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Le panier à salades (littéraires) du flic (défroqué) qui aimait la poésie

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Billet de blog 29 décembre 2021

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La Négritude : est-il sage d’être sage quand l’Histoire frappe à la porte ?

Entreprise de désaliénation, la Négritude s’est d’abord exprimée comme recherche d’identité et de dignité, avec les grandes figures d’intellectuels que sont le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, l’Antillais Aimé Césaire et le métis Guyanais Léon-Gontran Damas.

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On a pris l’habitude, depuis L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, composée en 1948 par Léopold Sédar Senghor, d’associer littérature antillaise et littérature africaine. Certes, la situation a changé depuis le temps où tous les poètes noirs dispersés dans « l’empire colonial » français assumaient et exaltaient leur « négritude » avec les mêmes accents de révolte. Les Antilles sont restées des départements français d’outre-mer ; tous les pays d’Afrique noire francophone, au contraire, ont obtenu l’indépendance, sans affrontement sanglant, entre 1958 et 1960. Le « problème noir » ne se pose pas aujourd’hui dans les mêmes termes, et la plupart des écrivains africains ne voient plus dans la Négritude une valeur fondamentale. La solidarité entre les écrivains noirs reste pourtant très profonde : on l’a vu au Festival des Arts nègres de Dakar en 1966, au Festival culturel panafricain d’Alger en 1969, ou comme on le voit aujourd’hui à l’occasion des différents événements organisés autour du vingtième anniversaire de la mort de Senghor. Le « problème noir », qui s’est aggravé aux États-Unis, n’a peut-être pas été complètement résolu en Afrique par l’accès à l’indépendance. Les jeunes États africains ont affronté en effet la redoutable concurrence internationale avec les ressources économiques peu développées que leur avait laissées le régime colonial. S’ils ne se sentent plus opprimés en tant que Noirs, ils le sont dans la mesure où ils font partie de ce « tiers-monde », en voie de développement, auquel les pays riches accordent une aide limitée, et rarement désintéressée. Les Noirs du monde entier conservent d’ailleurs une culture commune, et leur dispersion est le fait de l’Europe, qui, dans les siècles passés, les a asservis et déportés en pratiquant la « traite ». La littérature négro-africaine, qu’elle soit anglophone ou francophone, a des thèmes et des accents semblables en Afrique noire, en Amérique et aux Antilles. Le thème du « Pouvoir noir », qui apparaît dans les romans américains de Richard Wright et de James Baldwin, se retrouve dans la pièce de Césaire, Une Tempête (1969), adaptation très libre de Shakespeare. Il ne faut voir dans la littérature noire francophone qu’une partie d’un plus vaste ensemble, la culture noire, qui s’exprime aussi bien dans la musique de jazz américaine que dans les masques[1] de l’art traditionnel africain.

De Dakar à Brazzaville, le français, langue officielle, demeure une langue étrangère

La francophonie (comme l’anglophonie) a résulté en Afrique noire des hasards de la colonisation. Elle a pourtant survécu à l’indépendance : de Dakar à Brazzaville, la langue française reste la langue administrative, officielle et scolaire, mais la scolarisation, malgré des progrès considérables, ne touche pas encore la majorité de la population africaine, et d’une manière générale, le français demeure une langue étrangère. Le retour aux langues maternelles n’a pas été tenté (au moins dans l’Afrique francophone) : ces langues vernaculaires conservent en effet un caractère strictement oral, bien que des projets de transcriptions graphiques soient aujourd’hui assez nombreux. De plus, il n’arrive jamais qu’une seule langue dialectale soit commune à la même nation ; et les États africains, à juste titre, ont refusé de privilégier un groupe linguistique au détriment de tous les autres. Certes, la plupart des Sénégalais, outre leur verbe propre, parlent le wolof, et l’écrivain Sembene Ousmane est sûr d’être compris quand il fait dialoguer dans cette langue les personnages de son film Le Mandat ; mais il ne peut écrire ses livres qu’en français. La langue française s’imposait donc dans ces pays comme l’outil des échanges internationaux et de la scolarisation, mais aussi, paradoxalement, comme un facteur d’unité nationale.

