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Le panier à salades (littéraires) du flic (défroqué) qui aimait la poésie

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Billet de blog 6 janvier 2022

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Adamov, poète : retarder le tête-à-tête avec « le vautour d’avant le point du jour »

Avec Adamov, le théâtre, échappant à l’académisme de la Comédie-Française, à la médiocrité d’invention et de jeu du Boulevard, retrouve sa puissance cérémonielle et magique, sa compétence à libérer les forces de l’imaginaire social et rend un jeune public sensible à la vigueur créatrice de la théâtralité. Pourtant, de 1927 à 1947, avant le dramaturge, il y eut le poète « Ern l'Arménien ».

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Chronique de livre. Arthur Adamov, L’Arbitre aux mains vides. Écrits de jeunesse, Présentation de Max Chaleil, Editions de Paris, 2019, 212 pages.

Paris années 1950, entre Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés

Un parfum d’après-guerre continue de flotter sur le Paris des années 1950 : de Saint-Germain-des-Prés à Montparnasse, acteurs, auteurs, metteurs en scène et même menteurs et flambeurs fréquentent les mêmes cafés, les mêmes planches et tréteaux, échangent leurs réflexions sur l’art théâtral, commentent leurs expériences d’hommes et de spectacles. Les Noctambules, le Théâtre de la Huchette, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre de la Bruyère : autant de salles peu connues qui deviennent les hauts lieux de l’avant-garde dramatique. Avant-garde magistralement encadrée par une cohorte de créateurs scéniques attentifs à servir les auteurs : dans le sillon de Charles Dullin[1], les Jean-Louis Barrault[2], Jean Vilar[3], Roger Blin[4], Jean-Marie Serreau[5]. Aux noms de ces quatre « grands » metteurs en scène du Nouveau Théâtre qui ont su, comme leurs prédécesseurs Brecht[6] et Artaud[7], créer un style et imposer leurs personnalités, il serait indécent de ne pas ajouter ceux de Jacques Mauclair, Roger Planchon[8], Antoine Bourseiller[9], Antoine Vitez[10], Victor Garcia[11] ou encore Patrice Chéreau[12], tous possédés par l’amour d’un théâtre vraiment moderne, apôtres d’une dynamique scénique tourbillonnante et serviteurs du langage-cri comme il y aura une poésie-tract.

Mais qui sont-ils justement, ces auteurs qui renouvelleront autant et ainsi en quelques années l’art dramatique, et qui, au-delà de cette « renaissance », nourrissent l’extrême ambition d’en redéfinir la forme et la fonction ? Les précurseurs[13] ont pour nom : Jacques Audiberti, Jean Tardieu, Jean Genet, Georges Schéhadé, Jean Genet, Jean Vauthier et un certain Arthur Adamov. Deux « écraseront » la production théâtrale : Eugène Ionesco, Samuel Beckett[14]. Tous se distinguent de la génération antérieure (Giraudoux, Anouilh, Salacrou) et des existentialistes omniprésents (Camus, Sartre) par leur rupture revendiquée avec la tradition humaniste et littéraire, par leur investissement radical de la modernité sous tous ces aspects, par leur gout de la subversion, par leur esprit contestataire.

Adamov, "Ern l'Arménien"

Né dans le Caucase, dans une riche famille arménienne propriétaire d’une partie des pétroles de la Caspienne, chassée de Russie par la Révolution, Arthur Adamov (1908-1970) est resté jusqu’à sa mort un étranger dans son pays d’accueil. Son enfance, marquée par ce douloureux exil, le hante, et inspire une œuvre qui lui permet -presque- d’exorciser ses obsessions et ses répulsions. La lecture de Kafka, de Strindberg, la rencontre du surréalisme achèvent de former son imaginaire. Le jeune Arthur fréquente Montparnasse, rencontre des écrivains (dont Roger Gilbert-Lecomte) et se lie d’amitié avec « son double », Antonin Artaud, pourtant son aîné d’une décennie. Les premières pièces d’Adamov montrent des personnages occupés à se persécuter avec délices. Mais il se dégage peu à peu de ce fonds onirique et fantasmatique pour s’orienter vers un théâtre fortement imprégné de l’influence brechtienne, et volontiers engagé dans le combat social et politique (Le Ping-pong, 1955 ; Paolo Paoli, 1957 ; Printemps 71, 1963).

Dans Ping-pong[15], par exemple, le personnage principal de la pièce est un billard électrique, qui représente, avec ses lumières fulgurantes, ses déclics mystérieux, ses bornes métalliques, sa cage de verre et l’invention du tilt sonore, la société moderne, brillante, complexe, trompeuse, froide et organisée. A ce flipper sont désespérément attachés Victor et Arthur, fascinés par ses pouvoirs et sa magie. Cette machine à cent sous symbolise, à un second niveau, l’aliénation de l’homme par le système économique qui engloutit sa force de travail. Afin de faire accéder le spectateur à ce second niveau, le dramaturge imagine la présence d’un « consortium » (dirigé par « le Vieux », patron tout-puissant) auquel la machine appartient et qui ne cesse de raffiner et de développer sa force d’exploitation.

