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Le panier à salades (littéraires) du flic (défroqué) qui aimait la poésie

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Billet de blog 28 décembre 2021

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Le procès de l'écrivain Patrick Modiano par l'avocat général Philippe Bilger

Peu d’auteurs plus fêtés du grand public, plus couronnés des jurys que Patrick Modiano. Cette constance dans le succès procèderait, selon l’inénarrable Philippe Bilger, d’un malentendu lié à l’air du temps et à la facilité d’un "système Modiano".

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Peu d’auteurs plus fêtés du (grand) public, plus couronnés des jurys que Patrick Modiano. En moins de dix ans, de 1968 à 1978, cinq romans, trois prix très courus : La Place de l’Étoile (1968), prix Roger Nimier, La Ronde de nuit (1969), Les Boulevards de ceinture (1972), grand prix du roman de l’Académie française, Villa triste (1975), enfin Rue des boutiques obscures (1978), prix Goncourt. À cet ensemble laudatif vient s’adjoindre le texte de Lacombe Lucien (1974) qui, réalisé par Louis Malle, fut l’un des films emblématiques de la décennie et, cerises sur le (déjà gros) gâteau littéraire, le prix mondial Cino Del Duca (2010) et le Nobel de littérature (2014) couronnent l’œuvre d’un écrivain inactuel au classicisme assumé. Cette constance dans le succès procèderait, selon un esprit chagrin, l’inénarrable Philippe Bilger, d’un malentendu lié à l’air du temps et à la facilité d’un « système Modiano », en cause une sorte de « petite musique » et un autre genre de « rendu émotif » qui ne nuirent pas à un certain Louis-Ferdinand Céline.

L'écrivain Patrick Modiano sommairement exécuté par l'avocat général Philippe Bilger

Dans la dernière livraison de « Service Littéraire », ce « Journal des écrivains fait par des écrivains », le mensuel de l’actualité romanesque du très estimé François Cérésa, on se pince de trouver en couverture un papier pas piqué des hannetons : l’incommensurable Bilger éreinte Chevreuse, « le dernier Modiano »[1], accable son auteur d’écrire systémiquement et harasse un tempérament effacé contre-apparié à son siècle bruyant  : « la personnalité de cet écrivain si discret, si rare, si adorablement limité dans l’oralité, si modeste mais parfaitement accordé à l’air du temps (…) a beaucoup joué dans les hyperboles dont on a gratifié ses livres ». Et le réquisitoire se prolonge, assez brillant à rebours de l’époque de l’à-peu-près, coupant les blés mûrs comme la faux enthousiaste, un soir prolongé d’ardoise par le ciel d’un été de pluie. 

C’est que même en matière de tribunal littéraire, le bonhomme ne badine pas. Bilger est presque romancier, Modiano en est un. Le premier est essayiste à la mode de Bretagne de son aïeul, le second est Prix Nobel de littérature[2] (mais n’a pas eu l’élégance de Gracq à propos du Goncourt). L’un a commis des livres qui sont autant de coquetteries à son devoir de réserve, l’autre a une œuvre plus que coquette. Bilger fut avocat général à la cour d’assises près la cour d’appel de Paris, Modiano n’a pas de métier puisqu’il écrit. On aimerait prendre un verre de Meursault avec Modiano quand on est contraint de voussoyer Monsieur Bilger, qui pense que la littérature se réduit à des idées.

Comme un escadron de la maréchaussée, le procureur Bilger entend bien rétablir l’ordre public littéraire : « le procédé », « la répétition d’une même structure », « le culte confortable du confus et de l’incertain, qui faisait croire au lecteur que l’informe relevait d’un infini talent », « la recherche à la longue monotone des lieux et des personnages », « le brouillard des souvenirs (…) corrigé par des précisions topographiques pour mettre un peu de corps dans ces filandreuses quêtes et recherches », bref, les ficelles fanées d’une écriture facile qui « ne donne plus le change » et « ne fait plus illusion », rapetissent « cet écrivain tant célébré au rang de ceux qui tiennent un filon et l’exploitent jusqu’à la démesure ».