Il faudrait même aller plus loin et admettre que c’est à travers le français que les Noirs ont pris conscience de leur solidarité. Le Sénégalais Senghor et l’Antillais Césaire, qui ont conçu le terme et la notion de « Négritude » [2] alors qu’ils étaient étudiants à Paris, rive gauche, vers 1930, n’ont jamais remis en cause l’usage du français ; ils sont d’ailleurs toujours restés fidèles à la culture française : chez le premier, la Négritude ne se sépare pas de l’Humanisme ; chez le second, elle s’exprime dans un langage très proche du Surréalisme[3]. La génération qui a suivi a pu aller beaucoup plus avant dans le procès de l’Europe et préconiser une rupture violente : c’est le cas de Frantz Fanon, médecin antillais, qui fut le conseiller du F.L.N. durant la guerre d’Algérie et le théoricien d’une révolution africaine. Fanon se garde bien pourtant de remettre en cause une langue qui lui permet de s’adresser à l’ensemble des peuples africains avec autant d’éloquence que de force, par exemple dans Les Damnés de la terre (1961). 

La littérature africaine s’est d’abord imposée par la poésie lyrique, et plus précisément par deux talents exceptionnels, celui de Senghor et celui de Césaire ; dès 1948, leurs poèmes inspiraient à Jean-Paul Sartre ce jugement enthousiaste : « La poésie noire de langue française est de nos jours la seule grande poésie révolutionnaire. » Ces deux poètes de la Négritude dominent alors d’assez haut la littérature africaine, et ils exercent une influence politique considérable, puisque Senghor est président de la République du Sénégal, et Césaire député de la Martinique. Les nouveaux écrivains, depuis l’indépendance, se détournent cependant du lyrisme : ils préfèrent mettre en lumière, par le roman ou par le récit, à travers une prose plus sèche et dépouillée, les problèmes complexes de l’Africain qui concilie mal sa formation traditionnelle et son éducation européenne. Dans ces années 1970, enfin, la littérature noire cherche à se définir en face des difficultés de la décolonisation.

Léopold Sédar Senghor (1906-2001), l’homme public écrivain

La poésie de Senghor[4], né à Joal en pays serère, chante parfois la révolte de l’Africain contre l’Europe, et elle n’ignore pas le sarcasme : « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. » Mais le plus souvent elle s’inspire de ce métissage culturel que Senghor a longtemps préconisé et qui veut harmoniser les valeurs culturelles du monde noir et celles de l’humanisme européen, l’animisme et le christianisme. Cette poésie de réconciliation s’inspire sans doute de Claudel et de Saint-John Perse : elle utilise le verset dans toute son ampleur, les ruptures dans le rythme, et parvient ainsi à un lyrisme majestueux et violent qui rassemble tous les éléments du monde[5] : « Si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. » Les rythmes africains, et en premier lieu ceux du tam-tam, dominent ces versets, et ce n’est pas par simple goût de la couleur locale que Senghor sollicite pour ses poèmes l’accompagnement des khoras, khalam, flûtes, trompes et balafong. Cette poésie appelle le chant, le mime et la danse, elle prend aisément le ton des proclamations royales ou des prophéties, intégrant les multiples formes d’une culture africaine traditionnelle qui reste foncièrement orale. Senghor parvient à faire du français une langue capable de restituer les sortilèges de l’Afrique : il n’hésite pas à insérer des expressions dialectales et des réalités précises dans de grands mouvements lyriques. Le poète, par un génie syncrétique qu’inspire souvent l’animisme, retrouve l’unité du monde et ses grandes pulsations dans une sorte d’étreinte sensuelle avec la nature : le moi et le monde se fondent dans un symbolisme à la fois mystique et érotique. Senghor s’adresse au fleuve Congo comme à une femme, une mère et une déesse : « Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur l’Afrique domptée / Que les phallus des monts portent haut ton pavillon… / Femme grande ! eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues / Ma Sao, ma femme aux cuisses furieuses aux longs bras vêtus de nénuphars calmes… » La poésie de Senghor, avec ses accents conquérants, est animée par une foi profonde dans le christianisme, l’Afrique et le destin du monde : au-delà des souffrances de l’homme noir, « la pirogue renaîtra par les nymphéas de l’écume / Surnagera la douceur des bambous au matin transparent du monde ». 