Toutefois Adamov ne sera jamais un marxiste heureux. Un scepticisme profond l’habite, une lucidité poignante, rampante. Toute son œuvre est pétrie d’angoisse, exprime l’impuissance de l’homme à maîtriser le temps, l’épouvante de la mutilation et de la séparation.

Alors que Beckett est nobelisé en 1969 et Ionesco élu à l’Académie française en 1970, le précurseur du théâtre dit de l’absurde, en cette même année, malade et marginalisé, se suicide.

 "Poèmes de jeunesse" 1927-1947

Le choc littéraire du Adamov des années 30-40 peut être comparé au choc poétique des années 20, provoqué par les surréalistes. Dans les deux cas, les créateurs retournent aux sources profondes de leur art, dans le souci de lui rendre sa totale efficacité.

Pour Adamov, le Surréalisme, qui n’est pas une école, est une filiation, et mieux, un mouvement. Alors la poésie est le lieu où s’élabore un nouveau langage (comme plus tard le théâtre). C’est le même refus d’une langue traditionnelle, trop pompeuse chez les classiques, trop triviale chez ses contemporains. A la métaphore travaillée, ciselée, de créer un langage qui tiendra compte de la fonction magique du fait poétique.

Donner corps à ses « vérités fondamentales » et, par une innovation radicale (celle qu’a pressenti Rimbaud), faire de la poésie le lieu même d’un nouveau réel, aussi étranger au naturalisme qu’aux conceptions idéalistes, telle est l’originalité profonde des « écrits de jeunesse » d’Adamov. Une sorte de réalisme de présence angoissée. Les textes du jeune Adamov lui servent à justifier sa propre conscience heideggérienne de « l’être là pour rien ». La seule chose que le poète n’est pas libre de faire ce n’est pas de plus écrire, c’est de cesser d’être là, seul, inutile, sans avenir et si peu de passé, irrémédiablement présent. La poésie comme « une réalité à laquelle on puisse croire (…) le cœur et le sens (…) cette espèce de morsure concrète que comporte toute sensation vraie » (Artaud).

Dans le sillon de l'étoile absinthe Rimbaud, Adamov ami de l'interné de Rodez

Car ce que l’on sait moins, c’est qu’Adamov, pendant vingt ans, entre 1927 et 1947, écrit de nombreux poèmes en vers et en prose, « à la manière de Rimbaud », mais aussi des manifestes, des essais, des préfaces (notamment au Livre de la pauvreté et de la mort de Rilke), des critiques de livres d’art (Van Gogh), qu’abritent d’éphémères revues (Discontinuité, Les Cahiers de l’Etoile, etc.) ou des titres fameux (La N.RF., Comœdia, Les Cahiers du Sud) ou sulfureux (L’En-dehors).

Ces « écrits de jeunesse », peu connus et peu commentés, ont été réunis pour la première fois dans L’Arbitre aux mains vides[16] par l’éditeur-écrivain Max Chaleil[17], le Gardois protestant cévenol, l’ami du Adamov des années Saint-Germain-des-Prés. Et, en effet, auteur de plusieurs biographies et études littéraires (il est l’un des meilleurs spécialistes français de Roger Vailland, a « pondu » une thèse sur Lautréamont et a créé les Dossiers -consacrés à Céline et à Breton- lors de son passage aux éditions Belfond), Chaleil a réalisé, avec André Laude, en 1969, pour France-Culture, six entretiens avec Adamov, restés célèbres. C’est que, narguant le solennel et le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte, excellent à l’escarmouche, l’homme du plateau de la Margeride ne badine pas avec le talent : sa (longue) présentation fort justement articulée des textes de jeunesse d’Adamov, à force de pyrotechnie verbale, force l’admiration : ces deux-là s’étaient décidément bien trouvés, « chantant l’amour, la mort, la solitude, mais aussi l’émerveillement au monde » pour conjurer « le tête-à-tête avec le grand silence des petits matins blêmes ».

Arthur Adamov, L’Arbitre aux mains vides. Écrits de jeunesse, Présentation de Max Chaleil, Editions de Paris, 2019, 212 pages.

 https://leseditionsdeparis.com/collection/litterature/larbitre-aux-mains-vides

[1] Charles Dullin (1885-1949). C’est l’un des maîtres les plus écoutés de la mise en scène française postérieure à 1945. Il convainc ses élèves de l’importance de leur rôle par rapport au spectateur. Il est l’un des initiateurs de ce « théâtre populaire » auquel Jean Vilar a consacré le meilleur de son art.

[2] Jean-Louis Barrault (1910-1994), placé au premier plan en 1943 après quelques mises en scène éclatantes à la Comédie-Française (dont Le Soulier de satin), crée après la guerre une compagnie avec Madeleine Renaud. Au Marigny, puis à l’Odéon (1959-1969), au Théâtre Récamier, à la Gare d’Orsay, et ailleurs, il se distingue par son goût d’un théâtre qui sollicite l’être profond du spectateur. Son rêve d’un théâtre total lui fait embrasser la production de tous les temps et de tous les pays et accueillir les scénographes dont le talent le séduit.