Et puis ? Et puis, c’est tout. Fin de la charge, rangez le clairon. Si Modiano est un écrivaillon, alors Bilger est un criticaillon. Pas une seule phrase mise en examen citée. Pas un seul argument convoqué. L’échafaud pour Modiano. Pas de procès équitable. Une justice littéraire expéditive comme on souhaiterait pareille célérité dans le monde judicaire. Sa motivation majeure ? « Ma patience étant arrivée au bout, j’ai envie de dénoncer cette magnifique supercherie (…) Je comprends que ce qui m’a irrité définitivement puisse apparaître à certains comme le comble de l’art. Mais, pour moi, ça y est : je suis désabusé ». Avouons qu’elle est d’une rare maigreur… La lassitude, dit-il…. le vierge, le vivace, puis le désabusé !

Que le dernier ouvrage de Bilger[3] a paru à La Nouvelle Librairie, la maison d’édition de l’indécrottable et très talentueux François Bousquet, sise rue de Médicis dans le très chic sixième arrondissement parisien, aux côtés d’anciens monarchistes de l’Action française, de nationalistes barrésiens, d’antidreyfusards de tous poils ou de boulangistes patentés, nous rendrait Philippe -presque- sympathique, à tout le moins -presque- fidèle en amitiés. Bilger serait-il passé à côté de l’œuvre de Modiano, le souvenir et la fiction comme exploration des origines ?

Sur le versant du secret, de quelle aube es-tu l’enfant ? 

La tentative de Proust de ressusciter le vermeil du passé à travers la création littéraire est sans doute indépassable. De nos jours il n’est plus ni possible ni permis d’écrire, sous quelque forme que ce soit, La Recherche. Cependant, la lenteur de l’écriture opposée au choc éphémère des images, la disponibilité mentale qu’impose l’effort de la lecture, rendent les œuvres narratives de Modiano particulièrement aptes à retracer le cheminement subtil des souvenirs et les mystérieux mouvements de l’imagination.

Certes, Modiano qui a su rester en marge du Nouveau Roman, ou qui s’en revendiquait indépendant, en a parfois exploité les ressorts et certaines formules[4]. Mais Bilger est mal placé pour faire un procès de naissance : l’héritage coûte cher. Sur le versant du secret, de quelle aube es-tu l’enfant ? Certes, sur le plateau d’« Apostrophes » du 15 septembre 1978, Modiano déjà « si adorablement limité dans l’oralité » a pu rebuter par une aphasie obstinée qui singeait l’amnésie de ses romans. 

Né en 1945 à Boulogne, Modiano s’est intéressé, dans la plupart de ses romans, à la période de l’Occupation et à son « odeur vénéneuse », qu’il n’a pas vécue par décret de l’état civil. Aussi a-t-on pu parler à son propos de mode rétro. Mais ce qui semble le fasciner essentiellement, dans cette époque ambiguë, c’est, à travers une descente à la cave mémorielle collective, la recherche d’une identité, d’un passé, la définition de valeurs et des idées pour lesquelles ont souffert ou auxquelles se sont dérobés les personnages de la génération immédiatement antérieure à celle du narrateur : « Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires que l’Occupation provoquait, je ne serais jamais né ». 

Ainsi, à visage découvert dans Livret de famille (Gallimard, 1977), Modiano mêle l’autobiographie la plus précise aux souvenirs imaginaires. Le narrateur cherche à interroger le passé de ses parents et à remonter ainsi jusqu’aux origines lointaines qui donnent un sens à son existence présente. D’où ce récit (de l’exploration des origines) dans le récit (de soi), ces deux époques de la narration, les événements présents et la reconquête du passé qu’ils déclenchent et la littérature qui fait le lien entre ces deux moments. 

Une œuvre narrative à la même facette toujours renouvelée

Un roman unique peut-être l’œuvre de toute une vie. Certains auteurs, même s’ils ont publié plusieurs ouvrages, sont parfois connus pour un seul grand roman auquel la postérité associera leur nom : Albert Cohen et Belle du Seigneur. D’autres écrivains, au contraire, élaborent une œuvre narrative à la même facette toujours renouvelée. Le temps des sommes romanesques, des romans-fleuves semble révolu, mais de livre en livre, les pensées qui leurs sont chères se précisent. Ainsi, pour Modiano, « le système », « le procédé », « la répétition d’une même structure » que noircit Bilger, est en réalité une vision du monde qui s’approfondit, une philosophie qui se dessine, une poétique qui se renforce. Ainsi, lorsque le lecteur pénètre dans son univers romanesque, il est amené à découvrir peu à peu les obsessions dominantes de l’auteur, mais aussi l’évolution de sa pensée, sa mémoire fragile, frêle esquif, toujours à accoucher. Sous nos yeux Modiano se construit et, simultanément, un regard se porte sur le monde et tente de l’interpréter.