La poésie de Senghor s’est faite plus discrète et plus rare après 1960 : comme Saint-John Perse – Alexis Léger, il a mené une double vie, poétique et politique. La carrière politique n’a pas manqué de style ni de grandeur, puisque pendant vingt ans le président de la République du Sénégal s’est montré l’un des sages les plus respectés de l’Afrique, et qu’il a renoncé au pouvoir en 1980, d’une manière toute spontanée – peut-être par amour de la poésie ? Le poète a su, dans Les Lettres d’hivernage (1972) et L’Élégie des alizés (1973), réaliser ce métissage culturel dont il est le tenant : le français, nourri des termes et des images de l’Afrique, devient l’instrument de l’identité africaine, et aussi langue universelle. L’Élégie des alizés évoque le climat de Dakar, avec sa saison des pluies, « l’hivernage » de septembre, qui précède une longue période de sécheresse. Une sorte de « saison en enfer », avant le retour des alizés, où la forme claudélienne du verset mobilise les signifiants et les signifiés de l’Afrique, et particulièrement de la presqu’île du Cap-Vert. Senghor est un grand Africain blanc à peau noire, le lieu de rencontre de l’humanisme gréco-latin et de l’humanisme négro-africain ; le poète qui a transcendé l’antinomie apparente entre deux univers culturels différents et en a fait la synthèse la plus lyrique.

Aimé Césaire (1913-2008), le poète militant de la Négritude 

La poésie de Césaire, beaucoup plus abrupte et violente que celle de Senghor, s’est développée à partir du Cahier d’un retour au pays natal[6] (1939), méditation lyrique d’un jeune normalien qui revient aux Antilles et confronte la culture blanche avec sa propre négritude. Césaire s’en prend beaucoup plus vivement que Senghor à « l’Europe colonisatrice (…) comptable devant l’humanité du plus haut tas de cadavres de l’histoire ». Antillais, il se considère comme un africain déporté, privé de sa langue et de ses traditions, coupé de ses racines : si la Négritude est pour Senghor un royaume, elle est pour Césaire un exil. Aussi le poète fait-il entendre la voix farouche de ce « rebelle » qui, dans l’une de ses pièces, assure : « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées. » Cette révolte et cette brutalité se sont exprimées spontanément dans un langage très proche du Surréalisme, à la fois conquérant et destructeur. La poésie de Césaire, avec son incandescence verbale qui semble évoquer un fleuve de lave descendant d’un volcan antillais en éruption, avait conquis Breton. Dès 1941, celui-ci saluait le Cahier d’un retour au pays natal comme « le plus grand monument lyrique de ce temps », il y discernait « cette exubérance dans le jet et dans la gerbe, cette faculté d’alerter sans cesse de fond en comble le monde émotionnel jusqu’à le mettre sens dessus-dessous ». Sartre, pour une fois d’accord avec le pape du Surréalisme, voit le poème de Césaire éclater et tourner sur lui-même comme une fusée dont jaillissent des soleils : le mouvement artistique s’y épanouit « en une fleur énorme et noire ». De sa situation d’Antillais reclus dans la Martinique, cette île « désespérément obstruée à tous ses bouts », Césaire est parvenu à dégager des figures universelles de l’homme opprimé et révolté : son œuvre, comme sa terre natale, se situe au carrefour de l’Afrique, de l’Europe et de l’Amérique.

À partir des années 1950-1960, Césaire se tourne vers le théâtre, en y conservant intacte la vigueur de sa poésie. Ce théâtre est résolument politique : il exprime d’une manière de plus en plus nette la rupture avec une Europe qui continue à vouloir décider du destin des Noirs (et de leur sort). Césaire a d’ailleurs rompu sur ce point avec le Parti communiste français. « Ce que je veux, a-t-il écrit à Maurice Thorez en 1956, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. » Son théâtre ne présente pas seulement une épopée de la révolte noire, mais la tragédie d’un « Pouvoir noir » isolé et contesté, aux prises avec des problèmes insurmontables. La Tragédie du roi Christophe (1964)[7] met en scène un roitelet nègre de Haïti, au début du dix-neuvième siècle, qui veut assumer l’indépendance de son peuple, et qui est abandonné par les siens pour leur avoir trop demandé. Quel est le sens de cette pièce ? Césaire y exprime son inquiétude de voir les Africains, nouvellement décolonisés (nous sommes en 1963), se décourager devant l’énormité de l’œuvre à accomplir. Les Noirs sauront-ils saisir l’histoire, leur histoire à bras-le-corps ? Trahiront-ils leurs chefs si ceux-ci sont déterminés à lutter ? Ne choisiront-ils pas la voie de la lâcheté collective ? Madame Christophe met son époux, le roi, en garde contre ses projets gigantesques : elle parle au nom de la sagesse. Mais est-il sage d’être sage quand l’Histoire frappe à la porte ? Une Saison au Congo[8] (1965), hymne lyrique à la naissance du jeune État et annonce d’une révolution intégrale, suit de très près les évènements qui ont déchiré ce pays en 1960, depuis l’accession au Congo à l’indépendance jusqu’à l’assassinat de son premier ministre, Patrice Lumumba. La figure du leader africain, séparé de son peuple qu’il veut entraîner dans un mouvement révolutionnaire, domine ce théâtre qui se situe à mi-chemin de Claudel et de Brecht. 

