Nous rapprochons ici, pour les besoins de l’article, deux écrivains bien différents qui ont en commun un épanouissement assez tardif du génie romanesque et du talent autobiographique.
Nés à l’étranger, diplomates de carrière, passablement polyglottes, ils n’ont cessé d’avoir avec la langue française une relation passionnelle et quasi érotique. C’étaient aussi, dans leurs vies publiques, des vedettes, grands comédiens sûrs d’eux et de leurs effets.
Ils se rejoignent encore dans une pareille tendance à l’humour, la bouffonnerie, la dérision que ne limite aucun « bon goût » bien français.
Chez le Juif de Corfou émigré à Marseille, comme chez le petit Russe exilé à Nice, enfant naturel en butte à la misère et aux vexations, l’expérience de l’exil et des persécutions a été décisive, mais aussi la richesse d’une culture cosmopolite, et l’ardeur des conquérants.
L’inspiration picaresque réunit enfin ces deux romanciers, « clowns lyriques », pour emprunter à Romain Gary, « valeureux », aux allures chapelinesques, pour prendre à Albert Cohen.
Albert Cohen (1895-1981) ou la recherche d’une fraternité
Diplomate, écrivain à la verve et au lyrisme intarissables, Albert Cohen est un écrivain inclassable. Son style est aussi éloigné des modes littéraires que de la tradition académique. Étrange carrière[1] que celle de ce romancier qui n’a écrit que quatre romans en trente-cinq ans : Solal (1934), Mangeclous (1938), Belle du Seigneur (1968) qui passe pour son chef d’œuvre, Les Valeureux (1969), ensemble où l’on pourrait voir la saga, épique et comique, des Juifs sépharades dans l’Europe des années 30.
Et il est bien vrai que la confrontation des Juifs avec les Gentils est le thème essentiel de cette somme, dominée par l’unique fidélité à la communauté juive. Au centre de son œuvre, en effet, se trouve la famille juive de Céphalonie, en Grèce, les Solal, près de cette lumineuse mer Ionienne qui exerce une véritable fascination sur Albert Cohen. À travers les aventures, les joies, les souffrances, les passions de cette famille, c’est le destin tragique des Juifs errants, « les Valeureux », qu’il nous raconte.
Belle du Seigneur[2] se déroule à Genève et en France, en 1936, alors que monte la marée de l’antisémitisme : prophète et témoin, son auteur est d’abord un « grand » écrivain juif de langue française. D’une étonnante vitalité, c’est à soixante-dix ans que Cohen parle de l’amour avec passion, lyrisme, cynisme et sauvagerie dans ce long récit où la fantaisie et la tragédie, l’admirable et le grotesque s’entremêlent.
Mais ce roman est avant tout le roman de la passion[3] : la coexistence du lyrisme romantique et d’une ironie féroce règne sur les amours de Solal, sous-directeur de la Société des Nations, avec Ariane, aristocrate aryenne, enlevée à son mari, le pitoyable bureaucrate Adrien Deume[4].
C’est une même coulée torrentielle qui produit l’exaltation du mythe, puis sa démolition ardente, qui élève au sublime et fait retomber dans le cocasse comme s’il s’agissait des deux faces de la même réalité. La danse macabre et l’hymne des amants résonnent presque simultanément dans la plupart des scènes : le paradis à la Saint-John Perse côtoie l’enfer à la Strindberg, et un commun suicide délivrera les condamnés à la réclusion perpétuelle du vertige de l’amour.
Rien de plus significatif de la manière d’Albert Cohen que cette scène initiale, inaugurale, où le beau Solal se déguise en vieillard édenté et hideux pour séduire Ariane[5] : sarcasmes et railleries alimentent la fièvre, au lieu de la refroidir.
Au-delà de la comédie des masques (les malentendus, le viol psychologique, Ariane à la fois femme fatale et déesse miraculeuse), au-delà de la dérision de la passion (clichés romantiques, idéalisation de la femme, sacralisation de l’amour), au-delà de l’allégorie de la mort (Solal attend de la Femme qu’elle régénère l’Humanité), la dénonciation du culte de la force et de la puissance (nazie), le roman se fait apologue de la spiritualité judaïque[6].
L’écrivain ne serait-il pas le metteur en scène, menteur en chef de l’ambivalence, celle de l’amour et de la haine, celle d’Éros et Thanatos, celle de la tendresse et de la violence ?