De nos jours, l’hégémonie du roman semble avoir renouvelé les techniques et le principe même de l’autobiographie. En effet, en imposant une composition spécifique et un montage qui bouscule la chronologie linéaire, le genre narratif contemporain induit une vision du monde cohérente et globale. Le quotidien prend a posteriori une signification qui échappe à la notation pure et simple d’événements successifs. À la juxtaposition se substitue un sentiment de causalité, voire de finalité ; au désordre ou à l’incompris du vécu, une impression de logique : l’écrivain-Modiano peut ainsi tenter de donner un sens à la vie de l’homme-Modiano. Se raconter implique la volonté de faire reculer la mort à défaut de la pouvoir mettre en échec.

Modiano, un romancier de l’Œdipe ?

Tout enfant, selon Freud, est à certains âges un petit romancier qui rêve sur ses origines, s’imagine enfant trouvé ou bâtard, et par ces fantasmes, essaie de résoudre la crise œdipienne. De fait, toute une série de romans se présentent comme une remontée aux sources de l’identité sexuelle, comme l’organisation des fantasmes autour du père ou de la mère, ou du couple parental. Souvent le roman se distingue mal d’une autobiographie, sinon par la modification de l’identité des personnages ; souvent il concurrence la démarche psychanalytique, qu’il la conteste en la refusant, ou qu’il l’intègre en la mettant en scène. Le « roman du père » a souvent superposé au roman familial un roman politique, le fantasme de la culpabilité dans les années de la Collaboration. La plupart des romans de Modiano illustrent ce thème[5]

Romancier à succès et à prix littéraires (et alors ?), Modiano représente pourtant à sa manière une littérature inquiète, une littérature qui se cherche. Il peut passer, passe, pour un romancier réaliste : on peut le lire pour le charme nostalgique de l’évocation des années 40 (ce que fait Bilger), mais cette approche, qui n’est pas fausse, serait incomplète, comme celle qui, en voyant en Madame Bovary l’histoire pathétique d’une petite bourgeoise ombrageuse de province, manquerait toute la dimension critique du roman. Il ne faudrait pas que la parfaite lisibilité de Modiano lui soit reprochée et obscurcisse l’aspect problématique de ses romans. S’il n’a jamais appartenu aux avant-gardes, il n’ignore rien des remous et des recherches qui ont traversé le champ de la littérature dans les années 50-60. Simplement, c’est là un écrivain solitaire, à l’écart des courants (c’est autre chose que Modiano appartienne à « l’écurie Gallimard » et ses réseaux et chapelles).

Cette constance dans le triomphe éditorial s’inscrit dans un ambitieux projet littéraire. Raphaël Schlemilovitch, l’insaisissable narrateur de La Place de l’Étoile, ne déclarait-il pas : « Pour ma part, j’ai décidé d’être le plus grand écrivain juif français, après Montaigne, Proust et Céline. » La bouffonnerie du propos n’exclut pas quelque sincérité : Modiano se souvient de son côté : « J’avais dix-sept ans et il me restait qu’à devenir un écrivain français. » De fait, après un premier roman qui faisait du pastiche un usage explosif, le romancier semblerait s’être conformé à l’idéal classique du « grand » écrivain français. Il en possède tous les codes : simplicité de l’intrigue, sobriété et tenue de l’écriture, linéarité et brièveté du récit, éditeur de poids. 

Modiano : un enfant né de la guerre par autogenèse ?