Léon-Gontran Damas (1912-1978), une silhouette méconnue d’écorché vif 

C’est peut-être la figure la moins connue de la Négritude. Révolté contre son éducation bourgeoise d’enfant métis, Damas dénonce dès 1937 dans Pigments les principes de l’assimilation et les effets de l’acculturation qui en dérivent. La publication de ce recueil a marqué le coup d’envoi de la Négritude, puisqu’il précède de deux ans le Cahier de Césaire. Damas y chante sa nostalgie du passé : « Rendez-moi mes poupées noires que je joue avec elles », et clame sa révolte de « blanchi » contre l’assimilation dont il s’estime victime. L’angoisse y atteint aussi parfois une ampleur dramatique : « Il est des nuits sans nom / Il est des nuits sans lune / où jusqu’à l’asphyxie / moite / me prend / l’âcre odeur de sang / jaillissant / de toute trompette bouchée. / Des nuits sans nom / des nuits sans lune / la peine qui m’habite / m’oppresse / la peine qui m’habite / m’étouffe. » 

Étudiant à Paris, il décide de se pencher sur les racines de la nation noire, en entreprenant des travaux d’ethnologie africaine. Enfin, quand sa famille lui coupe les vivres, il ne répugne pas à travailler comme manœuvre, boy ou colporteur. Une vie matérielle démunie, un engagement politique difficile à assumer lui donnent cette silhouette d’écorché vif de la Négritude : angoisse du colonisé, souffrance de l’exil, rébellion contre l’ordre blanc. Bien que peu volumineuse, son œuvre poétique[9] est puissante. Son Anthologie des poètes d’expression française, parue en 1947, précède de peu celle de Senghor, et participe fortement à la reconnaissance de l’identité littéraire négro-africaine.

L’échec des nouveaux Nouveaux romanciers d’Afrique noire d’expression française 

Parmi les romans qui se sont attachés à décrire, et non plus exalter, la condition africaine, L’Aventure ambiguë[10] (1961) de Cheik Hamidou Kane pose les problèmes du jeune noir partagé entre la fidélité à l’Islam et la tentation de l’Occident. Le héros, Samba Diallo, appartenant à une famille princière, est élevé dans le respect des traditions africaines, sous la règle de l’école coranique. Mais ce jeune Sénégalais Toucouleur est envoyé à l’école européenne, puis à Paris où il poursuit ses études supérieures. Il s’y détachera du milieu africain sans pourtant s’assimiler à l’esprit européen. Revenant en Afrique à la demande de son père, il ne voit plus d’issue que dans la mort. Le métissage culturel où Senghor (chrétien, il est vrai) voit une solution, Kane l’a vécu et formulé comme une tragédie : le conflit intérieur entre les valeurs de « l’Islam noir » et celles de la culture occidentale ne semble pas, dans ce récit, pouvoir se dénouer. Pour Césaire, les Antillais sont des Noirs soumis à un processus d’assimilation, donc de dépersonnalisation ; les Africains, eux, ont conservé leurs religions, le contact avec leurs terres et leurs mythes. Pour Kane, au contraire, l’Africain est encore plus divisé que l’Antillais. Sans lyrisme, sans couleur locale, Kane construit son roman sur des dialogues volontiers métaphysiques ; ses personnages sont comme les pièces d’un jeu d’échecs symbolique où s’affrontent les Blancs et les Noirs. Les thèmes de la marginalité et de la solitude sont omniprésents alors que ceux de la Négritude et de l’anticolonialisme ne tiennent guère de place dans ce livre : il s’agit de discerner un mode de pensée et de spiritualité propre à l’Africain musulman. L’accord entre les deux cultures est-il impossible ? C’est ce que le roman, dans sa stylisation, laisserait penser, si, par la suite, Kane ne s’était attaché à montrer que l’Africain peut concilier le respect de sa culture traditionnelle et les exigences du développement économique. 

