Des bords de la Vienne au Quai d’Orsay
Jean Giraudoux (1882-1944), nait à Bellac, sous-préfecture de la Haute-Vienne (comme on apprenait jadis). Après de brillantes études classiques au lycée de Châteauroux, puis à Sceaux, au lycée Lakanal. Poursuivant ses Humanités, il entre à l’Ecole Normale Supérieure en 1903. Tout en se spécialisant dans les études germaniques, il fréquente les milieux littéraires parisiens et publie en 1909 ses spirituelles Provinciales. L’année suivante, il entre au ministère des Affaires étrangères et embrasse la carrière de diplomate. Désormais, il mènera de front ses activités littéraires, diplomatiques ou administratives.
De romancier à dramaturge
Au lendemain de la « der des ders », qui lui a inspiré ses Lectures pour une ombre (1917) et Adorable Clio (1920), il accède rapidement à des postes importants du Quai d’Orsay dans l’entourage de Philippe Berthelot, Secrétaire général des Affaires étrangères. Le roman lui vaut en même temps d’accéder à la célébrité littéraire, avec plusieurs textes pleins de finesse et d’humour : Simon le pathétique (1918), Suzanne et le Pacifique (1921) ou Juliette au pays des hommes (1924), que la postérité toutefois ne retiendra pas.
C’est d’ailleurs un de ces romans, Siegfried et le Limousin (1922), qui est à l’origine de sa seconde carrière de dramaturge et qui, celle-ci, le fait atteindre, et de son vivant, le vedettariat littéraire. Après en avoir publié, en 1927, une adaptation dialoguée, sa rencontre avec le grand comédien et metteur en scène Louis Jouvet le détermine à en tirer une véritable pièce de théâtre, Siegfried[1].
Bien supérieure au roman, cette œuvre théâtrale inaugure une brillante série de réussites à la scène, où le génie d’auteur de Giraudoux se confond avec celui de Jouvet, qui assure toutes les mises en scène : Amphitryon 38 (1929), Judith (1931), Intermezzo (1933), Tessa (1934), La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), Électre (1937), L’Impromptu de Paris (1937), Ondine (1939).
La défaite et la mort
Les préoccupations de Giraudoux diplomate, au plus près de la crise internationale et de la montée des périls, marquaient déjà fortement ses œuvres des années 30. Au début de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est commissaire à l’Information, c’est en essayiste qu’il dresse le bilan sans concessions de la « politique de la défaite » (Pleins pouvoirs, 1939 ; Sans pouvoirs, posthume, 1945). Après l’armistice, il revient au théâtre avec Sodome et Gomorrhe (1943), mais meurt à Paris en janvier 1944, sans avoir vu la libération de la capitale, ni la mise en scène donnée par Jouvet, en 1945, de sa dernière « grande » pièce ; La Folle de Chaillot, qui restera comme son double testament de dramaturge et d’humaniste.
Un théâtre humaniste
Car rien, en effet, ne prédisposait Giraudoux à devenir notre principal dramaturge de la génération de l’entre-deux-guerres : ni sa carrière d’administrateur et de diplomate, ni son passé récent de romancier, ni même le contexte théâtral du moment, presque entièrement dominé des succès à répétition du vaudeville et du théâtre de boulevard. Tous ces éléments se trouvent pourtant avoir pesé d’une manière ou d’une autre dans « le coup du destin » qui, à 46 ans, va transformer l’auteur d’aimables romans un peu légers en un dramaturge original.
De sa formation littéraire et diplomatique, Giraudoux retiendra le goût pour les mythologies antiques et une grande passion pour l’Allemagne romantique. De son apprentissage romanesque, il tirera leçon quand il s’agira, avec les moyens de la scène, de s’attaquer à la forteresse réaliste, dont le roman n’était que le fortin le plus avancé. Quant à la crise du théâtre, elle lui imposera la conviction, partagée avec Louis Jouvet, qu’il faut désormais écrire autre chose pour montrer autre chose.
Des hommes et des dieux
De Siegfried à Sodome et Gomorrhe, les légendes et les mythes, qu’ils soient germaniques (Intermezzo, Ondine), bibliques (Judith, Sodome…) ou antiques (Amphitryon 38, La Guerre de Troie…, Électre), ne cessent de nourrir le théâtre de Giraudoux, heureux comme un pirate devant des trésors enfouis. C’est que l’humanisme de cet écrivain, dont le métier de diplomate suffit pourtant à prouver qu’il fut bien un honnête homme de son temps, a besoin pour s’exprimer de prendre distance par rapport aux contingences du réel et de l’histoire. Dans le vivier mythologique et la malle aux légendes où l’homme s’affronte aux dieux et découvre le sacré, le dramaturge va chercher, pour les réactiver, les figures emblématiques de ses convictions ou surtout de ses angoisses : Alcmène et la tendresse humaine, qui fait échec aux complots des dieux, Hector et son obstination pacifiste, Électre et son absolutisme de la vérité à tout prix.