Son registre stylistique, très varié, va des gentillesses à la façon de Marcel Pagnol, son ami d’enfance du lycée Thiers de Marseille, à d’acrobatiques monologues intérieurs, proches de ceux de Joyce. Plutôt qu’à Proust ou à Charlie Chaplin, dont on l’a -parfois abusivement- rapproché, c’est à Céline qu’il fait penser, s’il est permis d’accoler dans un même génie langagier l’antisémite enragé et le vengeur meurtri du peuple juif, sioniste enthousiaste : Cohen, comme Céline, a su en effet capter les ressources du langage oral, à tous les niveaux possibles de la distinction et de la familiarité, de l’emphase et de la crudité, de l’étourdissement et de la monotonie.
Il n’est peut-être pas indifférent que ce romancier n’ait jamais écrit ses livres, mais les ait chaque fois dictés à « la femme de sa vie » - pas toujours la même[7].
La parole d’Albert Cohen, c’est aussi la voix du peuple juif qui s’adresse, avec amitié et colère, aux non-Juifs, dans la recherche d’une fraternité.
Ce qui est admirable dans Belle du Seigneur c’est la force égale du voleur d’étincelles et du bouffon qui éteint malicieusement les flammèches à peine capturées : le lecteur n’est surpris et glacé par le nihilisme burlesque qu’après s’être laissé prendre, à bride et défenses abattues, par le Grand Laudateur éperdu du bonheur d’exister - comme une antenne remercierait la foudre de lui être tombée dessus, sous l’œil goguenard d’un ciel de vent et de pluies.
L’ubac de l’œuvre d’Albert Cohen, inséparable de l’adret, nous mène vers une autobiographie aux accents variés. Le romancier continue d’écrire, dans sa propriété, à Genève. Le Livre de ma mère (1954), à juste titre devenu un classique, n’est pas seulement un hommage de piété filiale, mais un chant d’amour fou.
C’est dans le même système d’apostrophes, de litanies, de reprises et de paraphrases lyriques, que se déploie (à partir du célèbre texte de Villon) Ô Vous Frères Humains (1971), tragique récit d’enfance retrouvant le traumatisme initial que toute une vie et toute une œuvre chercheront à surmonter : ce jour d’août 1905 à Marseille où un petit garçon de dix ans, fasciné par un camelot marseillais, se voit brusquement désigné par lui comme « petit youpin » et chassé du cercle de l’assistance[8]. La narration multiple de l’incident se mêle, à la méditation du narrateur qui parle, plus de soixante ans après, « du haut de sa mort prochaine ».
Enfin, dans ses Carnets (1978), à quatre-vingt-trois ans, Albert Cohen recourt à l’autobiographie fragmentaire et à un type de textes plus lyriques encore ou plus religieux ; mais on retrouve l’accent du romancier, dans cette prose claudélienne ou biblique : « Ô mes anciens morts, ô vous qui par votre Sainte Loi et vos Dix Commandements avez déclaré la guerre à la nature et à ses animales lois de meurtre et de rapine, prétentions d’impureté et d’injustice, ô mes Saints Prophètes, sublimes bègues et immenses naïfs embrasés, ressasseurs de menaces et de promesses, jaloux d’Israël, sans cesse fustigeant le peuple qu’ils voulaient saint et hors de nature, le fustigeant d’aimante colère, et tel est l’amour, notre amour. »
Romain Gary (1914-1980) ou le dédoublement littéraire
De 1968 jusqu’à décembre 1980, date de sa mort, Romain Gary, Prix Goncourt 1956 pour Les Racines du ciel, avait écrit dix romans de bonnes dimensions et d’honnêtes factures : le grand public lui était fidèle ; la critique se bornait à reconnaître les mérites professionnels du conteur, son savoir-faire, la générosité de l’inspiration. Mais nul ne songe à mettre ce bon romancier de tradition parmi les prosateurs d’avant-garde, les écrivains de pointe[9].
En 1974, d’autre part, le livre d’un inconnu nommé Émile Ajar, Gros-Câlin, obtient, sans aucune publicité préalable, un succès immédiat.
En 1975, La Vie devant soi du même Ajar obtient le Prix Goncourt (un sondage de 1981 désignait d’ailleurs ce livre comme le Goncourt le plus remarquable des vingt dernières années[10]).