D’autres romans africains traduisent une angoisse comparable à celle qui dominait L’Aventure ambiguë. Elle est sensible dans Le Regard du roi (1954) de Camara Laye, elle règne sur Un piège sans fin (1960) d’Olympe Bhely-Quenum. Plus agressif qu’angoissé, Sembene Ousmane, ancien docker et syndicaliste, avait donné dans Les Bouts de bois de Dieu (1951) un témoignage honnête sur une grande grève de cheminots à l’époque coloniale. Avec Voltaïques (1962) et Vehi-Ciosane (1965), il a montré autant d’habilité dans l’art du récit que d’esprit critique à l’égard des sociétés africaine et européenne. Les films qu’il a tirés de ses nouvelles, La Noire de…, Le Mandat, manifestent plus de vigueur encore, mais l’écrivain a vu sans doute son nom associé à la naissance du cinéma africain plus qu’au renouvellement du roman.

Littérature orale et arts de la scène comme affirmations de l’identité africaine

Les vingt dernières années reflètent assurément les difficultés de l’écrivain africain : dans des pays où le problème de la faim et de la corruption généralisée se posent d’une façon souvent tragique, la littérature n’est-elle pas déplacée ? L’écrivain, par sa formation universitaire, devient un administrateur ou un éducateur. Les livres qu’il peut écrire ont quelque chose d’oscène rue des ventres vides et quelque peine à toucher le(s) grand(s) public(s) africain(s) : ils échappent par leur prix au pouvoir d’achat de leurs lecteurs virtuels, et restent ignorés de la partie de la population qui n’est pas scolarisée. La lecture enfin, acte solitaire, convient peut-être mal au mode de vie communautaire des Africains, et à une longue tradition de littérature orale où les palabres et où le griot ont toujours tenu la place de l’écrivain. Si cette littérature orale est parfois adaptée et recréée dans des livres remarquables comme Les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop, elle perd le plus souvent, à être écrite, ce qui fait sa force. Devant une telle situation l’écrivain africain est tenté de s’installer en France et de publier ses livres à l’intention du public français. Mais il court alors le risque de se couper de la vie africaine : un roman comme Le Devoir de violence (1968) de Yambo Ouologhem, qui brigua et obtint le prix Renaudot, joue beaucoup plus sur un mythe du Noir susceptible de ravir et de divertir le lecteur européen que sur son image réelle. Le talent qui s’y déploie dans la dérision et dans l’horreur lui assuma sans doute un vif succès de librairie en France, mais non une place dans l’histoire du roman africain.

Les arts de la scène, les spectacles vivants, mieux que le livre, répondent à l’attente des Africains et semblent assurés d’un brillant avenir. On peut le voir aujourd’hui encore avec les pièces (à nouveau mises en scène) de Césaire comme avec le poème dramatique (réinterprété) de Senghor, Chaka, que la télévision française adapta en 1968. À Dakar, le Théâtre national Daniel Sorano s’est engagé très tôt dans la voie d’un théâtre africain, comique avec L’Os de Morlam de Birago Diop, ou épique avec L’Exil d’Albouri de Cheik N’Dao. C’est assurément par le spectacle collectif que la littérature africaine a trouvé, chez elle, sa plus vaste audience, son plus fervent public.

[1] « Masques ! Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères » (Chants d’ombre, Senghor). Un dialogue s’établit entre le poète et les masques silencieux : interpellations solennelles, admonestations. La Négritude, fidélité aux valeurs culturelles de l’Afrique : sens du silence, de l’éternité, de la joie, du rythme. L’Europe avide de se détruire ; contribution de l’Afrique à la renaissance du monde. Rôle que l’art nègre a joué dans l’art européen depuis 1910 : « Certains styles africains semblent avoir conquis ce qui accorde l’homme à un univers obscurément invincible (…) Le masque africain n’est pas la fixation d’une expression humaine, c’est une apparition. » (Malraux)

[2] Un double mouvement lié : éloge et revendication de la Négritude (néologisme inventé par Césaire), dénonciation de l’Europe agonisante, malgré ses conquêtes et son omniscience technique. Opposition d’une connaissance vitale du monde et d’une connaissance pragmatique des choses. Images de la Négritude : terre, chair, vents, eaux, sexualisation du monde, cercle.

