La vie vécue comme une farce tragique, l’humain inhumain, l’usure des corps, la survie, la mort sans fin, la crise de la parole, le seuil du temps et son indétermination, le scepticisme et l’aporie autant de thèmes centraux de l’œuvre beckettienne où Je est sans nom plutôt que Je est un autre.
L’éphectique Beckett, le doute absolu et « l’innommable »[1]
« Le théâtre de Beckett, écrit Ludovic Janvier, mince de poids mais lourd de paroles, est avant tout celui du dernier mot, du dernier souffle, du dernier accord de la voix humaine proféré avec maîtrise et dignité à la veille de se taire pour toujours. Donnés à entendre ou à lire, les mots de Beckett et les créatures qui en sont porteuses ne sont donc pas seulement les modèles où un certain art d’aujourd’hui, celui qui croit encore à l’art de parler, prend sa source. Ces traces et ces ruines sont ce qui restera d’une des plus belles révoltes, de la révolte la plus amère et la plus gaie, dressée contre la misère humaine[2] ».
Samuel Beckett (1906-1989) fut le premier surpris du succès remporté en 1953 par son Godot[3]. Deux vagabonds sans panache, Vladimir et Estragon, « causent » vainement au pied d’un arbre dans un paysage désertique dans l’attente d’un énigmatique Godot. Au milieu des « disputes » qui leur servent à tromper leur espoir, survient un autre couple de « clowns métaphysiques » : Pozzo poussant devant lui à coups de fouet son vieil esclave pleurnichard, Lucky[4]. Visible allégorie de l’inutile espérance humaine, la pièce aida le public à saisir le carburant du Nouveau Théâtre dans sa volonté de parler de l’essentiel – et qui pourtant, intrinsèquement, n’a pas de nom : le néant, le rien, le noir.
Car c’est bien le vide et l’innommable que Beckett poursuit. Ses personnages, quand ils veulent exprimer quelque idée, sentent les mots faire défaut : le bafouillage, puis le silence s’installent, remplis de bâillements, de redites, de mimiques ou de borborygmes. C’est dans ces vides réitérés, dans ces plages où les mots échouent et se fracassent, que le sens profond de la pièce s’élabore et s’ébroue. Epaves, pauvres hères, gueux hirsutes, paralytiques, les êtres beckettiens sont déjà gagnés par la mort lente. Winnie, qui n’est pas l’ourson que l’on croit, s’enfonce dans le sol dans Oh ! les beaux jours[5], d’autres vivent dans des poubelles ou sur un fauteuil d’infirme dans Fin de partie. Même le comique de cirque utilisé, à réplétion, sous forme de chutes, coups de pied, pantalons qui tombent, rappelle la faillite atroce des êtres de chair[6], abîmés, bafoués. Disloqués. Le monde entier est en décomposition, s’enlisant dans un délabrement généralisé.
Pour être absolu, le pessimisme de Beckett n’est pas neuf. Les thèmes de la solitude, de l’attente et de l’incommunicabilité sont monnaie courante dans ce siècle kafkaïen. Mais Beckett a su trouver une formulation terrible et fascinante. Son théâtre nous met, presque physiquement, en contact avec la frustration et le malaise. Les récits en prose de Beckett, des anti-romans, montrent (et plus tard sa poésie peu connue) le même naufrage des êtres, en recourant au monologue interminable d’une voix sortie du néant – et prête à y retourner.
***
Beckett, tout en prose, de Murphy à Malone meurt
Lorsqu’en 1953, après la première représentation de En attendant Godot, il devient tout à coup célèbre, il y a vingt-cinq ans que Beckett s’interroge, théoriquement et pratiquement, sur l’écriture. D’abord sur celles des autres (Dante… Bruno… Vico… Joyce, 1929) et Proust en particulier (Proust, 1931). Puis sur la sienne, dans une série de textes, de faux romans, où s’est élaboré, selon une succession sans faille, un univers prêt à être transposé sur scène. Comme tous les romans importants de ce siècle, le premier « roman » de Beckett, Murphy (écrit en 1935, publié en anglais en 1938, en français en 1948), est une quête. Le héros, Irlandais exilé à Londres, cherche du travail pour faire plaisir à la femme qu’il aime ; les autres personnages, eux, cherchent Murphy[7]. Celui-ci finit par trouver sa voie comme gardien dans un asile d’aliénés – « l’asile en fin de compte vaut mieux que l’exil » - où il se suicidera. Incinéré, ses cendres « avant que l’aube ne vînt encore répandre sa grisaille sur la terre, furent balayés avec la sciure, la bière, les mégots, la crasse, les allumettes, les crachats, les vomissures ». Des héros de Beckett, Murphy est le seul qui atteigne un but, la fin, la tranquillité.
Ce premier « roman » est surtout une tentative pour nier le roman, la fiction à laquelle il reste cependant absolument soumis[8]. C’est le récit le plus « littéraire » de Beckett, le livre de toutes les influences, Kafka, Proust, Joyce, de tous les procédés destinés à détruire l’illusion romanesque, comme par exemple ces remarques du narrateur : « le récit de Clélia, expurgé, accéléré, corrigé et réduit, donne ce qui suit », ou bien « cette tâche pénible accomplie, il n’y aura plus à ce sujet de communiqué » (il vient de décrire l’état mental de son personnage) ; les fiches d’identité en guise de portraits, les reproductions de parties d’échecs comme dans les rubriques spécialisées des journaux, l’emploi de mots compliqués (syzygie, toxicopée, pampygothique), et jusqu’aux attaques ouvertes contre le roman traditionnel, tout concourt au même but. Pourtant, malgré les déformations que Beckett leur a fait subir, histoire, récit, personnages sont bien là dans ce roman picaresque, parodique et baroque. Plaisir très irlandais à jouer avec les mots, à alambiquer la façon de dire, à imiter tous les tons, à les opposer : humour presque indéfinissable dans un va-et-vient constant entre l’objet et le langage.