L’auteur est identifié : il s’agit d’un certain Paul Pavlowitch, qui a Romain Gary pour parent éloigné. Émile Ajar existe, des journalistes l’interviewent. Certes des bruits naissent à bouches rapides et des informations sortent à main courante, mais l’un des critiques les plus compétents estime : « Une chose est sûre : un nouvel écrivain est né. »
Dans Pseudo (1976), Ajar livre une sorte d’autobiographie « indécidable » où on le voit se débattre avec son encombrant parent, le redoutable Tonton Macoute, surnom de Romain Gary (emprunté au dictateur haïtien que l’on sait). Les Angoisses du Roi Salomon (1978) portent le style Ajar à la perfection.
Romain Gary disparu, on attend le nouvel Ajar ; ce sera la révélation, par Paul Pavlowitch, de la vérité : les quatre livres signés Ajar ont été écrits par Romain Gary. Un écrit posthume de celui-ci, Vie et mort d’Émile Ajar, paru en 1981, confirme le fait, désormais indubitable : lorsque Romain Gary se suicide en 1980, le jour se fit en effet sur le « phénomène Ajar » ; un testament révélant qu’Émile Ajar et Romain Gary n’étaient qu’une seule et même personne[11].
Gary est ravi d’avoir abusé critiques et jurés, mais surtout de s’être montré capable d’une nouvelle naissance. Plus que d’un deuxième souffle, il s’agit là d’une création romanesque au deuxième degré. La mystification concernant l’identité de l’auteur n’altère en rien la valeur de ces textes, tout au plus modifie-t-elle le mode de lecture de Pseudo.
Le « coup » le plus étonnant de Gary est d’avoir, à soixante ans, créé un écrivain totalement nouveau, au moment même où il publiait un roman parfaitement traditionnel sur le déclin de l’homme de soixante ans, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable (1975), dont les implications autobiographiques paraissent évidentes.
L’énigme subsiste d’ailleurs : comment le valeureux « écrivant » Gary a-t-il pu coexister avec le nouvel « écrivain » Ajar ? Le suicide de Romain Gary indique les difficultés d’un dédoublement littérairement sublime sans précédent dans l’histoire des lettres.
On peut relire, une fois la lumière faite, l’œuvre romanesque de Gary : une certaine identité de thèmes et de sujets avec celle d’Ajar s’y laisse percevoir, mais aucune des recherches d’écriture, des inventions verbales, des trouvailles langagières qui sont la marque de Gros-Câlin. Les Racines du ciel (1956) ne trahissent pas le moindre effort vers le style, mais la facilité d’un excellent professionnel qui a trouvé un beau sujet vingt ans avant ses confrères : le sauvetage des éléphants d’Afrique, symbolisant la protection de l’environnement.
Un seul ouvrage de Gary peut, par sa qualité stylistique, expliquer la métamorphose en Ajar, c’est son autobiographie vouée à la figure de sa mère, La Promesse de l’aube[12] (1960).
Ce récit d’une adolescence très pauvre, puis d’une brillante guerre dans l’aviation de la France libre, provoque l’émotion du lecteur, mais n’est-il pas régi par cet humour particulier que Gary lui-même érigeait en principe de bel esprit : « Seuls le manque de respect, l’ironie, la moquerie, la provocation même, peuvent mettre les valeurs à l’épreuve, les décrasser, et dégager celles qui méritent d’être respectées […] La vraie valeur n’a jamais rien à craindre de ces mises à l’épreuve par le sarcasme et la parodie, par le défi et par l’acide. »
Que la préoccupation humaniste cède ici le pas au libre jeu de la littérature, et Gary a sauté le pas et fait place à Ajar.
Tu est moi-même (quand Je est un autre)
Émile Ajar (1974-1981) : « Je savais que j’étais fictif et j’ai donc pensé que j’étais peut-être doué pour la fiction », écrit Ajar dans Pseudo.
