifie l’intuition première. C’est à travers les différents monologues intérieurs que les événements sont évoqués et que sont entendus les fragments du dialogue : on songe au Mrs. Dalloway de la grande dame Woolf. Plus que jamais le roman de Giraudoux est un drôle de roman, presque un « anti-roman », dans lequel l’utilisation du temps et de la durée, des personnages et de la psychologie refuse les lois ordinaires du genre. Cet univers, parfaitement faux en un sens, ne veut aucun garant extérieur, il entend ne tenir que par son écriture et l’adhésion du lecteur, dans une sorte de « pacte de lecture ». Ce roman constitue l’aboutissement d’une conception de la littérature affirmée depuis longtemps par Giraudoux : « Ils [les lecteurs] n’exigent plus de l’écrivain qu’il réussisse, suivant des recettes, des romans ou des pièces. Ils exigent de lui une nourriture qui leur est indispensable, mais qui est aussi peu précise que le pain ou la viande. Vous n’exigez pas votre kilogramme de veau en forme de petit veau, votre jambon en forme de petit porc. C’est pourtant ce que faisaient jusqu’ici la plupart de nos romanciers qui croyaient indispensable, pour nous présenter l’homme, de nous servir, dans une intrigue composée, des petits personnages en forme d’hommes complets mais minuscules. Il ne s’agit plus d’exciter par l’intrigue et l’imagination une société repue ; mais de recréer, dans toutes ces alvéoles taries que sont nos cœurs, la sève d’où s’élaborera l’imagination de demain. »[9]

Dernière grande pièce montée de son vivant, Sodome et Gomorrhe est une œuvre étrange, superbement créée en 1943 par Edwige Feuillère et Gérard Philipe et qui n’a pas eu depuis la grande reprise qu’elle mérite. Le cadre biblique fait voisiner le Jardinier cher à Giraudoux avec tout un peuple d’anges et d’archanges envoyés par Dieu aux hommes et aux femmes des célèbres villes pour les inciter à ne pas consentir à la désunion des couples qu’ils forment encore. L’action est réduite au profit de dialogues très littéraires qui, dans une mise en scène apocalyptique comme notre temps sait les réaliser, pourraient produire un effet saisissant. L’irrémédiable mal d’être, le mal d’être seul et le mal d’être deux, éclatent sans retenue. L’heure de vérité a sonné et avec elle la fin du monde : « La fin du monde ? (…) Est-ce bien le mot ? Disons plutôt que Dieu dispense aujourd’hui le monde de ses hypocrisies. Sa vérité, c’est ce déchaînement, ce grondement, ces incendies. La vérité du ciel, ce sont ces étoiles dételées de leurs constellations et le sillonnant en chevaux échappés. On appelle fin du monde le jour où le monde se montre juste ce qu’il est : explosible, submersible, combustible, comme on appelle guerre le jour où l’âme humaine se donne à sa nature. » Irréalité totale du décor et de l’action, atmosphère de « fin de partie », de catastrophe impossible à conjurer, ni même à terminer puisque, foudroyés, les protagonistes, Jean et Lia[10] continueront à se déchirer, — nous sommes en plein cauchemar métaphysique, et la beauté un peu compassée du verbe est loin de compenser, pour le lecteur des œuvres précédentes de Giraudoux, la déroute du monde et des hommes qui se consomme dans ce dernier livre. 

Entre le camée, le cabas et le cocasse, Giraudoux et sa Folle de Chaillot 

Cette même et double montée des ténèbres et de la lucidité fait le prix de La Folle de Chaillot[11], pièce posthume jouée par Louis Jouvet et Marguerite Moreno en 1945. Ce sera aussi, malgré le retour à un cadre plus conventionnel, le sens de sa dernière œuvre, Pour Lucrèce, créée en 1953 par la Compagnie Renaud-Barrault. À la pittoresque clocharde de Chaillot, au comportement saugrenu et « au timbre de salle à manger », le chiffonnier déclare : « Il y a une invasion, Comtesse. Le monde n’est plus beau, le monde n’est plus heureux à cause de l’invasion (…) Depuis dix ans nous les voyons débouler, de plus en plus laids, de plus en plus méchants (…) Le monde est plein de mecs. Ils mènent tout, ils gâtent tout (…) L’époque des esclaves arrive. Nous sommes là les derniers libres. » Les « mecs » en question, ce sont les hommes d’argent et de profit, contre lesquels Giraudoux et son héroïne entendent défendre notre harmonie avec la terre et avec nous-mêmes. Mais la victoire finale de la Folle, si elle réjouit le spectateur de Guignol que chacun de nous est intimement demeuré, est toute illusoire, succès d’apparence, victoire de la fiction, du style et du panache qui transforme mais aussi masque la réalité : cette comédie burlesque est une pièce désespérée. Plus que le sens, la forme importe ici : la fable est d’une invraisemblance criante, l’engloutissement final des « mecs » dans la trappe rappelle les outrances bouffonnes de Jarry, l’absurdité du langage et des situations — « À midi, tous les hommes s’appellent Fabrice ! » — nous plongent dans un univers que ne désavoueraient pas Vitrac et Ionesco. Avec La Folle de Chaillot[12], loin d’être « le classique de la modernité », Giraudoux est aux portes de l’anti-théâtre. 