Dans les romans suivants, Watt (qui ne sera publié en français qu’en 1968), Nouvelles (1955), Molloy[9] (1951), Malone meurt (1952) et surtout L’Innommable (1953)[10], la rupture va se préciser. La guerre est passée par là qui a tout simplifié, rabotant les excroissances, les coquetteries baroques de Murphy. Le « roman » de Beckett est beaucoup moins un roman et beaucoup plus une fable à la manière de Kafka. Les intrigues sont remplacées par des situations : Watt par exemple prend un train, arrive chez M. Knott (on ne peut s’empêcher de traduire en « what » et « not »), sert au rez-de-chaussée un maître invisible, monte au premier étage, est remplacé par un autre serviteur et quitte la maison pour une sorte d’asile où il raconte son histoire. « Watt n’avait pas directement affaire à M. Knott, à cette époque. Non que Watt dût jamais avoir directement affaire à M. Knott, loin de là. Mais il pensait, à cette époque, que le temps viendrait où il aurait directement affaire à M. Knott, au premier étage ». Mais alors que le héros du Château de Kafka est tout entier tourné vers le château, inaccessible et désirable objet de la quête, les héros de Beckett se retournent vers le souvenir pour raconter ce qui les a amenés là où ils en sont, et pour faire l’inventaire de la situation présente.
À la quête se substitue l’errance : celle de Molloy, par exemple, qui abandonne en cours de route la recherche de sa mère, puis celle de sa ville, qui avait succédé à la première ; à l’errance se substitue l’attente, l’immobilité de l’agonie, ou même de la mort dont les héros ne savent plus très bien si elle est venue ou à venir : « Je ne sais plus quand je suis mort » (« Le Calmant »). Les lieux du roman vont donc en se rétrécissant : à la lande et à la plage de Molloy succèdent la chambre, le lit, le seau à la porte d’un restaurant. Le personnage s’altère physiquement : vagabond, malade, infirme, paralysé, épave, puis plus rien qu’une tête, une bouche.
L'Innommable
Mais il n’est plus guère possible désormais d’employer des termes tels que « lieu » ou « personnage » ; la fiction, et c’est de plus en plus le sujet véritable de ces livres, est niée, refusée par la voix qui parle : « tout est fastidieux dans ce récit qu’on m’impose », et qui, plutôt que raconter des histoires, voudrait parler de la seule question importante – la situation de l’homme face à la mort. Dans son Livre à venir[11], Blanchot s’interroge sur la naissance de la parole dans L’Innommable (1953) : « L’Innommable est précisément expérience vécue sous la menace de l’impersonnel, approche d’une parole neutre qui se parle seule, qui traverse celui qui l’écoute, est sans intimité, exclut toute intimité, et qu’on ne peut faire taire, car c’est l’incessant, l’interminable. Qui parle donc ici ? Est-ce « l’auteur » ? Mais que peut désigner ce nom, si de toutes manières celui qui écrit n’est déjà plus Beckett, mais l’exigence qui l’a entraîné hors de soi, l’a dépossédé et dessaisi, l’a livré au dehors, faisant de lui un être sans non, L’Innommable… ».
Car parler est la seule issue, qui n’en est d’ailleurs pas une, puisque de toute façon elles y sont obligées, pour ces créatures jetées là contre leur gré, au-delà de tout divertissement. Aux « petits tours pour faire passer les petits jours » de M. Knott ont succédé les litanies des mots de cette langue qui leur paraît étrangère (et encore trop articulée) : et Beckett signale fréquemment, dans le texte en français, qu’il existe déjà, ou qu’il existera bientôt une version anglaise de ce même texte, ce qui contribue à en accentuer le caractère d’objet fabriqué – et immédiatement dépassé. Que le personnage soit agonisant, « pas tout à fait mort » ou déjà mort, il ne lui reste qu’à raconter son histoire en se racontant des histoires, alors il parle de sa misère, de sa naissance, de son existence laborieuse et aussi banale et même dérisoire, de son agonie. Au travers incertitudes et contradictions (vie et mort ; mourir et naître), le discours de Beckett s’élabore sans autre organisation que la recherche d’une certitude qui pourrait être soit l’immobilité soit la parole, rejoignant le « la seule vérité de ce monde c’est la mort » de Céline. « Le discours de Beckett n’est pas une philosophie : c’est, saisie au plus bas niveau, à son premier balbutiement, l’expérience fondamentale : celle d’une conscience coincée entre l’impossibilité de rien savoir sur l’existence et l’impossibilité de ne pas exister », note finement Jean Onimus[12]. Parfois enfin l’histoire se termine avec la mort de la voix (Malone meurt), mais d’autres fois, c’est plus terrible encore, la mort ne vient pas ; alors « ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer » (fin de L’Innommable).