Si l’on met à part, Villa triste, indirecte évocation des évènements d’Algérie vus des rives pacifiques d’un lac, Évian ou Annecy, les cinq premiers romans de Modiano s’attachent à recréer le climat des années de l’Occupation : n’étant pas alors seulement né, il ne les a pas connues, mais elles constituent pour lui une sorte de préhistoire, avec force colle et papiers peints. Dans La Ronde de nuit un jeune français, doublement traître et littéralement dédoublé, s’introduit à la fois au sein de la Gestapo et dans un réseau de la Résistance. Dans Les Boulevards de ceinture, un fils parti à la recherche de son père disparu, le retrouve vers 1942, au milieu des trafiquants de marché noir, collaborateurs escrocs, déclassés offrant leurs services à l’occupant. Dans Lacombe Lucien, un jeune paysan assez frustre va travailler tranquillement dans la police vichyste avant de sauver par amour une jeune juive, ce qui ne l’empêchera pas d’être fusillé à la Libération. Enfin, dans Rue des boutiques obscures, un amnésique enquête sur un disparu qui pourrait bien être lui-même et auquel il finira par s’identifier : interrogeant émigrés russes et réfugiés apatrides sans état civil bien net, il croit retrouver le souvenir d’un passage manqué de la frontière, près de Megève en 1943. De ces romans dévorés à notre jeunesse (et qui l’ont dévorée), toujours racontés à la première personne du singulier selon le mode rétrospectif du retour en arrière, nous avons fait une lecture réaliste, et, peu inquiets de la récurrence obsessionnelle des thèmes, nous sommes émerveillés du talent qu’a Modiano de faire resurgir le temps passé, de la virtuosité qu’il déploie dans les jeux de pénombre affective et les effets de la nostalgie rauque.

Histoire des années 40, qualité d’écriture des années 30, Modiano serait-il donc lui-même un auteur « rétro », anachronique en début de ces années 80 ? N’est-il pas plutôt, déjà, comme la plupart de ses héros, un « agent double » qui trahit la tradition avec la modernité, et la modernité avec la tradition ? Nous avons grandi et hélas vieilli en même temps. Notre lecture enthousiaste de ces romans ne résiste guère à l’accumulation des contradictions et des erreurs apparentes. Une chronologie d’abord rassurante se voit peu à peu perturbée, et le narrateur, dans ses jeux de remémoration, se retrouve dans l’étrange situation de Schlemilovitch qui, né en 1940, est aussi à cette même date un jeune homme de vingt ans. La mémoire hésite et fabule. Oublieuse mémoire. L’identité, toujours poursuivie, se dérobe encore dans les méandres du dédoublement, de l’amnésie, de l’exil et de la trahison. Dans une dérive sournoise, les personnages glissent vers l’inconsistance et l’évanescence, injustement déblatérées par Bilger, condamnés à se volatiliser ou à n’être plus que « cette buée qui recouvrait les vitres, cette buée tenace qu’on ne parvenait pas à effacer de la main ». Ce désamarrage poétique atteint aussi bien le « Je » de l’énonciation que le temps du récit, et ces romans voient se mimer et se miner ces deux grandes cathédrales de l’ample roman proustien.

Romans d’un piège ou d’une poursuite, impliquant toujours un chasseur, son gibier et la mort, ces romans sont des romans piégés. Comme on l’a dit avec esprit, c’est « le deux fois double jeu : Morand réécrivant Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet ». En effet le jeu de la parodie et du pastiche, ostentatoire dans La Place de l’Étoile, est devenu implicite et sous-jacent dans les autres récits : il n’en est que plus efficace en conférant à l’énonciation un subtil décalage qui fait trembler ou se troubler tous les « clichés », qu’il s’agisse des paraphrases de Drieu, Morand, Maurois (on connaît des références moins nobles), ou des romans de série noire, ou de quelques magazines démodés. Rue des boutiques obscures, puzzle de fragments qui ne s’emboîtent qu’imparfaitement et dont le titre désigne la part manquante, sera lu, selon les lecteurs, « à travers » le Siegfried de Giraudoux, ou « à travers » les romans de Hammett ou de Chandler qui mettent en scène des « privés » aussi tenaces que le détective amnésique, nouvel Œdipe inventé par Modiano. Il est difficile de ne pas voir dans La Ronde de nuit[6] une référence insistante à la littérature clinquante de la Collaboration comme à celle plus clandestine de la Résistance, à l’envers du Vercors, à Maurice Sachs comme à Roger Vailland, à Roger Nimier comme à Graham Greene, Le Carré et Volkoff et aussi une sorte de défi adressé, par-delà la mort, à Drieu La Rochelle, dont la nouvelle « L’Agent double » est sans doute à l’origine de ce roman.