[3] Jean Vilar (1913-1971) s’installe après 1947 à Avignon, où il fonde le premier Festival d’Art dramatique français. Il crée en 1951 le Théâtre National Populaire avant de se consacrer complètement au Festival d’Avignon. Adversaire déclaré du « metteur en scène régnant », il tend à présenter les œuvres dans leur aspect universel et se caractérise par son goût de la sobriété à tous les niveaux.

[4] Roger Blin (1907-1984), élève de Dullin mais fortement marqué par Artaud, capable d’une vision poétique du monde mais aussi de la plus grande austérité, a été le metteur en scène rêvé pour les œuvres de Beckett et de Genet.

[5] Jean-Marie Serreau (1915-1973), héritier de Dullin et Brecht, très imaginatif et séduit par les possibilités qu’offre l’audio-visuel, monta des œuvres d’Adamov, Ionesco, Beckett, Arrabal, Césaire et Kateb Yacine.

[6] Bertolt Brecht (1898-1956), de son côté, lègue à ses continuateurs la conception d’un comédien qui, grâce à un « jeu distancié », ne fait pas complètement corps avec son personnage et laisse ainsi au spectateur le choix de l’interprétation.

[7] Antonin Artaud (1896-1948), metteur en scène, offre une conception de la scène : « lieu physique et concret », elle doit créer son langage à travers le langage.

[8] Roger Planchon (1931-2009) est considéré comme un metteur en scène du théâtre réaliste engagé – il a dirigé, sur scène comme au cinéma, notre ami Régis Royer (notamment Lautrec).

[9] Antoine Bourseiller (1930-2013), l’homme des recherches dans le domaine de l’insolite, a monté des pièces de Billetdoux ou Vauthier.

[10] Antoine Vitez (1930-1990) a mis en scène aussi bien Guyotat que Claudel.

[11] L’ArgentinVictor Garcia (1934-1982), pour qui Arrabal est l’auteur de prédilection.

[12] Patrice Chéreau (1944-2013) a notamment mis en scène Marivaux à Paris et Wagner à Bayreuth.

[13] Leurs successeurs immédiats sont Fernando Arrabal, Kateb Yacine, Aimé Césaire, René de Obaldia, François Billetdoux, Roland Dubillard, Serge Rezvani.

[14] Des créations nombreuses du Nouveau Théâtre, deux œuvres émergent à l’évidence avec une force particulière, celles de Ionesco et de Beckett, et toutes deux, semble-t-il, pour les mêmes raisons : elles ont d’abord été des œuvres à scandale(s), elles sont devenues des œuvres à succès, puis des textes classiques. Surtout elles ont eu et ont en permanence du succès parce qu’elles touchent et disent le scandale, parce qu’elles n’ont cessé d’approcher, de creuser notre modernité scandaleuse, faite à la fois de triomphe et de honte, d’enthousiasme et d’angoisse, de plénitude et de nihilisme. Parce qu’elles offrent sans doute les formes aberrantes mais nécessaires, déconcertantes et pourtant évidentes, du tragique de notre postmodernité occidentale. Beckett et Ionesco, partageant d’ailleurs ce rare privilège avec Ponge, Char, Bonnefoy et quelques autres poètes, ont inventé à la scène des formes et des « voix » qui ne doivent pas seulement leur succès à un »parti pris » d’avant-garde.

[15] A été adapté par Jacques Mauclair (1919-2001), à la demande d’Adamov.

[16] Titre d’une pièce d’Adamov partiellement représentée le 18 février 1927 [en réalité seul un fragment de cette pièce, « Mort chaude », a été lu lors « d’un après-midi au Studio des Ursulines »], non parue (outre le livret-programme d’annonce). La pièce semble autrement inconnue et n’avoir jamais vu le jour.

[17] Max Chaleil est souvent éditeur (il a travaillé dans de belles institutions, notamment Stock, Belfond, Bourgeois, avant de créer sa propre maison d’édition, Les Presses du Languedoc, en 1977, puis les Éditions de Paris, en 1985) mais il est d’abord écrivain : il a collaboré à divers journaux et dirigé, entre 1970 et 1980, la revue Entretiens consacrée à divers auteurs (Joseph Delteil, Roger Vailland, Lautréamont, Lawrence Durrell, Claude Simon, Alexandre Vialatte, etc.). Si nous nous sommes régalés avec Flic ou gardien de la paix. Question à la police (Stock, 1974), une série d’entretiens menés avec la grande figure du syndicalisme policier des années 80, Gérard Monate, déjà créateur de la Fasp en 1969, mais volontiers militant mitterrandien et financier « douteux » du Parti socialiste (affaire Urba-Gracco), c’est singulièrement avec le très sérieux et documenté Le Sang des Justes, vie et mort de Rolland, chef camisard (Denoel, 1985) que se manifeste le talent littéraire de Chaleil.

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