En attendant Godot
Dans ce dernier livre, que l’on peut considérer comme l’aboutissement de cette seconde période de l’œuvre de Beckett, la voix sans nom va plus loin encore : elle annule en quelque sorte les livres précédents en les présentant comme des histoires inventées et tente de parler, seulement de parler, sans inventer d’histoire. Dans cette tentative ultime pour détruire l’illusion de la fiction, Beckett semble atteindre un équilibre et s’immobiliser : aucune raison pour s’arrêter, aucune raison non plus pour continuer. Ne serait-ce pas là une des raisons du passage de Beckett au théâtre ? La forme théâtrale ne serait-elle pas la seule possibilité pour le créateur de continuer à créer, en ce qu’elle interdit l’intrusion du créateur dans sa création ? Le dramaturge ne peut pas apparaître tous les soirs en personne sur la scène du Théâtre de Babylone pour crier au public l’angoisse qui anime ses créatures. Dans Godot, il peut prendre distance par rapport à l’objet qu’est l’univers de ses romans et le faire fonctionner en tant qu’univers théâtral.
Car c’est bien le même univers ; les personnages : les deux clochards, Vladimir et Estragon, le maître et l’esclave, l’absent —, le lieu : lande désertique, arbre qui tantôt a des feuilles, et tantôt crissant de toutes ses branches de n’en point avoir —, la situation : attente sans espoir et cependant sans fin —, tous ces éléments qui pourraient apparaître comme la négation même du théâtre traditionnel contribuent au contraire à rendre au théâtre sa colonne vertébrale, sa fonction fondatrice : celle de la parole, d’une célébration, aussi dérisoire soit-elle, du langage. Par le détour de la représentation théâtrale, Beckett rejoint donc la conclusion de ses romans : être vain, l’homme est celui qui doit parler, soit qu’il invente des histoires, soit qu’il parle simplement de son attente ; Godot est aussi fictif pour Vladimir et Estragon que Molly et Watt ou Malone par rapport au narrateur de L’Innommable. Chez le dramaturge, les scènes de l’attente (souvent avant un temps fort de la pièce) et l’importance des silences et des pauses sont une façon de la combler : parler, agir quand même, se révolter peut-être. Godot est à la fois celui qui les force à l’attendre, à parler, et aussi celui qu’ils ont inventé pour meubler leur attente, pour la supporter, pour lui donner un sens : il est ce qu’ils attendent, ce dont ils parlent lorsqu’ils ont fini de débiter les vieilles fables (le Christ, l’histoire des Anglais au bordel), de parler de leurs chaussures trop grandes, de leurs corps aux pieds, de carottes et de navets (c’est l’inventaire), ou de se rappeler les vendanges en Vaucluse (ce sont les souvenirs). Pour Anouilh qui contribua à l’imposer, Godot ce sont « les Pensées de Pascal mises en sketches et jouées par les Fratellini » cette célèbre dynastie de clowns. Il y a encore du Céline là-dedans proche de « l’amour c’est l’infini mis à la portée de caniches ». Car il s’agit de toute façon de faire passer le temps qui d’ailleurs serait passé sans ça…
Avec ses voix multiples, le théâtre permet d’autre part à Beckett de faire éclater, plus nettement que dans son œuvre en prose, la puissance de son humour. Celui-ci n’est pas limité aux numéros de duettistes ou de clowns qui seraient là comme les intermèdes des bouffons de Shakespeare pour détendre l’atmosphère et fournir un commentaire ironique à l’action tragique ; il anime toute l’entreprise de dérision du langage quotidien, dont il dénonce l’inadaptation à rendre compte de la vision tragique. Le beau discours, celui de Lucky que son maître fait « penser » en un long monologue, écho lointain des discours que Sganarelle tient à Don Juan, enchaîne les lieux communs, s’enraye, déraille, se mine de l’intérieur[13] :
« […] je reprends au suivant bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui peut en douter je reprends mais n’anticipons pas je reprends la tête en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant la barbe les flammes les pleurs les pierres si bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la tête en Normandie malgré le tennis les labeurs abandonnés inachevés plus grave les pierres bref je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la tête la tête en Normandie malgré le tennis la tête hélas les pierres Conard Conard… »
Les répliques plus brèves de Vladimir et d’Estragon, mélange de lieux communs et de trivialités, de fausse vraie logique et de citations métaphysiques approximatives, de commentaires désabusés de leur situation (« Charmante soirée inoubliable, et ce n’est pas fini, on dirait que non, ça ne fait que commencer »), constituent une critique interne de l’œuvre, qui devance et ridiculise toutes les interprétations, toutes les réactions possibles du spectateur (et du critique) : refuser Godot, c’est refuser le miroir à peine déformant que Beckett, sans fard, tend au public.
Fin de partie
A partir de Godot, et avec un décalage de quelques années (L’Innommable est contemporain de Godot), l’œuvre théâtrale va subir le même « resserrement » que l’œuvre romanesque. La lande avec arbre de Godot devient chambre avec vue, étendue d’herbe cramée avec toile peinte, et finalement le lieu théâtral lui-même, l’avant-scène sans aucun décor de Comédie (1966). Les personnages, sorte de Play-mobiles, vont se retrouver paralysés, enfouis dans des poubelles (Fin de partie), rampant, enterrés vivants (Oh ! les beaux jours[14]), puis dans des jarres « visages sans âge, comme oblitérés, à peine plus différenciés que les jarres » auxquels la parole « est extorquée par un projecteur » (Comédie). Mais l’appauvrissement le plus significatif est celui de l’action. Celle de Godot, cette attente toujours déçue à laquelle il est cependant impossible d’échapper, avait permis, contre la lettre même de la pièce, certaines interprétations philosophiques ou religieuses[15] qui constituaient autant de tentatives pour en affaiblir l’éclatante nouveauté (en en normalisant le contenu et en en affadissant le sens).
