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Philippe Blanchet

Professeur de sociolinguistique, département Communication et Centre d'Études des Langues, Territoires et Identités Culturelles, université Rennes 2. Membre de la Ligue des Droits de l'Homme. Élu national FERC-SUP-CGT.

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Billet de blog 19 mars 2023

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« La France en miettes » : un livre mal informé et malhonnête

Début février 2023 est paru un ouvrage de Benjamin Morel intitulé « La France en miettes. Régionalismes, l'autre séparatisme ». Il a pour objectif de dénoncer ce que l’auteur appelle l’ethnorégionalisme, qui serait un projet de destruction de la république française. Une lecture attentive du livre permet d’identifier de graves problèmes de fiabilité des informations et de méthode de raisonnement.

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Selon l’auteur, ce courant politique « ethnorégionaliste » serait doublement dangereux : d’une part, par des origines idéologiques qui seraient liées à une extrême-droite en partie soutenue par des puissances étrangères, d’autre part, parce ce serait un projet de destruction de la république française qui serait en cours de réussite par entrisme et assignation antidémocratique d’identités inventées, avec la complicité de grands partis politiques. On peut constater ce contenu principal du livre dans sa table des matières, qui ne reprend pas des intertitres encore plus explicites :

  • Première partie - Une idéologie de déconstruction de la nation
  • I - Une machine de guerre contre les petites patries
  • II - Une doctrine antirépublicaine
  • III - Une stratégie de destruction de la souveraineté nationale
  • Deuxième partie - Une dynamique politique menant à la destruction du pays IV - La conquête de l'hégémonie culturelle
  • V - La domination de l'espace politique
  • VI - L'explosion de l'unité du pays

Nous avons affaire, dans ce livre, à un texte affiché comme universitaire (selon la présentation de son auteur) mais fortement imprégné de dérives polémistes. Autrement dit, c'est un pamphlet habillé en travail d’origine universitaire.

 Un titre déjà utilisé sur le même sujet par un ouvrage aux conclusions différentes

Le titre de l’ouvrage est de même tonalité. Sa formulation principale, La France en miettes, utilise une image hyperbolique. Il est étonnant que ce livre reprenne exactement le même titre qu’un ouvrage de Jean-Pierre Richardot paru chez Belfond en 1976, épuisé mais facilement disponible d’occasion et en E-Book, et dont la conclusion, à l’inverse de celui de B. Morel, est un « plaidoyer pour la régionalisation ». Qu’on en juge par sa 4e de couverture, elle aussi hyperbolique :

« La France que nous connaissons (...) va tomber en miettes. Nous allons droit à une série d'événements, auprès desquels Mai 1968 apparaîtra comme une manifestation de jeunes gens bien élevés. Tout l'appareil napoléonien encore en place va se liquéfier : les « grands commis » et les préfets vont être supprimés, comme jadis les fonctionnaires coloniaux. Et pour la même cause : les indigènes n'obéiront plus. Des Cévenols aux Bretons, toutes les minorités ont été écrasées dans ce pays. Mais elles relèvent la tête. Si les responsables politiques tenus par la Constitution, sous peine de forfaiture, de maintenir intacte l'intégrité du territoire français ne se réveillent pas immédiatement, le territoire national risque de se voir réduit, avant la fin du siècle, au seul Bassin parisien (…) Pour enrayer cette contestation multiforme, la sagesse serait d'admettre « le droit à la différence », comme dans les autres pays européens. À l'heure où s'effacent les frontières, il est urgent de fonder une République fédérale française, en redonnant le pouvoir aux élus. Si nous ne le faisons pas, nous irons rapidement, les yeux bandés, vers la Révolution ».

L’auteur est décédé en décembre 2021. C’était un journaliste connu qui a travaillé pour de grands médias français. Sur le plan juridique la reprise à l’identique, sur un même sujet[1], du titre d’un livre encore protégé par des droits patrimoniaux, au-delà même du respect du droit intellectuel de son auteur, semble bien interdite[2]. Dans tous les cas, elle est problématique et on peut s’interroger sur le fait que B. Morel semble en ignorer l’existence ou qu’il ait éventuellement choisi de reprendre ce titre pour attirer (ou fourvoyer ?) un lectorat.

Un sous-titre idéologiquement orienté

Le sous-titre de Morel reprend un terme dont l’utilisation abusive, récemment apparue, est désormais répandue dans certains discours politiques français, notamment à propos d’un certain islamisme : L’autre séparatisme. Il s’agit, curieusement, d’un retour au sens originel du mot qui ne devrait donc pas être qualifié « d’autre ». En effet, la notion de séparatisme est définie ainsi par le Trésor de la Langue Française (TLFi), qui s’appuie sur l’Encycopedia Universalis :

« Volonté attribuée à un groupe humain, géographiquement localisé [soulignement de Ph.B.] et possédant une homogénéité ethnique, linguistique ou religieuse réelle ou supposée et une tradition historique commune, de se détacher de l'État dont il fait partie pour constituer une entité politique autonome (Encyclop. univ. t. 14 1972, p. 884) ».

