La condition de l’écrivain à l’époque de Molière, le Roi-Soleil comme mécène obligatoire et le clientélisme littéraire comme système.
Une certaine agitation intellectuelle
Du dernier tiers du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle, l’instabilité règne en tous domaines. Politiquement, les Grands sont en conflit ouvert avec la monarchie qui veut unifier et centraliser ; les parlements parisiens et provinciaux essaient de s’imposer en limitant ou contrôlant le pouvoir royal ; les protestants, depuis l’édit de Nantes de 1598, se sont regroupés et détiennent des troupes et des villes, telle La Rochelle, dont Richelieu brisera la sécession en 1628. Enfin, l’époque est guerrière : outre les Frondes, la France est mêlée à divers conflits, à la guerre de Trente Ans surtout à partir de 1635. L’âge que l’on nomme baroque reflète dans les arts ce monde agité et morcelé.
L’élan optimiste de la Renaissance est retombé. C’est le moment du bilan. Les vastes mutations culturelles mises en branle par le XVIe siècle commencent à être assimilées, en particulier grâce à la synthèse rédigée par Montaigne, que tous les écrivains du XVIIe siècle ont lu. Cette révolution intellectuelle repose sur divers thèmes : les grandes découvertes de civilisations inconnues ont obligé et ont accentué la relativité des croyances religieuses ; le cosmos n’est plus le même : Copernic a ruiné le géocentrisme, tandis que Giordano Bruno, brûlé vif en 1600, a imaginé une théorie des univers multiples et que Kepler définit les lois de l’attraction et les orbites elliptiques des planètes. L’homme est immergé dans un infini spatial qui le dépasse en nature et en mesure. Les auteurs vont réagir, en ironisant sur toutes les certitudes, tels Cyrano de Bergerac, ou en s’interrogeant sur le mystère incompréhensible de notre condition, comme le fait Pascal.
L’unité est donc mise en cause, celle d’un pouvoir central comme celle d’un univers dont l’homme serait le centre et la clé. Cette fragmentation et ces complexités encourageant la liberté de création. Le début du siècle est caractérisé par l’irrégularité, la fantaisie, l’imagination. Tout l’effort du pouvoir, sous Louis XIV, de Richelieu à Mazarin, sera d’endiguer ce désordre et cette profusion, en s’imposant comme le protecteur ou le mécène obligatoire. Au milieu du règne du Roi-Soleil, vers 1680, ce sera chose faite – d’une façon étincelante.
Qui est écrivain ?
Au XVIIe siècle, plus des trois quarts de la population ne sont pas encore alphabétisés. Trois catégories sociales se partagent la pratique de la lecture et de l’écriture : les hommes d’Église, les nobles, la haute bourgeoisie.
Dès le milieu du XVIe siècle, les milieux culturels se laïcisent. Le rôle littéraire des hommes d’Église diminue, sauf dans le cadre de débats spécialisés, comme celui sur la grâce auquel participera Pascal. Les écrivains religieux sont plutôt des « engagés », des acteurs politiques, comme le cardinal de Retz ou l’Aigle de Meaux, Bossuet. Fénelon lui-même est amené à écrire, par ses fonctions de missionnaire auprès des protestants ou de précepteur du Grand Dauphin.
Les nobles, de leur côté, manifestent moins de mépris pour la littérature. Les raisons qui les conduisent à devenir écrivains sont complexes. Ils espèrent retrouver par là un peu de la gloire que les armes leur donnaient autrefois. Réduits, surtout après 1660, au rôle de courtisan, ils compensent leur soumission par un dédain tenté de pessimisme, ainsi La Rochefoucauld et, plus tard, Saint-Simon. Mais la cour est aussi un lieu où l’on affecte de s’intéresser à l’esprit. Les salons mondains se développent et voient naître la préciosité. On s’y exerce aux portraits, à la lettre, aux jeux dits de société. C’est de cet univers social qu’émergent la marquise de Sévigné et Mme de Lafayette.