Une opinion de Cnews, j’en ai désormais une. « Un fat peut se vanter, un amant doit se taire », croit savoir le marquis de Salles dans ce vers -parvenu du XVIIe siècle- de l’un des madrigaux de la fameuse Guirlande de Julie : on souhaiterait le gentilhomme M. Praud plus amoureux.

[1] Représentée pour la première fois le 8 novembre 1929, Amphitryon 38, « comédie en trois actes », fut ainsi titrée par Giraudoux comme étant, après Plaute, Molière et d’autres, la trente-huitième version du même mythe. Or, de ce mythe précisément, le dramaturge se sert comme d’un tremplin pour sa fantaisie et sa poésie parodique. Inversant le vieux thème de la sagesse divine opposable aux caprices des hommes, l’auteur réussit, à travers le couple Alcmène-Amphitryon, une subtile et souriante exaltation des vertus humaines : fidélité, tendresse, sincérité.

Alcmène, se réveille, croyant avoir passé une nuit d’amour avec Amphitryon, son mari. En réalité, sous les traits de l’époux qu’il a incarné, Jupiter a abusé de la jeune femme. Ignorant tout de cette supercherie, Alcmène, devant le maitre des Cieux passablement agacé, se met à chanter les vertus de l’amour conjugal et la sagesse des humains.

L’art du quiproquo suppose entre les personnages de la pièce d’une part, et entre les protagonistes et les spectateurs d’autre part, un certain malentendu et concurremment une certaine complicité. Le théâtre de boulevard, et en particulier le vaudeville, ont usé et abusé de ce type de situation et de scènes. Giraudoux renouvelle ici complètement ce « lieu commun » théâtral par l’inspiration mythologique. L’élégance de l’expression, voire la poésie du discours, désamorcent ce que la situation pourrait avoir de trivial ou d’équivoque. À l’envers des comédies de Molière ou de Marivaux, ou d’autres grandes scènes de drames romantiques fondées sur ce procédé, Giraudoux a le génie d’en avarier les « règles du jeu » et les effets.

[2] Cette pièce de 1935 sera l’objet d’un autre billet sur ce même blog, « L’inspiration mythologique dans le théâtre français du XXe siècle ».

[3] En faisant jouer Ondine au Théâtre de L’Athénée en avril 1939 (costumes Pavel Tchelitchew), Giraudoux renoue avec l’inspiration germanique : il adapte, pour la circonstance, un conte de 1811 de l’écrivain allemand Friedrich de La Motte-Fouqué (1777-1843). Si le thème de l’amour du couple est encore central dans cette œuvre écrite à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il apparaît — à l’inverse d’Amphitryon 38 — marqué à son tour du poids de la fatalité, comme si le dernier refuge des humains, leur dernière dignité, débouchait sur une impasse.

On oubliera vite, en revanche, Jean-Luc Boutté et Isabelle Adjani dans une mise en scène de Raymond Rouleau, à la Comédie-Française, en 1974.

Ondine, mystérieuse femme-poisson, a recueilli le chevalier Hans von Wittenstein dont elle partage vite la passion, bien qu’il soit déjà financé à la comtesse Bertha. Les jeunes gens se marient malgré la prédiction de l’oncle de la jeune fille, le Roi des Ondins, qui assure que Hans mourra s’il est infidèle. Ce qui ne manque pas de se produire quand le jeune homme retrouve à la Cour Bertha, alors qu’Ondine choque les « humains » par son comportement naïf et insolite. En dépit des efforts de la femme-poisson pour faire croire que c’est elle qui a, la première, été infidèle à son mari, Hans tombe sous le coup de la malédiction du Roi des Ondins. Après avoir fait ses adieux à Ondine, il périra. Condamnée à tout oublier, celle-ci ne reconnaîtra même plus le corps du chevalier et quittera la scène en soupirant : « Comme je l’aurais aimé… ». Ondine ou la fatalité de l’oubli, Hans ou la nostalgie désabusée : Ondine ne peut offrir à Hans que « l’amour », un mot divin soudain trop grand pour l’homme.

[4] Comédie en trois actes, représentée en 1933, cette pièce induit deux connotations complémentaires : celle d’un « intermède » dans l’exploration, par l’écrivain, des légendes germaniques ou des mythes antiques ; celle aussi — et c’est le sujet même de la pièce — d’un entracte de féerie, d’un interlude de liberté, d’une pause de fantaisie dans la rationalité mesquine ou dérisoire du monde quotidien.