[3] Interprétation donnée par André Breton de la revendication d’Aimé Césaire : « Elle transcende à tout instant l’angoisse qui s’attache, pour un Noir, au sort des Noirs dans la société moderne, et ne faisant plus qu’un avec celle de tous les poètes, de tous les artistes, de tous les penseurs qualifiés, mais lui fournissant l’appoint du génie verbal, elle embrasse, en tout ce que celle-ci peut avoir d’intolérable et aussi d’infiniment amendable, la condition plus généralement faite à l’homme par cette société. »

[4] Chants d’ombre, 1945 ; Hosties noires, 1948 ; Éthiopiques, 1958 ; Nocturnes, 1961. L’auteur renvoie par ailleurs à son article paru sur le site Mondafrique, « Senghor, l’enfantement de la Négritude » : https://mondafrique.com/leopold-senghor-si-on-nait-noir-on-nest-pas-negre-on-le-devient/ 

[5] Une poésie de l’exil : une enfance noire recréée à partir de la solitude européenne. Images d’une enfance chrétienne et d’un univers païen unis dans un même sentiment du sacré. Présence de l’Europe dans l’Afrique et de l’Afrique dans l’Europe. Une poésie du surréel : échanges entre le registre cosmique et le registre humain. Une poésie du métissage culturel : introduction de termes ou de réalités africaines, souvenir d’une culture gréco-latine, une syntaxe transparente et facile.

[6] Le Cahier est construit en trois mouvements qui constituent chacun une étape dans la prise de conscience du poète : le premier offre une peinture accablante de la Martinique, désolée, meurtrie, délaissée ; le second montre Césaire s’identifiant avec le plus malheureux de ses frères Antillais (un pauvre hère déchu qui fait figure de lamentable caricature) : véritable descente aux enfers qui aboutit, provisoirement, à la revendication de la démence et du « cannibalisme tenace » (le face-à-face provoque chez l’intellectuel une violente réaction à la fois de rejet et de sympathie : il ne peut désormais fuir sa responsabilité morale) ; le troisième est celui du sursaut : le poète s’affirme comme le prophète du redressement à venir et prétend devenir le guide de la race noire.

[7] Cette pièce s’appuie sur des événements historiques puisqu’elle met en scène un personnage qui, ancien esclave affranchi, fut effectivement président de la République d’Haïti (1807), puis roi de ce pays (1811), et tenta à ce titre d’inspirer à son peuple un vaste dessein d’avenir dont la construction d’une fabuleuse et inexpugnable citadelle eut été en quelque sorte le symbole. 

[8] Entre révolte et dérision : force oratoire du chef-prophète ; animation épique du Congo (fleuve, nation, enfant nouveau-né, roi) ; effarement anxieux des banquiers belges, qui assureront par la suite la chute de Lumumba ; variété du lyrisme, délibérément africain ou nettement claudélien en rupture de ton avec les exclamations grotesques des banquiers blancs. 

[9] Notamment : Retour de Guyane, 1938 ; Graffiti, 1952 ; Black Label, 1956 ; Névralgies, 1966.

[10] Samba Diallo, étudiant africain à Paris, est reçu par une famille antillaise installée depuis longtemps en France : un vieil homme, Pierre-Louis, et ses fils, Marc et Hubert. Il leur explique son désenchantement. Ce qu’a perdu l’Africain en Europe : le sentiment de la mort, la familiarité avec l’être, l’intuition de l’essentiel. Ce qu’il n’a pas gagné : le sentiment d’être reconnu par l’Europe. Ainsi, s’ébauche une double identité africaine et européenne, source de division et de détresse. S’installe un dialogue entre deux types différents de « déracinés », d’où est exclu tout lyrisme, où se révèlent de rares traces de vocables africains et où pointe, sous couvert de méditation à caractère religieux et dramatique, une ironie amère des interlocuteurs antillais.

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