Des fictions à la fois émouvantes et burlesques comme Gros-Câlin, histoire d’amour d’un employé de bureau et d’un python ; La Vie devant soi[13], autre roman d’amour, filial celui-ci, du petit arabe Mohamed, recueilli par Madame Rosa, ancienne prostituée, rescapée d’Auschwitz (roman qui, par l’ironie du narrateur, n’est pas sans rapprochement possible avec la technique des contes de Voltaire) ; L’Angoisse du Roi Salomon, idylle du troisième âge, ménagée par l’ingénieux Jeannot, chauffeur de taxi au grand cœur, qui fera se rejoindre deux septuagénaires, Salomon, l’ancien roi du prêt-à-porter, et Cora Lamenaire, chanteuse de café-concert, tondue à la Libération.
Émotion facile et ironie diabolique sont exactement inextricablement mêlées chez Ajar, et le lecteur, à la fin de l’histoire, réagira comme le chauffeur de taxi-narrateur : « Là, on s’est vraiment marré, comme des baleines qu’on extermine ».
Ces trois romans ont en commun un certain décor de pacotille, sur un schéma populiste, dans un Paris proche de celui des films de Carné ou des romans de Queneau, avec ses petites gens pleins de gentillesse, ses « bonnes putes », ses chanteuses réalistes, ses minorités tranquilles (minorités raciales : juive, arabe, antillaise) reliées par une fraternité profonde, ses asociaux philanthropiques, et ses bistrots réconfortants pour cette multitude dépareillée.
C’est l’époque d’une compréhension et d’une communicabilité de et avec l’Autre : les dissensions interraciales sont surmontables, presque gommées.
D’un récit l’autre, le narrateur se laisse reconnaître par sa simplicité, sa marginalité, sa fragilité : « J’étais une erreur humaine que d’affreux salauds essayaient de corriger, un point, c’est tout », affirme l’un d’eux.
Si l’on considère de préférence le premier roman, on peut d’abord croire à un traité de zoologie, ou à une histoire de bête dont le narrateur aurait poussé très loin le mimétisme : « Je fais des nœuds tout le temps, à cause de ma démarche intellectuelle, je colle simplement à mon sujet… »
On peut aussi à bon droit y lire un émouvant mélodrame sur la solitude irréductible de l’employé de bureau dans la grande ville : le timide Cousin aime la jeune secrétaire, Irène Dreyfus, sa collègue de travail à la STAT, « une Noire, de la Guyane française comme son nom l’indique », retardant indéfiniment le moment de la déclaration. Elle disparaîtra le jour même où il allait se déclarer, mais… il la retrouvera, prostituée, dans une maison de rendez-vous clandestin où il allait chercher de maternelles consolations.
La jeune femme, comme le python, ne sont peut-être que fantasmes.
L’extrême naïveté du narrateur, néophyte du langage, dévorant lieux communs, formules figées, slogans publicitaires, leitmotive de bistrots, a comme envers son extrême roublardise : idées reçues et formules à l’emporte-pièce glissent et dérivent, à travers des jeux phonétiques et syntaxiques aussi divers que tenaces, vers le jamais-vu ou le jamais-entendu : « D’ailleurs, mon problème principal n’est pas tellement mon chez-moi mais mon chez-les-autres. La rue. […] Il y a dix millions d’usagés dans la région parisienne et on les sent bien, qui ne sont pas là, mais moi, j’ai parfois l’impression qu’ils sont cent millions qui ne sont pas là, et c’est l’angoisse, une telle quantité d’absence. J’en attrape des sueurs d’inexistence mais mon médecin me dit que ce n’est rien, la peur du vide, ça fait partie des grands nombres, c’est pour ça qu’on cherche à y habituer les petits ».
Un monologue en zigzag qui se nourrit du langage absurde de l’époque (on songe à Beckett ou Ionesco) révèle une logique très personnelle aux accélérations foudroyantes, avec l’humour comme pudeur et la projection de ses propres problèmes sur l’autre : « Mlle Dreyfus doit se dire qu’un homme qui s’entoure d’un python recherche des êtres exceptionnels […] Il est vrai que la plupart des gens restent debout dans l’ascenseur la plupart du temps, sans se regarder, verticalement et raides […] C’est des clubs anglais, les ascenseurs, sauf que c’est debout, avec les arrêts au étages […] Je garde pendant le parcours un silence expressif […] ».