Dans un petit village du Limousin, Isabelle, la jeune institutrice, qui entretient des relations avec un mystérieux « spectre », sème la consternation mi-désolée mi-indignée chez les notables installés : le Maire, le Droguiste et le Contrôleur des Poids et Mesures… Sa pédagogie, notamment, aussi curieuse que poétique, fait scandale. L’Inspecteur décide de procéder à un « examen » de sa classe et à une « revue » de conscience avant de prendre des sanctions. À la fin de la pièce, l’amour et le mariage ramèneront Isabelle « à la raison » et surtout à la réalité. Mais la vérité du réel et de la vie n’était-elle pas justement dans cet « intermède » ?

[5] Dès 1935, avec La Guerre de Trois n’aura pas lieu, Giraudoux était revenu à l’inspiration mythologique abandonnée depuis Amphitryon 38. En 1937, Électre, pièce en deux actes, lui donne l’occasion de prolonger sa réinterprétation de l’épopée homérique et de la trilogie tragique d’Eschyle. Non seulement Giraudoux, comme il aime à le faire, a rajouté quelques personnages à la « distribution » du mythe originel (notamment le Jardinier à qui l’on a marié Électre), mais il a plus subtilement modifié la psychologie de certains protagonistes consacrés par la légende. Ainsi en va-t-il du personnage d’Égisthe, qu’Électre soupçonne d’avoir assassiné son père Agamemnon avec l’aide de sa mère Clytemnestre. En en faisant un homme d’État responsale, réellement soucieux de défendre la Cité, Argos, contre une attaque des Corinthiens, Giraudoux transforme la confrontation traditionnelle entre un lâche criminel et la justice vengeresse en une opposition plus complexe, plus douloureuse, entre la raison d’État et l’exigence absolue de pureté. Cette dernière triomphera, mais au prix de l’apocalypse complète pour Argos. Une destruction saluée d’une seule formule par Électre : « J’ai la justice, j’ai tout. » Et quand le rideau tombera sur la ville saccagée, un mendiant commentera « le coin du jour qui se lève » sur les ruines fumantes : « Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » 

[6] « Dans la tourmente, l’inondation et la guerre des guerres, il ne subsiste plus que la faille, la honte, un visage d’enfant crispé de famine, une femme folle qui hurle, et la mort ».

Dans l’Antiquité biblique, Sodome, une ville que l’on situe au sud de la mer Morte, est menacée de destruction par Dieu, qui n’y trouve plus que des couples désunis et déchirés. Même celui que forment apparemment dans l’union Jean et Lia se révèle intenable et débouche sur la séparation. Pour sauver la ville, un ange tente de persuader Jean et Lia de se réconcilier. Mais l’incompréhension des cœurs et des sexes apparaît irrémédiable : hommes et femmes se séparent en deux groupes hostiles ; la fin du monde est inévitable.

[7] Sans pouvoirs, 1943.

[8] La Menteuse a été publiée en 1969. Ce roman dont la composition remonte à 1936, est beaucoup plus proche de Bella ou d’Églantine que de Choix des élues.

[9] « De siècle à siècle », 1930, Littérature.

[10] Presque toutes les « grandes » pièces de Giraudoux sont construites autour d’un ou de deux couples (mari-femme ; amant-amante). La fin de Sodome et Gomorrhe « achève », à tous les sens du terme, cette mystique du couple ; le couple chez Claudel et chez Giraudoux : Le Soulier de satin a été représenté pour la première fois la même année que Sodome et Gomorrhe ; Giraudoux et Becket : le couple et la fin du monde. Cette thématique du couple, en effet, témoigne d’un renoncement spirituel ou philosophique de l’époque moderne. 

[11] En décembre 1945, près de deux ans après la mort de Giraudoux, Louis Jouvet représente à L’Athénée La Folle de Chaillot. Drôle mais amère, féérique mais cauchemardesque, cette comédie noire donne au théâtre de l’auteur de Siegfried sa pleine dimension, en même temps qu’elle en fait sans doute un relais entre le théâtre symboliste dévergondé d’un Jarry et le théâtre de l’absurde d’un Beckett.

Dans le quartier de Chaillot, à Paris, vit un monde étrange de chiffonniers et de commerçants des rues, que domine l’extravagante figure de la vieille comtesse Aurélie, surnommée « La Folle ». Contre le projet de spéculateurs véreux qui veulent chercher du pétrole sous les collines de Chaillot, celle-ci va mobiliser les forces « souterraines ». Après un simulacre de procès, « La Folle » attirera les aigrefins dans un piège diabolique et ténébreux. « Il suffit d’une femme de sens pour que la folie du monde sur elle se casse les dents ».

[12] Le grand comédien Georges Wilson, faisant allusion à Maître Puntila et son valet Matti, commentait : « La Folle est un admirable poème de combat pour la liberté. Je ne veux pas m’amuser à comparer Giraudoux et Brecht, mais entre Puntila et La Folle, ces deux pièces que j’ai choisies pour inaugurer la saison du T.N.P. à un an d’intervalle, il y a quelque chose de commun. »

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