Dans Fin de partie (1957), l’univers beckettien s’enfonce dans une claustration qui ne le quittera plus, figeant les « restes » de personnages dans une frustration mentale et physique de plus en plus forte. A l’air encore « libre » de Godot succède l’atmosphère confinée d’une petite pièce où s’affrontent de nouveau à coup de mots deux couples misérables[16]. Au poids du temps immobile s’ajoute ici le tragique d’une condition humaine métaphoriquement signifiée dans la dégénérescence des corps ankylosés, traumatisés, mutilés. « Le vivant est un rampant », disait Beckett. Fin de partie vérifie cruellement cet aphorisme en réduisant la dramaturgie et l’exploitation de l’espace scénique (plein de vide rempli d’air) à la gesticulation verbale dérisoire de simulacres d’hommes. Dans « cette boulette d’espace empoisonné, comme observe Maryse Vincent, rien ne peut commencer vraiment ni finir tout à fait ».
Avec cette pièce Beckett met en scène ce refus de la signification, il ne veut que représenter l’existence de l’homme, c’est-à-dire la venue de la mort (ou plutôt sa survenue), le lent engloutissement sans fin dans le rien. Il révèle la distorsion du temps, un temps qui passe et cependant dont la durée est sans fin. Si cette vision de Beckett est possible, c’est bien qu’aucune religion, aucune philosophie ne lui a apporté zenitude ou solution. Il reprend littéralement la vieille assimilation de la vie et de la « comédie », et la pièce se termine sur ces mots : « N’en parlons plus… ne parlons plus. » Vivre et parler sont une seule et même chose, mais la démonstration est plus impressionnante encore au spectacle « vivant » (direct) de la scène qu’à travers l’intermédiaire de l’écriture et de la lecture. La grande nouveauté de Fin de partie c’est que Godot n’est plus hors-les-murs, il est là dans cette zone grise où des hommes parlent, c’est le temps qu’ils vivent et font marcher par leur propre discours. L’homme se fait horloge qui compte et qui débite le temps. Au dehors le vide, eux sont le plein. Cette parole est solitude et fable.
Oh! les beaux jours
De même que Malone meurt est suivi de L’Innommable qui fait succéder à la solution (la mort), l’absence, encore plus tragique, de solution (il faut continuer quoique coûte le temps), Fin de partie appelle logiquement Oh ! les beaux jours, au titre profondément ambigu. Ici, l’univers de Beckett est créé par le langage (ou réciproquement) lequel se moque de la véracité, comme une sorte de distance prise par rapport à ce même langage. D’où l’importance des indications scéniques, des didascalies comme règles du jeu[17], qui procurent un rythme saccadé, l’impression d’être en face d’une marionnette. « De tous les spectacles insoutenables que nous propose la tragédie, celui de la sérénité au cœur de l’injuste châtiment (Œdipe), de la jubilation au cœur du nihilisme (Winnie), est bien le plus insoutenable. Il nous livre le dernier secret, celui de la sagesse tragique », observe subtilement Jean-Marie Domenach[18]. Cette pièce tout entière consacrée à l’inventaire du quotidien (le sac, que trimballent tous les personnages depuis le début de l’œuvre, dont Winnie extrait une brosse à dents, un tube de dentifrice, une glace, un étui à lunettes, un revolver, un fortifiant, un bâton de rouge à lèvres, une toque, une loupe, etc.) et au rappel du souvenir (« Heure exquise — qui nous grise — lentement », « le vieux style [19]», « mon premier bal », « le lac, ce jour-là… ») est à la fois un hymne à la vie avec ses leitmotive d’actions de grâce (« ça que je trouve si merveilleux », « abondance de bontés ») et l’atroce parodie de cet hymne lui-même ; l’incessant bavardage de Winnie n’est là que pour tromper la durée, son amour pour Willie est le nom qu’elle donne à la peur de la solitude, elle n’a pas encore appris à parler toute seule, ou à « simplement regarder droit devant soi, les lèvres rentrées » : « Plus un mot jusqu’au dernier soupir, plus rien qui rompe le silence de ces lieux. De loin en loin un soupir dans la glace. Ou un bref… chapelet de rires, des fois que l’aventure je la trouverais encore bonne. » Comme les autres personnages, Winnie est en proie au processus de dégradation et de répétition sans fin qui constitue une des marques de l’univers de Beckett.