Ajar cite d’ailleurs abondamment Chaplin et on peut aussi penser à Woody Allen : « Lorsque nous sommes sortis au neuvième, Mlle Dreyfus m’a adressé la parole et elle est tout de suite entrée dans le vif du sujet. –Et votre python, vous l’avez toujours ? Comme ça, en plein dedans. En me regardant droit dans les yeux. Les femmes, quand elles veulent quelque chose… J’en ai eu le souffle coupé. Personne ne m’a jamais fait des avances. Je n’étais pas du tout préparé à cette jalousie, à cette invitation à choisir, ‘c’est lui ou c’est moi’ […] le nombre de femmes que j’aurais eues si je n’avais pas un python chez moi, c’est fou. L’embarras du choix, c’est l’angoisse ».
Ajar réussit ainsi une étrange opération : il prend les genres, les types, les expressions les plus usées, les plus exténuées par un usage trop ancien ou trop intensif, et, par de savantes perturbations, par de menus dérèglements ou par d'inattendus agencements combinatoires, il les réactive, en tire une charge comique qui est aussi une charge d’angoisse. Gros-Câlin pourrait illustrer de manière éclatante le célèbre essai de Freud « Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient » : n’est-ce pas, après tout, un seul et long calembour, un lapsus généralisé ?
Comme ses contemporains -fictifs-, Ajar recourt à une autobiographie insidieusement envahie par la fiction, puisqu’il l’intitule Pseudo.
Blessé par les critiques qui lui ont dénié la paternité de ses premiers romans, livré à un redoutable psychiatre, le narrateur cherche une identité introuvable et une impossible authenticité. Parti d’une situation paradoxale (« Tous les journaux bien informés continuaient à dire que je n’étais pas moi »), jeté dans les pièges et les tourniquets des noms et des pseudonymes, le narrateur ne trouve qu’un moyen de dominer les forces centrifuges qui le traversent et le mènent à un point de rupture : « … je me suis dit : autant pousser pour me fuir jusqu’à la caricature. M’autodafer. Me bouffonner jusqu’à l’ivresse d’une parodie où il ne reste de la rancune, du désespoir et de l’angoisse que le rire lointain de la futilité. »
Avec la révélation de la paternité de Romain Gary, l’énonciation se décale encore d’un cran : « l’autofiction définie par un pacte oxymoronique » (Serge Doubrovsky), l’autobiographie et la biographie s’inversent, et le livre, roman personnel où l’auteur est narrateur et protagoniste, peut être pris pour une sorte d’autopersonnagination, une tentative satanique de possession et de dépossession d’Ajar[14]-Pavlowitch par Romain Gary. Le témoignage de Paul Pavlowitch, L’Homme que l’on croyait, paru en 1981, donne à Pseudo une force et des résonances plus inquiétantes encore.
[1] Ayant entrepris des études de droit à Genève, Cohen acquiert la nationalité suisse. Il participe au mouvement sioniste. Il commence une carrière diplomatique qui le conduira au conseil juridique du Comité interministériel pour les réfugiés pendant la guerre, et qu’il terminera comme directeur de division aux Nations-Unies.
[2] En mai 68, les critiques saluent avec enthousiasme Belle du Seigneur et sa peinture passionnelle des femmes, dédié à son épouse Bella qui sera sa fidèle compagne jusqu’à sa mort. Ce livre est une peinture ironique d’un amour où s’expriment tous les registres de la passion, du désir sublimé aux scènes de ménage les plus triviales. Pour B.H.L. « c’est le chef d’œuvre des chefs-d’œuvre » et P.H. Simon parle « d’un crépitement de trouvailles de plume ». « La mort hante et ronge ce livre de jeunesse et d’amour », dit encore Claude Lanzmann.
[3] Solal, Juif sépharade, grand séducteur, est le prestigieux secrétaire général de la Société des Nations à Genève. Le protagoniste principal séduit Ariane Deume, l’épouse aryenne d’un terne employé de cette institution, qui ne résiste pas à sa stratégie amoureuse et brillante. Ils vivent une grande passion qui se transforme peu à peu et pas à pas en un amour maudit. Ariane se donne le titre de « Belle de son Seigneur ». Solal se sent coupable envers ses frères persécutés par les nazis en Allemagne, mais il se laisse emporter par son amour impossible. Les amants fuient Genève, à cause du mari ; ils se réfugient à Cannes. Solal est discrédité auprès de la S.D.N. ; le mari d’Ariane tente de se tuer. L’amour s’étiole et se fane. Les amants prennent de l’éther et, « pauvres damnés du paradis », décident d’accomplir un double suicide, afin de sauver leur amour passé, désormais condamné.