Tous ces magnifiques héros antiques, toutes ces sublimes héroïnes légendaires, Giraudoux en fait d’abord des hommes et des femmes -presque- ordinaires dont les silhouettes traditionnelles s’emplissent d’une chair résolument moderne, marquée des blessures d’une génération qui navigue aveuglément d’une guerre à l’autre.
Si de pièce en pièce son théâtre s’assombrit, si son rêve d’exorciser le tragique recule d’œuvre en œuvre, jusqu’à se faire cauchemar d’apocalypse dans les dernières (Sodome…, La Folle…), c’est que la conscience de Giraudoux ne cesse de s’obscurcir devant la grande marée des ténèbres. Ulysse, le beau parleur de la Guerre de Troie…, incarnait encore un idéal humaniste de patience et de conciliation humaine, mais le Destin en effet va l’emporter et déjouer le plan raisonnable des deux négociateurs ; en accusant Oiax de l’avoir assassiné, Démokos déclenche irrémédiablement le conflit et c’est Cassandre, la sombre sibylle, qui avait raison et qui a eu le dernier mot :
Cassandre — Il meurt comme il a vécu, en coassant.
Abnéos — Voilà… Ils tiennent Oiax… Voilà. Ils l’ont tué !
Hector, détachant les mains d’Andromaque — Elle aura lieu.
Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus[2].
Cassandre — Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec.
Le rideau tombe définitivement.
L’inspiration mythologique dans le théâtre français du XXe siècle
C’est dire si on assiste au XXe siècle à un retour des mythes antiques au théâtre, retour dont Jean Cocteau semble l’initiateur. C’est en effet en 1927 qu’il fait paraître Orphée : pendant une vingtaine d’années, désormais, les pièces d’inspiration mythologique vont se succéder.
Dès 1887, dans ses Moralités légendaires, Jules Laforgue avait fait preuve d’une certaine désinvolture à l’égard des mythes, qu’il réécrivait avec une distanciation ironique – et brillante. En 1899, André Gide proposait une version moderne de Prométhée (Prométhée mal enchaîné), tout aussi irrévérencieuse – et brillante. Le mythe était désacralisé, sans souci des anachronismes. Au XXe siècle, ces légendes gréco-romaines de portée universelle sont réactualisées, véhiculant les interrogations des dramaturges contemporains et reflétant leur philosophie.
Dans cette « renaissance » des mythes, plutôt d’ailleurs une revisitation, quelques personnages particulièrement riches, se prêtant à diverses interprétations, sont privilégiés.
Ainsi si Orphée permet à Cocteau de se livrer à une vaste méditation sur la destinée du poète, et à Victor Segalen (Orphée-Roi, 1921) d’opposer l’idéalisme au matérialisme, c’est ce même mythe qui sera repris en 1942 par Jean Anouilh, qui, lui, centre son drame autour du personnage d’Eurydice, passe sous silence le thème de la poésie au profit d’une réflexion sur la vie, jugée corruptrice, tandis que la mort symboliserait la pureté.
On voit de même le mythe d’Œdipe traité de façon très différente par Gide et par Cocteau. Pour le premier, Œdipe sert de prétexte à un débat moral sur la liberté et la prédestination, tandis que pour le second il fait l’objet d’une réflexion sur le destin, dans un climat tout à fait surréaliste (La Machine infernale, 1934). Quant à Anouilh, il s’intéresse davantage au personnage d’Antigone, fille d’Œdipe, et figure emblématique en cette année 1944 qui voit s’étendre la Résistance.
On pourrait de même comparer l’Électre de Giraudoux, conçue comme le drame de la justice et de la pureté, et Les Mouches de Jean-Paul Sartre, qui voit dans le même mythe une parabole de la liberté, loin de toute préoccupation morale ou religieuse.
Outre Orphée, Œdipe et Électre, des personnages mythiques comme Thésée, pour Gide, ou Médée, pour Anouilh, ont aussi les faveurs des dramaturges. Parfois même, c’est tout un pan de la mythologie qui est ainsi actualisé : Giraudoux, qui n’hésite pas à faire (re)vivre les différents protagonistes de la guerre de Troie, révélant ainsi son appréhension d’un nouveau conflit mondial, reste le meilleur pilleur de tombes mythologiques.
C’est assez dire que le mythe incite à une pluralité de lectures, selon son traitement dramatique et selon les circonstances de sa réactualisation.