La modification du style apparente dans Les beaux jours (phrases plus brèves, inachevées, simples notations ou remarques, refus de l’ampleur) est l’équivalent théâtral de la nouvelle étape de la recherche de Beckett, manifeste dans le texte Comment c’est (1961). À la longue coulée des textes en prose précédents succèdent de courtes séquences haletantes, plus proches de l’aboiement que du paragraphe, notations syncopées, fragments, commentaires contradictoires, sans liaison, et qui tentent d’exprimer une existence : « ma vie dernier état mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée dans la boue brefs mouvements du bas du visage pertes partout recueillie quand même c’est mieux quelque part telle quelle au fur et à mesure mes instants pas le millionième tout perdu presque tout quelqu’un qui écoute un autre qui note ou le même. »
Comment c'est
La syntaxe classique offrait un refuge apaisant. L’Innommable, sauf dans les trente dernières pages, parlait une langue qui était encore presque la langue de tout le monde, celle de Pascal, de Molière ou des chansons sentimentales. Dans Comment c’est[20], Beckett va plus loin, encore, et arrache le lecteur au ronron de la phrase et du paragraphe traditionnels. Restent « quelques vieux mots encore », une voix qui cherche à fixer, voir et nommer, « quelques minutes par-ci par-là » de cette existence qui n’est plus qu’un « souffle han han cent à la minute ». Dissolution du sujet (ça/on/je – ma voix / une voix), du monde extérieur (les couleurs s’effacent, restent le noir et la boue) : plus que le sac. Au final, il ne reste que la voix qui se dit et dit la résistance, l’opposition du « rien plus jamais » et du « toujours le même » ; et qui s’organise, dernière grande marée humaine, haletante de son effort pour avancer dans la boue. Cette forme nouvelle est une sorte d’aboutissement (on peut mesurer le chemin depuis la phrase ultra-littéraire de Murphy) identifiable par la disparition de toute armature grammaticale (« petits paquets grammaire d’oiseaux ») ; la voix avance par affirmations lacunaires, corrections, commentaires réajustés, mais tout est sur le même plan.
Comment c’est représente alors en 1961 le dernier texte relativement étendu (117 pages) de Beckett. À la disparition physique des personnages, à la simplification du matériel littéraire a succédé, dans ces années-ci, une diminution des moyens et de la durée même de l’œuvre. Beckett se minimalise encore ; ses voix aussi se miniaturisent ; le temps lui se maximalise. L’auteur se tourne vers la pièce courte, à un seul personnage et bande magnétique, une sorte de seul-en-scène sonore : La Dernière Bande, 1959 ; le mime : Acte sans paroles pour deux personnages et un aiguillon ; la pièce radiophonique : Paroles et Musique, 1962 ; le fragment : Residua (titre anglais d’un recueil). De ces lambeaux fulgurants, énigmatiques, souvent déconcertants, parfois irritants, quelques fois regrettables, surgit l’image d’un univers différent de celui auquel nous avait habitué le grand dramaturge, dont il est cependant malaisé de parler tant son créateur semble l’arracher au silence avec une difficulté croissante. Beckett abandonne le Je pour reprendre la position de l’observateur qui était la sienne dans Murphy. Il contemple avec une curiosité froide les déplacements – faut-il parler d’ébats ? – de personnages pantins polichinelles, silhouettes de plus en plus semblables aux figurines squelettiques de Giacometti (« hop fixe ailleurs. Traces fouillis signes sans sens gris pale presque blanc »). Il ne fait que décrire, il constate sans poser de question : « Bing jadis à peine peut-être un sens nature une seconde presque jamais bleu et blanc au vent ça de mémoire plus jamais. » Cet univers n’est plus celui de la fange ou de la boue, que l’on pouvait rattacher de loin à une certaine tradition littéraire, celle de Céline, de Jarry ou même de Sartre ; il est baigné dans l’éclat insupportable d’un autre monde, pétrifié, impénétrable, d’après quel cataclysme ? Vers quel silence, vers quelles terres inconnues (sont-ce encore des terres ?), ineffables, inexprimables, Beckett, écrivain exemplaire de notre temps, s’éloigne-t-il ainsi de nous ? « Nulle part trace de vie, dites-vous, pah, la belle affaire, imagination pas morte, si, bon, imagination morte imaginez » (Têtes mortes[21]).
La démarche (théâtre de la description, de l’expérimentation, d’une volonté d’éloignement) traduit le dessein de Beckett mais la tension subsiste : le regard de ces êtres incompréhensibles, antinomiques, morts en sursis ou fœtus, qui s’ignorent l’un l’autre, force malgré tout à s’interroger : « Il est cependant clair, à mille petits signes trop longs à imaginer, que ces corps ne dorment pas. Faites seulement ah à peine, dans ce silence, et dans l’instant même pour l’œil de proie l’infime tressaillement aussitôt réprimé. Laissez-les là, en sueur et glacés, il y a mieux ailleurs. Mais non, la vie s’achève et non, il n’y a rien ailleurs, et plus question de retrouver ce point blanc perdu dans la blancheur, voir s’ils sont restés tranquilles au fort de cet orage, ou d’un orage pire, ou dans le noir fermé pour de bon, ou la grande blancheur immuable, et sinon ce qu’ils font. » Voix nouvelle là encore : volonté d’insensibilité ou lyrisme extrême de la fin ?
***
Beckett, classique de son vivant
Que Beckett écrivain de théâtre soit devenu de son vivant l’un des classiques de notre modernité, la chose est évidente. Ses pièces sont aussi bien (re)jouées à la Comédie-Française que reprises et interprétées par de jeunes troupes qui y découvrent des aspects toujours neufs, tandis que Madeleine Renaud, éternellement, demeure la protagoniste de Oh les beaux jours. Il n’est à notre connaissance aucun Off du Festival d’Avignon qui ait été déserté des œuvres du dramaturge irlandais, et plus quatre fois qu’une.