Livret de famille, par son titre même, semble se conformer au « pacte autobiographique » (selon l’expression de Philippe Lejeune) le plus honnête : Modiano n’en est-il pas l’auteur, le narrateur, le protagoniste, et ne s’appuie-t-il pas sur son état civil, sur celui de sa petite fille ou de ses parents ? Comme on peut s’y attendre, ce pacte va être déjoué par de subtiles trahisons et de fécondes transgressions. Le narrateur, au rebours de l’amnésique de Rue des boutiques obscures, est pourvu d’une mémoire prénatale qui le fait vivre simultanément sur deux générations, celles des années 60 et celle des années 40. L’identité des personnages, la chronologie des événements, la distinction du réel et du supposé, du vraisemblable et de l’imaginaire, se dissolvent dans l’incertitude et l’étrangeté. Le classique récit des origines, sage collection des portraits de famille, devient la plus mystérieuse et la plus troublante des fictions de son auteur : « J’étais sûr par exemple d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne. Pourtant, j’essayais de lutter contre la pesanteur qui me tirait en arrière, et rêvais de me délivrer d’une mémoire empoisonnée. J’aurais donné tout au monde pour devenir amnésique [7]». Notons à ce sujet qu’à partir de Livret de famille, la date de naissance de Modiano, indiquée sur les 4eme de couverture de ses livres, change : 1945 au lieu de 1947. Un enfant né de la guerre par autogenèse ?...

L’art de la rétrospective

Avec Une jeunesse (1981), roman salué par toute la Mitterrandie, ce qui n’en fait pas un mauvais livre, et aussi avec le récit séduisant qui en est somme toute la variation plus que la suite, Memory Lane (1981), la matière et la manière de Modiano se renouvellent. Disparaissent la référence obsédante aux années d’Occupation, la quête et la crise de l’identité, les pièges d’une narration traîtresse, et jusqu’à cette énonciation à la première personne grammaticale qui semblait liée à la voix même de son maître. Demeure, en revanche, et se perfectionne, l’art de la rétrospective : dans deux récits, un personnage se remémore, quinze ans après, ses débuts hésitants dans la vie, ses premiers pas dans l’immense salle des pas perdus de la ville. Des enfants d’abîme, innocents et donc cyniques, côtoient des affairistes retors dont les secrets se laissent malaisément dévoiler : l’histoire, comme l’univers représenté, rappellent, avec un air de déjà lu, les grands romans de Simenon d’où est absent le commissaire à la pipe mal fagotée. Par sa transparence et sa feinte banalité, l’écriture elle-même évoque l’auteur d’Une vie comme neuve (Presses de la Cité, 1951) plus que Drieu, Morand, Fitzgerald, constellation régnant sur les cinq premiers romans.

À travers ces variations, le projet – ou le fantasme – fondamental reste inchangé. Le jeune narrateur des Boulevards de ceinture disait : « Je me penche sur ces déclassés, ces marginaux, pour retrouver à travers eux l’image fuyante de mon père. Je ne sais presque rien de lui. Mais j’inventerai. » L’anti-héros orphelin d’Une jeunesse erre dans le Paris des années 60 ; il ne retrouve plus la trace du vélodrome d’hiver déserté de ses déportés et du music-hall Tabarin triste sans ses fantaisistes, engloutis par la promotion immobilière : « Ainsi, les deux endroits qui avaient été comme les centres de gravité de la vie de ses parents n’existaient plus. Une angoisse le cloua au sol. Des pans de mur s’écroulaient lentement sur sa mère et son père, et leur chute interminable soulevait des nuages de poussière qui l’étouffaient. »

Avec Chevreuse, l’effet Modiano, ce tremblement du temps qui passe et abolit tout ce que l’on a vécu, resurgit intact dans ce roman d’éducation : les années de grisaille et de pluie sont prises, elles aussi, dans l’alchimie de la mémoire et de l’oubli. Le narrateur, Jean Bosmans, introduit dans un précédent roman, L’Horizon, rassemble des souvenirs de son enfance, 15 ans après, alors que des hommes le poursuivent en quête d’un trésor. Les mots et les sons font sens dans la mémoire mais les souvenirs ne correspondent pas. Ainsi Modiano semble-t-il être passé du modernisme miroitant à un classicisme aux teintes passées, peut-être plus actuel qu’il n’y paraît, à force d’inactualité. Un syndrome de vieillissement à l’envers comme éternel retour nostalgique à l’enfance à Jouy-en-Josas, avec son frère.