Mais c’est surtout la bourgeoisie qui va fournir la plupart des grands écrivains du siècle : Corneille, Pascal, Racine, Boileau et bien sûr Molière, parmi tant d’autres. Les bourgeois ont en main le système bancaire, l’industrie, le commerce. Ce sont eux qui achètent les charges royales, telles que celles des fermiers généraux qui collectent l’impôt. Les magistrats, les avocats, les hommes de loi forment la bourgeoisie de robe et cherchent à se faire anoblir – noblesse dite de robe. De ces milieux sont issus Fouquet, Le Tellier, Louvois, Colbert. La Bruyère ou encore Molière ont beau dénoncer ces parvenus, ces « bourgeois gentilhommes », ils n’en impriment pas moins leur goût à la littérature par le sens du concret, l’amour du « juste milieu », une langue de raisonneurs, un penchant moraliste.
Vers l’écrivain professionnel
La notion de propriété littéraire n’est pas encore reconnue. L’écrivain ne touche aucun pourcentage sur les ventes de ses œuvres. Seule une rémunération forfaitaire de l’éditeur lui est allouée. Dès lors, il faut chercher ailleurs, du côté du mécénat, des pensions royales, des dédicaces rémunérées. Corneille reçoit 200 pistoles du financier M. de Montauron pour lui avoir dédié Cinna. L’écrivain y gagne en aisance matérielle, mais y perd en liberté d’expression. Un auteur « appartient » à son protecteur : Saint-Amand au duc de Retz, Voiture à Gaston d’Orléans, La Bruyère au prince de Condé, La Fontaine et Molière (à ses débuts) à Fouquet.
Mais c’est Louis XIV, par le système des pensions, qui se crée une véritable clientèle littéraire. En 1662, le roi charge Colbert de dresser la liste des meilleurs auteurs et de se les attacher. À l’été 1663, le premier état des gratifications annuelles se présente ainsi, qui concerne seize auteurs, parmi lesquels : « Mézeray, 4000 livres ; Chapelain, 3000 livres ; Corneille, 2000 livres ; Ménage, 2000 livres […] Molière, 1000 livres ; Th. Corneille, 1000 livres […] Racine, 600 livres ». Molière ou Racine devront beaucoup, par exemple, à cette largesse royale. Mais il faut plaire ! Racine, comme Boileau, devient même laudateur officiel par fa fonction d’historiographe du roi.
Ainsi, si Corneille est à la troisième place des pensions royales, Molière en est à la douzième et Racine, bon dernier. Cette liste donne donc une idée de la notoriété respective des hommes de théâtre, et plus généralement de lettres de 1663, mais aussi de leur soumission au roi. Mézeray est en effet historiographe du roi, Chapelain sert de ministre des Lettres, etc. Ainsi, pendant plus de trente ans, les auteurs vont être « subventionnés », pensionnés. Les allocations annuelles varient, mais les bons serviteurs sont bien payés. Racine, par exemple, passe à 800 livres en 1665, 1200 en 1667, 1500 en 1669, 2000 en 1678. En 1671, l’ensemble annuel des pensions royales s’élève à 100 500 livres (à titre indicatif, un « compagnon », artisan spécialisé, reçoit 12 à 20 livres par mois). Ce n’est qu’après 1690 que le total va sensiblement diminuer : les constructions royales, Versailles en particulier, ont vidé les caisses du Royaume.
Malgré des exceptions, les tirages des ouvrages restent limités, mille exemplaires en moyenne, et les lecteurs potentiels sont surtout concentrés dans les milieux aisés et dans les grandes villes. Le livre est encore un objet de luxe.
Le développement des ronds[1], l’apparition de la presse, l’intervention du pouvoir sur les Lettres sont autant de facteurs qui ont, chacun à leur manière, modifié la situation sociale de l’écrivain en l’obligeant à ne plus vivre en « docte » reclus en son cabinet. Soucieux d’une audience plus large, désireux de « plaire et toucher », l’écrivain se mêle à « la bonne société » et tâche de tirer de sa plume des revenus décents.