La prose de Beckett (et plus encore sa poésie) sont demeurées, elles, plus méconnues, même si la marque de l’auteur de L’Innommable et de Comment c’est se laisse clairement reconnaître dans les secteurs les plus vivants des recherches d’écriture, de l’écriture dite fragmentaire à l’écriture textuelle et aux « écritures féminines ». Ces références aux œuvres des années cinquante ou soixante ne doivent pas faire oublier que, dans le silence et presque l’indifférence générale, l’œuvre de Beckett s’est poursuivie jusqu’à la fin des années quatre-vingt et a continué de s’inventer, prenant parfois des itinéraires surprenants (dus dans certains cas à la parution retardée de textes publiés d’abord en anglais). Le début des années soixante-dix voit d’abord paraître deux livres anciens, des écrits de jeunesse restés jusque-là inédits en français : Premier Amour n’offre pas d’intérêt majeur ; il n’en va pas de même avec Mercier et Camier, roman dialogué où se devine déjà En attendant Godot.
Le Dépeupleur
L’écriture du Dépeupleur (1970) peut sembler « en retrait » par rapport à celle de Comment c’est et des textes suivants. Le récit est confié à un anachronique narrateur omniscient dont le regard sans chaleur observe l’agitation désordonnée d’animaux étranges : deux cents corps des deux sexes, de tous âges, du bambin au vieillard, occupés à dresser des échelles à l’intérieur d’un cylindre pour trouver une issue qui n’existe pas. Ce narrateur, parce qu’il est « dans le secret des dieux », va dégager peu à peu les lois du désordre. Son rapport procède par approximations successives, par expansion, l’un après l’autre, des éléments qui forment la première phrase du livre : « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. »
Comme les précédents, mais peut-être encore plus clairement, ce livre s’offre à une triple lecture : le nouvel enfer qu’il nous décrit est celui de chaque existence, mais c’est aussi celui de notre époque et c’est également celui de l’humanité tout au long de son histoire. Le cylindre creusé de niches, tel un de ces colombiers circulaires de la Renaissance avec ses boulins, fait songer en même temps à un columbarium truffé de ses urnes funéraires, mais il dit tout aussi bien les cachots superposés de l’univers concentrationnaire d’où nous contemplent éternellement des regards éteints.
S’exprimant par simples notations (« Lumière. Sa faiblesse. Son jaune ».) ou bien par phrases complexes, d’analyse ou de démonstration, la voix qui parle connaît tous les (vieux) trucs, elle est revenue de tout. Voix d’un observateur détaché qui ne développe que quelques-unes de ses notes. L’horreur et l’angoisse en sont comme aseptisées : sur ces murs de caoutchouc, « les coups de tête et les coups de poing » ne laissent pas de trace. Humour sombre d’un vieux guide blasé qui ferait visiter un camp de la mort désaffecté. La narration à la troisième personne, plus neutre, figure la distance qui, au théâtre, sépare le spectateur de la scène : de la prose au théâtre, puis du théâtre à la prose, puis enfin de la prose à la poésie, l’œuvre de Beckett constitue un organisme vivant et autonome qui ne cesse de croître.
Années 1970 et 1980, retour à la prose (Compagnie) et arrivée au vers (Poèmes)
Ce Dépeupleur avait pu laisser croire que Beckett allait en revenir à des textes plus longs. Mais les années suivantes voient paraître une série de plaquettes qui toutes ont un même caractère de fulgurante brièveté. Fragments plus anciens ou plus récents (Pour finir encore, 1976), poèmes (Poèmes, 1978), textes pour le théâtre (Pas moi, 1975 ; Pas, 1977) : c’est de nouveau l’univers figé, mourant de Têtes mortes et de Sans. Mais l’écriture de Beckett poursuit, elle, son avancée : travail de plus en plus proche du travail du musicien, sur une matière verbale de plus en plus réduite : « Et rêve d’un parcours par un espace sans ici ni ailleurs où jamais n’approcheront ni n’éloigneront de rien tous les pas de la terre. Que non car pour finir encore peu à peu comme au commutateur le noir s’y refait enfin ce certain noir que seule peut certaine cendre. Par elle qui sait une fin encore sous un ciel même noir sans nuages elle terre et ciel d’une fin dernière si jamais il devrait y en avoir une s’il le fallait absolument. » (Pour finir encore). Ou bien, en plus concis encore, ces poèmes que Beckett nomme des « mirlitonnades » :
« silence tel que ce fut
avant jamais ne sera plus
par le murmure déchiré
d’une parole sans passé
d’avoir trop dit n’en pouvant plus
jurant de ne se taire plus »
Les derniers livres de Beckett semblent emprunter une voie différente, surtout Compagnie (1980), texte plus long, texte « autobiographique » où l’écrivain reprend à son compte la situation qui était par exemple celle de Molloy : un Je obligé de parler à l’injonction d’un autre, d’un Il. C’est la situation même de l’être et de l’écrivain qui est ainsi mise en scène : le Je est celui-là même qui écrit ce texte, et l’Autre est la Voix, voix du Père et de la Mère, langage avec une Histoire, qui fonde le Je en tant que tel, met en place le système des pronoms personnels, c’est-à-dire tout le rapport au monde à travers la structure d’une langue. Les souvenirs ne sont pas évoqués, bien évidemment, pour leur valeur pittoresque mais parce qu’ils jalonnent l’histoire du Je, histoire d’une gêne et d’un sentiment d’étrangeté toujours croissants, qui répète toute l’évolution de l’œuvre de Beckett : le bébé qui rampe redit les créatures de Comment c’est, mais il est aussi le vieillard rampant vers une mort inéluctable, cette mort qui ne viendra jamais. « Il peut être une infinité de sujets – ou aucun. C’est pourquoi le ‘Je est un autre’ de Rimbaud fournit l’expérience typique de ce qui est proprement l’aliénation mentale, où le moi est dépossédé de son identité constitutive », notait Benveniste.