[4] Adrien est le subordonné obséquieux de Solal, « sous-bouffon général » de la S.D.N., dit-il de lui-même. Cohen dénonce l’inefficacité et la bureaucratie de cet organisme, l’arrivisme et la paresse de ses membres.
[5] Déguisé en vieillard décrépit, Solal surgit littéralement devant Ariane. Sa déclaration de flamme est aussi insolite que son travestissement. Pourtant Solal est un Don Juan et ne semble pas avoir besoin de recourir à des artifices aussi burlesques pour conquérir celle qu’il aime…
[6] « Mon seul souci est de dire mon amour pour le peuple juif et sa grandeur » dira Cohen à la parution du roman.
[7] De nombreuses aventures, la mort de deux épouses et un divorce jalonnent la vie sentimentale de Cohen.
[8] « Ce fut pour moi un choc inouï. J’ai marché à travers Marseille pendant de longues heures… Je suis rentré chez moi vers minuit. J’ai tout raconté à mes parents. Ils ont pleuré, coupables d’avoir mis au monde un enfant différent des autres enfants, un enfant voué au malheur ».
[9] Romain Gary, qui se définissait comme « un cosaque un peu barbare mâtiné de juif », auréolé de gloire après son courageux engagement dès 1940 aux côtés des Forces françaises libres et une prestigieuse carrière diplomatique dans l’après-guerre, publie en 1945 Éducation européenne, où il évoque la Résistance polonaise à l’occupant. Ainsi, la guerre demeure un thème privilégié pour cette littérature des années 1950. Il s’agit du même type de littérature réaliste qui trouve sa source dans les romans populaires du XIXe siècle et poursuit sa trajectoire sans se préoccuper des innovations narratives de la littérature d’avant-garde ; l’écriture y est délibérément simple et familière.
[10] Certains esprits chagrins ont estimé que l’obtention du prix Goncourt (et le succès important remporté par ce second roman) était amplifiée par le mystère qui entourait l’énigmatique cryptonyme.
[11] Ajar ultime exploit de Gary : « Je recommençais. Tout m’était donné encore une fois. J’avais l’illusion parfaite d’une nouvelle cération de moi-même, par moi-même […] Je triomphais de ma vieille horreur des limites » (R. Gary, Vie et mort d’Emile Ajar, 1981).
[12] Ce récit d’un souvenir d’enfance devenu l’emblème d’une vie s’articule en une longue métaphore de la jonglerie comme écriture, soutenue par la virtuosité et l’humour du narrateur : justement la narration (le signifiant) proteste contre l’histoire (le signifié).
[13] Dans le milieu misérable des quartiers juif et arabe de Belleville, à Paris, vivent un jeune orphelin et l’ancienne tenancière de maison close qui l’a recueilli. Quelle que soit sa bonté, Madame Rosa ne peut comprendre le comportement du petit Mohammed. Mais ce qui est logique pour l’enfant échappe parfois au raisonnement des adultes. S’il a vendu Super, le chien auquel il était si attaché, ce n’est pas par cruauté ou parce qu’il avait envie de recevoir beaucoup d’argent, mais parce que Mohammed, le narrateur, souhaitait pour lui une vie meilleure. Les rapports adultes-enfants y sont admirablement traités (on se rappelle à cette fin du film de Moshé Mizrahi, en 1977, où Samy ben Youb et Simone Signoret crèvent l’écran dans l’adaptation du roman). Malgré l’apparente désinvolture du récit, les formules de Cohen sous forme de philosophie amère laissent transparaitre l’inquiétude de l’auteur face à la condition humaine
[14] Gary-Ajar et la réécriture : « De temps en temps, j’allais rendre visite à mon python […] je m’installais, les jambes croisées, en face de lui et nous nous regardions longuement avec un étonnement, une stupéfaction sans bornes, incapables chacun de donner la moindre explication sur ce qui nous arrivait et de faire bénéficier l’autre de quelque éclair de compréhension tiré de nos expériences respectives. Se trouver dans la peau d’un python ou dans celle d’un homme était un avatar tellement ahurissant que cet effarement partagé devenait une véritable fraternité », Romain Gary, Chien blanc, 1970.