La vie prend toute sa saveur avec la passion. Il est naturel que les auteurs d’autofictions aient tendance à construire leur récit de vie autour d’une telle aventure. Le ton peut aller d’une certaine indécence (Matzneff) à une exubérance quasi incontrôlée (Grainville). Les uns remontent patiemment aux sources du souvenir émotif, saisi dans le halo d’un passé poétique (Rinaldi, Berger) ou, au contraire, perçu comme traumatique (Augérias, Yann Queffelec).

L’univers de Patrick Modiano est un parfait exemple du roman autobiographique transfiguré par la grande passion en petit éloge de la vie. Pour être distant dans le ton il n’en est pas moins fiévreux en profondeur. Modiano passe en revue tous les registres d’un passé évanoui, à la recherche du temps d’or, et ne cesse d’interroger le désir qui arrache l’homme à sa solitude. « Livres d’errance », « voyages de l’autre côté », « livres de fuites », les textes du romancier honorent les êtres de passion qui reviennent aux éléments fondamentaux de la vie pour donner un sens à leur existence. 

Philippe Bilger, qui préfère les grands éclats du Verbe aux premières séductions d’un grand amour, s’est lassé de Modiano. À la machine à café du nouveau palais de justice, on se désole de ne plus pouvoir écouter les bonnes blagues du haut magistrat. Finalement, l’avocat général a raison : tout est question de scène et de public, d’algarade et de hauteur. On finira par se lasser de lui, même sur les estrades télévisuelles : avec les tics d’écriture qu’on lui connaît (et qui en valent bien d’autres), il en profitera pour écrire son Gilles, un pamphlet romanesque contre lui-même et ses amis.

[1] Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, Paris, 176 p., 2021.

[2] Il est également l’auteur du très beau Villa triste (1975), de Livret de famille (1977), d’Une jeunesse (1981), du Quartier perdu (1984), des Dimanches d’août (1986) et du très émouvant Vestiaire de l’enfance (1989) et du sublime Dora Bruder (1997). Ses romans De si braves garçons (1982) et Un cirque passe (1992) ont été adaptés au cinéma.

[3] Philippe Bilger, Libres propos d’un inclassable, La Nouvelle Librairie, coll. « Dans l’arène », Paris, 125 p., 2021. 

[4] Pour un romancier, la première personne grammaticale marque l’introduction d’un point de vue, mais ce point de vue n’est jamais pur. La seconde personne permet d’arracher quelque chose au personnage, de décrire la naissance d’un langage. La troisième personne peut être le résultat d’un déplacement. Le Nouveau Roman usera précisément du déplacement, mais avec une mobilité constante. Cette technique du passage insensible d’une personne à l’autre est devenue courante : Duras l’emploie par exemple dans L’Amant (Gallimard, 1984), mais on la trouve aussi chez Modiano. Elle s’associe avec le monologue intérieur, dont le Nouveau Roman a usé la formule à la corde.

[5] Le lecteur pourra également (re)découvrir le roman de Marie Chaix, Les Lauriers du lac de Constance (1974), sur la même thématique.

[6] Narration rétrospective au régime variable : de l’itératif au singulatif, de la scène réaliste à la dérive onirique – Narrateur au statut incertain : est-il mort ? est-il vivant ? Le récit est-il contemporain des événements rapportés ? ou est-ce un récit autofictionnel ? Parodie discrète de la littérature héroïque : vision grotesque ; emphase ironique ; clair-obscur de cette ronde de nuit « Pourquoi m’étais-je identifié aux objets mêmes de mon horreur et de ma compassion ? », Scott Fitzgerald, cité en exergue par Modiano à La Ronde de nuit.

[7] L’appartement du quai Conti, dans Livret de famille, où le narrateur a passé son enfance : il le visite avec un agent immobilier. Il se souvient, dans les pièces vides, de la vie avec son père.  Jeux de la mémoire, de la fiction, de la reconstitution historique, aboutissant à la disparition de l’événement lui-même ; complexité d’une perspective temporelle à trois niveaux ; parallèle des deux naissances.

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