Dans Compagnie, Beckett a repris la manière assez neutre du Dépeupleur : écriture sèche, rapide, phrase rarement disloquée, mise en route du texte par expansion (proposition et commentaire jusqu’au souvenir), avancée du texte par reprises, redites, hypothèses : « ça parle » malgré le refus de constitution de la personne. Dans son Mal vu mal dit (1981), par contre, il poursuit son travail de désarticulation expressive : le « mal dit » est un dire qui ne se soucie ni de correction ni d’élégance mais qui aboutit à de frappantes formules : « Larmes. Dernier exemple devant sa porte la dalle qu’à force à force son petit poids a creusé. Larmes. »
« La lecture d’un tel texte exige une attention constante à la présence maintenue de l’écrivain. Il faut s’astreindre à regarder Beckett écrire comme jadis au cinéma nous avons regardé Picasso peindre », commente J.-J. Mayoux. Ce n’est plus la coulée engluée de Comment c’est mais une formulation elliptique, comme concassée : sans cesse la phrase semble frappée de paralysie, puis redémarre pour, épuisée, vannée, s’immobilier sur le bas-côté du texte et non au milieu du carrefour des mots. Avec le point comme seule ponctuation, au lecteur de dire ce texte selon son rythme profond. La reprise, la rature ou la phrase inachevée emmènent vers l’infinitif final : « Encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur. » Que dit ce texte ? Toujours la même histoire, celle de la fin d’une très ancienne créature ; cette fois, la représentation appelle à la rescousse un paysage très symbolique : « enceinte vaguement circulaire » avec douze hommes -les douze aiguilles de l’horloge, les douze heures ?-, et une demeure autour d’un personnage de vieille qui, peu à peu, restreint ses déplacements et s’en va vers l’immobilité (« Elle finira par ne plus être »). Aucune « surprise » donc pour le lecteur, mais une grande admiration pour cet artiste qui, une fois de plus, s’attaque à son thème de prédilection pour en donner une énième variation, une nouvelle version, peut-être encore plus pathétique dans sa retenue et sa vigueur. Comme s’il devait continuer, pour réussir un jour, à bien dire ce qui ne peut que se mal voir : la vie face à la mort.
***
Un coup de dé jamais n'abolira... le destin
« J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, garder la chambre. », disait Pascal. Il ne saurait être question de discuter le Nouveau Théâtre sans marquer pleinement la place essentielle qu’y tient Beckett, même si, parce que son importance dépasse de beaucoup les limites d’un genre, nous avons cru bon de lui consacrer un billet à part.
Dans son dépouillement progressif, le théâtre de Beckett en arrive à fournir pour le théâtre du tragique, comme un point de référence, une limite exemplaire. Effondrement du décor, du temps, des personnages, de l’action, du langage même, il ne reste plus sur scène qu’un seul-en-soi, qu’un spectacle atroce par l’impression physique de vide qu’il impose, et fascinant par cette voix anonyme et obstinée que l’on entend dévider inlassablement ses pauvres mots ridicules. Le jeu de la vie n’a plus de règles, et la partie qui s’achève, jouée d’avance, n’arrive même pas à finir : le « théâtre de l’absurde » n’est d’un bout à l’autre qu’une dérisoire « Fin de partie ». Personne ne l’a mieux illustré que Beckett : un coup de dé jamais n’abolira ... le destin.
[1] On pourra consulter Alain Robbe-Grillet, « Samuel Beckett, auteur dramatique », dans Pour un Nouveau Roman, Gallimard, 1963 ; Pierre Mélèse, Beckett, Seghers, 1966 ; D. Nores, Beckett, coll. Les Critiques de notre temps, Garnier ; Michèle Foucré, Le Geste et la parole dans le théâtre de Samuel Beckett, Nizet, 1970 ; Cahiers de l’Herne, n°31, « Beckett »,1976 ; Alfred Simon, Beckett, Belfond, 1983.
[2] Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, éd. de Minuit, 1966.
[3] En attendant Godot, pièce mise en scène par Roger Blin en 1953 au Théâtre Babylone à Paris, hérite évidemment de la thématique des « romans » auxquels Beckett s’était consacré depuis vingt ans : quête d’une identité problématique autant qu’improbable, défaite du corps, crise de la parole, crise du temps… Mais au théâtre, le choix de la scène et de l’oralité souligne la tentative de l’écrivain pour retrouver une certaine objectivité qui s’était enlisée dans ses fictions délabrées. Godot est d’abord en effet un spectacle : celui drolatique que Beckett nous offre, mais également celui que se donnent mutuellement les protagonistes, essayant de surmonter leur naufrage dans l’inaction par leur entêtement à se parler ou à se jouer la comédie de quelques gestes cruels.
[4] Les couples beckettiens : la structure duelle, parfois redoublée, est fondamentale dans l’organisation de la dramaturgie de Beckett. Son importance est en effet comportementale (psychologie, sexualité des personnages), dialectique (dans les « échanges de vues », les confrontations « d’idées » ou les conflits de présence de ces personnages), ou proprement dramaturgique (« trouver à qui parler », survie du dialogue « malgré tout », vrai ou imaginaire).