La réception des œuvres
Outre la pression implicite due au statut de l’écrivain « protégé », la réception des œuvres doit éviter la censure. L’Église veille au grain et sur ce qui est irréligieux. Et, surtout, aucun livre ne peut être publié sans un « privilège du roi »[2]. Les contrevenants et les insolents sont poursuivis et condamnés, parfois à mort si le crime d’athéisme ou de lèse-majesté est reconnu. Théophile de Viau (1590-1626) en fit l’expérience. C’est ici qu’il faut faire une place à part à cet exemple parfait d’esprit insoumis et changeant du baroque. Cadet de Gascogne, huguenot, il vient à Paris après avoir suivi une troupe de comédiens ambulants, et se lance dans le monde. Il s’entoure d’une compagnie de joyeux drilles, vivant de poésie et de plaisir. Suspect dès 1619, il retrouve la faveur de Louis XIII en se convertissant au catholicisme, par prudence. Mais en 1623, accusé de poésie licencieuse, de « sodomie » donc d’homosexualité et de blasphème, il est condamné à être brûlé vif. Un nouveau procès, en 1625, commuera la sentence en bannissement à perpétuité. L’œuvre de de Viau eut un grand succès auprès de sa génération, car elle incarne bien les vues septiques et spontanées de l’homme baroque qui refuse les bornes et certitudes établies au profil de l’imagination vagabonde et curieuse de tout.
Il est impossible de comprendre les mouvements littéraires des années Molière de 1630-1660 sans tenir compte des débats religieux. Le premier grand procès fait en France à un écrivain, celui justement de Théophile de Viau, révèle que les incroyants ont intérêt à raser les murs et rester discrets ; la liberté religieuse n’existe pas. Le conflit entre le monde moderne et le catholicisme est profondément ressenti par les vrais croyants. Les Jésuites cherchent des conciliations, mais elles passeront, aux yeux de leurs ennemis, pour du laxisme ou des compromissions inadmissibles (Les Provinciales). La bourgeoisie dont est issue Molière, de son côté, est attachée à la tradition morale et dogmatique du catholicisme. La Réforme lui semble le plus souvent une nouveauté dangereuse et importée, et le zèle excessif de certains prêtres ou moines lui répugne. Molière sera un excellent porte-parole de ces vues simples et modérées.
Mais l’intransigeance d’une foi sans concession réapparaît avec le jansénisme et « ces messieurs de Port-Royal ». Autant que les cercles précieux, mais dans une direction différente, Port-Royal est un foyer littéraire majeur. On s’y intéresse à la grammaire, à la logique, au sérieux de la pensée et à la netteté du style. Cette sorte de doctrine, qui tend à éliminer pittoresque et désordre, manque peut-être de charme, mais sa rigueur va conditionner le classicisme autant que les finesses de la préciosité.
[1] Dans les milieux précieux, on méprise les mœurs grossières ou bourgeoises et tout ce qui n’échappe pas au « commun ». Ce comportement élitiste fait que les lieux de prédilection où se retrouvent les précieux sont les salons, les petits cercles fermés – on disait des ronds-, les chambres d’apparat -les ruelles-, etc. La convivialité mondaine s’y déploie dans son entier, avec ses civilités affectées, sa forte conscience de classe, ses jeux de société et ses divertissements littéraires, mais aussi avec ses coteries, ses querelles et ses rivalités dérisoires.
[2] Selon Richelieu, la force est l’unique assise de l’État ; le pouvoir royal ne doit donc tolérer aucune opposition ou division de l’autorité. Les instruments de la puissance -armées, finances, réputation- sont entre ses mains. Cette option absolutiste conduit le Cardinal à s’intéresser à la production littéraire. Par une ordonnance de 1629, il charge le Chancelier et le Garde des Sceaux de faire examiner tous les ouvrages destinés à l’impression avant de leur accorder le « privilège du roi », c’est-à-dire l’autorisation de paraître. Dans le même temps, il encourage Vaugelas, l’un des premiers académiciens, à rédiger le Dictionnaire de l’Académie française. Le langage y est étudié de façon normative, canalisé ; le « bon usage », autrement dit le goût et le discours de l’élite qui vit dans l’entourage du roi, est fixé par le quai Conti comme modèle. Enfin, Richelieu a très tôt compris le pouvoir des périodiques. C’est lui qui accorde à Théophraste Renaudot le privilège de publier la Gazette du palais ; ce journal hebdomadaire se faisait l’écho des événements d’une manière entièrement subjective et conforme aux vues du pouvoir.