Giraudoux, un homme de style
Et justement, au service de sa conception de la dignité humaine, Giraudoux a convié tous les principes et moyens de ce qu’il concevait comme « la dignité littéraire ». De même que ses romans, Suzanne et le Pacifique et Bella, notamment, nous montraient un écrivain soucieux de s’éloigner des servitudes du réalisme -linéarité de la narration, « objectivité » de la description, etc.-, de même son théâtre s’affirme résolument comme littéraire, ses pièces comme des « écrits » dont la haute facture dense, allégorique et « spirituelle » à tous les sens du terme, repousse les habitudes d’une mimésis sommaire de l’histoire ou de la psychologie humaine.
Sur la scène, cette rupture assumée avec la double tradition du théâtre d’intrigue et du théâtre de « caractères » a ouvert l’espace neuf d’une écriture dramaturgique où l’intelligence rime avec fantaisie, poésie et pour tout dire style. « Notre époque réclame surtout un langage (…) Ce qu’elle attend de l’écrivain, c’est qu’il lui révèle sa vérité à lui, qu’il lui confie, pour lui permettre d’organiser sa pensée et sa sensibilité, ce secret dont il est le seul dépositaire : le style. C’est ce qu’elle réclame aussi au théâtre. »
Les détracteurs de l’œuvre de Giraudoux -ils sont nombreux- ont beau jeu de lui reprocher ses facilités ou ses manies langagières : jeux de mots et bons mots, parodies et pastiches, anachronismes et familiarités. En réalité, le dramaturge ne conçoit pas autrement ces procédés que comme des moyens de substituer l’élégance d’un ordre verbal, fragile mais séducteur, au désordre du monde et des consciences.
Du texte (pointu) aux planches (clouées)
Dans cette entreprise, la chance de Giraudoux fut évidemment la rencontre puis la permanente collaboration avec Louis Jouvet. Formé lui-même à l’école du comédien Jacques Copeau, Jouvet conçoit le théâtre comme un univers d’abord littéraire que l’interprétation des acteurs, le travail de scénographie et le renfort limité des décors ont pour mission de soutenir et non de remplacer. « Regarde le lustre et articule », disait Jouvet à ses élèves en leur interdisant les effets spectaculaires. Or le théâtre de Giraudoux lui offrait précisément un vrai texte à mettre en bouche, un monde de mots et de noms à particulièrement articuler, à faire rendre sens par l’épreuve de la parole.
Si une certaine « gratuité » marque le « beau langage » giralducien des premières œuvres, elle s’efface de plus en plus à partir d’Électre, au profit d’une maîtrise stylistique qui épouse de plus près les pressentiments tragiques de l’entrée en guerre et de l’Occupation. Montherlant et Anouilh, d’un côté, prolongeront plus tard cette exigence d’une authentique « littéralité » théâtrale ; d’un autre côté, les dramaturges de l’absurde, du Sartre des Mouches à Ionesco, du Adamov du Ping-pong à Beckett, se reconnaîtront dans les paradoxes « ricanants » de l’auteur de La Folle de Chaillot.
[1] De Siegfried (mis en scène en mai 1928, avec Louis Jouvet et Lucienne Bogaert) date la « conversion » de Giraudoux du roman au théâtre. Poussé par quelques amis, l’écrivain, dès 1927, avait adapté sous une forme dialoguée quelques pages de son roman Siegfried et le Limousin paru en 1922. La rencontre de Louis Jouvet le convainc de terminer l’adaptation pour obtenir une pièce en quatre actes, bien supérieure au roman d’origine. Cette première œuvre à la scène révèle le Giraudoux passionné de culture allemande, depuis ses années à l’E.N.S., et dévoile quelques-uns des grands thèmes de son théâtre à venir : la force du couple, le pari sur l’amour humain et celui sur la nécessaire compréhension des nations. Recueilli aux lendemains de la Guerre 14-18, par l’Allemande Éva, le Français Jacques Forestier, amnésique, est devenu un Allemand cultivé, et même un homme politique d’importance. Le baron Zelten, un de ses adversaires, fait alors revenir de France Geneviève Prat, son ancienne fiancée, qui lui réapprend son nom, sa langue et son pays natal. Au terme d’un douloureux débat intérieur, Forestier se résoudra à quitter l’Allemagne et Éva pour Geneviève et la France, tout en se refusant à renier sa « seconde patrie ». Le troisième acte, véritable climax, oppose, dans une confrontation saisissante, les deux femmes -et, par-delà, les deux nations, l’Allemagne et la France, leurs deux cultures, leur « tempéraments » – qui ont « fait » Siegfried-Forestier, mutique (et dont le silence, alors, est lourd de signification). Ce dialogue peut être rapproché de la grande scène de la négociation entre Hector et Ulysse dans La Guerre de Troie…, quand les deux héros « pèsent » les valeurs et les poids respectifs des deux nations qu’ils représentent.
[2] Fils de Priam.