[5] Enterrée jusqu’aux épaules dans une sorte de « non-lieu » scénique, guettée par le double néant du silence et de la temporalité vide, Winnie se survit dans la « parlote ». Face à son mari fantomatique et inconscient, Willie, elle est réduite à refaire inlassablement le même inventaire dérisoire des objets du quotidien (son sac à main) ou du bric-à-brac de ses souvenirs en tocs au son du tic-tac de l’horloge. Entre bavardages, refrains et calembours, le tissu émietté des mots essaie encore de faire pièce à l’éloignement de la « pensée ».
[6] La représentation de la faillite des corps (maladie, vieillesse) et de la mort à l’œuvre dans Fin de partie, par exemple, est comparable à celle du Roi se meurt de Ionesco.
[7] Le portrait du « héros » Murphy est différé jusqu’à la page 55 : le bruit court parmi les membres de l’Académie Blake qu’un personnage étrange « parcourait Londres dans un costume vert, à la recherche de qui le réconforter » - une façon de retarder la présentation du personnage central.
[8] Beckett, encore très joycien, assassine à son tour le roman traditionnel en faisant semblant d’en suivre le code : le personnage apparaît / disparaît derrière cette trop brillante fantaisie verbale qui prétend à l’exactitude de l’état civil.
[9] On pourra consulter Georges Bataille, « Le Silence de Molloy », dans Critique, n°48, 1951.
[10] Car, en effet, avant sa carrière de dramaturge, Beckett a été romancier : Murphy (1947), Molloy (1951), Malone meurt (1952) rôdent autour des personnages dont le nom commence toujours par un M. Il en va encore de même pour Mahood, dont à un certain moment l’histoire tend à s’esquisser dans L’Innommable. Mais y-a-t-il encore un personnage véritable dans ce « roman » ? Après le vagabond (Molloy), le moribond (Malone), un déchet enfermé dans la jarre qui sert à décorer l’entrée d’un restaurant… Mais surtout un Je sans nom.
[11] Maurice Blanchot, « Où maintenant ? Qui maintenant ? », dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959.
[12] J. Onimus, Beckett, Desclée de Brouwer.
[13] Les fonctions traditionnelles du dialogue théâtral, par tirades ou répliques, sont de véhiculer des informations ou de révéler des sentiments. Chez Beckett, devant le double retrait de la notion de fiction ou d’histoire et de celle de caractère ou de personnage, le dialogue, bien que proliférant comme structure, est pour ainsi dire miné de l’intérieur, et comme délesté de sa charge sémantique. Consignes de l’auteur (didascalies), rythme même du dialogue, ambiguïtés lexicales, distorsions parole / action, contribuent à « creuser » la structure dialoguée. Cette remise en cause de la parole est proche de celle pratiquée par Ionesco, par exemple dans La Cantatrice chauve.
[14] Oh ! les beaux jours fut publié en anglais et joué à New-York en 1961, avant d’être traduit en français en 1963. Cette pièce, dans laquelle Madeleine Renaud allait triompher dans le rôle de Winnie sous la direction de Roger Blin, achève ce qu’on pourrait appeler l’isolement de la parole dans le théâtre beckettien.
[15] « Plantés » sous leur arbre, Vladimir et Estragon « passent le temps » des deux journées de la pièce enlisés dans l’inaction et l’attente d’un Godot qui ne viendra pas. Godot ? S’agirait-il d’un clin d’œil linguistique, « God » signifiant « Dieu » en anglais ? Dans ce cas le « Dieu caché » serait une nouvelle et inconsistante figuration de « l’innommable » qui hante Beckett, cette force qui pousse à attendre, à parler, surtout « à parler pour ne rien penser », pour ne pas agir, comme l’avouent ses personnages. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la seconde et dernière journée de la pièce s’achève par les mêmes répliques, dérisoires, insignifiantes, déconnectées de la réalité, que la première. Comme dans ses « romans », le dramaturge abolit ici le principe de début et de fin d’une histoire, nous laissant devant la béance du temps vide et d’une parole creuse qui le bégaye.
[16] Ici, quatre personnages : Hamm, aveugle, paralysé dans son fauteuil, Clov son serviteur, Nagg et Nell, ses « maudits progéniteurs » dans deux poubelles. La pièce dit la coexistence de l’angoisse d’avant la mort qui survient (Hamm), avec l’indifférence et les préoccupations quotidiennes des « pauvres morts » (Nell et Nagg).
[17] Dans Fin de partie, par exemple, Beckett prend soin de poser longuement les « règles du jeu » (sur près d’une page d’indications en début de pièce) : le décor et ses éléments (atmosphère, accessoires, éléments symboliques) ; les personnages (apparents comme Hamm et Clov, ou « enfouis » comme Nagg et Nell) ; le jeu même des acteurs (indications relatives au comportement de Clov).
[18] J.-M. Domenach, Le Retour du tragique, Le Seuil.
[19] « Le vieux style » est le commentaire-refrain de Winnie chaque fois qu’elle oublie et emploie une indication chronologique qui supposerait un sens à la durée.
[20] Le livre s’articule en trois parties : « avant Pim avec Pim après Pim ».
[21] Très court texte : c’est la description d’un point blanc perdu dans la blancheur d’une rotonde de 80 cm de diamètre, où sont repliés, dans une alternance d’éclat et d’obscurité, de chaleur et de froid, deux corps, tumulte silencieux de lumière et de température.