Mais, en faisant écho à l’usage abusif récent, politiquement orienté, l’auteur inscrit l’ouvrage dans un courant d’idées privilégiant l’homogénéité de la population et l’uniformité du système sociétal. Ce sous-titre compare, implicitement et de façon gravement disqualifiante, ce que l’auteur appelle "l’ethnorégionalisme" à un certain islamisme.

Une tonalité outrancière et catastrophiste

La longue 4e de couverture, qui présente le livre, a un ton alarmiste :

« (…) Montées des particularismes régionaux et des revendications indépendantistes, émeutes devant les préfectures, menaces envers les fonctionnaires, agressions contre les élus, diffusions de pamphlets sécessionnistes, de propos ethnicistes, de thèses complotistes : les atteintes aux représentations de l'unité nationale, de la puissance étatique et de l'autorité républicaine ne cessent de se multiplier sous nos yeux. Pourtant, de l'Élysée à la Place Beauvau, des enceintes parlementaires aux cabinets ministériels, des bureaux de presse aux studios de radio ou de télévision, règne sur ces faits un étrange et inquiétant silence.

Cet autre séparatisme oeuvre ainsi à déstructurer et déstabiliser la France au risque de précipiter, demain, son éclatement et le chaos comme dans certains États européens. Loin d'être une chance pour la diversité, il réussit à la fois à tuer les petites patries et à déconstruire la nation. Pour ce faire, il profite des subventions publiques, d'une intense promotion médiatique, le tout sur fond de clientélisme politique. Il est temps (…) de dénoncer la fausse tolérance et le véritable aveuglement dont bénéficie cette idéologie dangereuse et délétère. Dressant un panorama inégalé d'une France vendue à la découpe, il appelle ici les Françaises et les Français à faire le pari de la raison. Il est de leur responsabilité historique de résister aux chantages qui, sous couvert d'émancipation, entendent réduire le peuple français en tribus. Un document complet et un essai fulgurant, animé par une intelligence lucide et informée. Une alerte salutaire avant qu'il ne soit trop tard ».

Une tonalité aussi virulente soulève aussitôt un questionnement sur la rigueur du "panorama" et la "complétude", qui s’accorde mal avec la "fulgurance".

Un tapis rouge médiatique malgré des réponses sévères

L’ouvrage a pourtant reçu un accueil très large et bienveillant, éventuellement complaisant, dans de nombreux médias nationaux et régionaux au cours des mois de février et mars 2023[3], où il n’a jamais été confronté à des objections (à de rares exceptions[4]), ni interrogations sur son ton, sur ses sources, sur la fiabilité des informations qu’il énonce, sur sa méthode d’analyse et sur le raisonnement qui le conduit à ses conclusions.

 L’ouvrage et son auteur se sont néanmoins attirés quelques réponses sévères, entre autres le 6 février celle du président (plusieurs fois nommément critiqué) de la région Bretagne[5], cible principale de B. Morel ou le 7 mars celle d’A. Le Brun, conseillère régionale de Bretagne, dans Le Télégramme[6].

 Une analyse critique détaillée permet d’en démontrer les erreurs et la malhonnêteté intellectuelle

Et pourtant, une lecture attentive du livre permet d’identifier assez rapidement toute une série de graves problèmes de fiabilité des informations et de méthode de raisonnement, que j'ai analysés en tant que chercheur spécialiste de l’histoire sociolinguistique de la France et des langues dites régionales dont B. Morel fait un point central de son argumentaire. Cette analyse critique complète de l’ouvrage, de ses arguments, de ses citations, de ses sources, des sources contradictoires, se trouve ici (https://sites-recherche.univ-rennes2.fr/celtic-blm/event/critique-methodique-de-la-france-en-miettes-de-b-morel/), sur le site d’une unité de recherche spécialisée[7]. Elle permet d’aboutir aux conclusions suivantes.

Traitant d’un sujet mal défini, partant d’une erreur fondamentale sur des notions non analysées et pourtant centrales dans le propos (préfixe "ethno" et terme "race") et d’un point de vue imposé ni explicité ni questionné, il s’appuie sur des informations souvent partiales ou partielles, trompeuses et parfois fausses. Il manifeste une grave méconnaissance de la question des langues dites régionales dont il fait un point majeur de son propos. Il instrumentalise des informations sélectionnées à dessein et commet des omissions orientées. Il utilise des sources et citations non vérifiées ou même parfois falsifiées. Il ne fait pas un état des connaissances et n’inclut pas dans son raisonnement des analyses contradictoires ou alternatives dont il ne prend pas soin de réfuter les objections. Il procède également par généralisations abusives, par des raisonnements inversés, et confine à une théorie du complot. A cela s’ajoutent des dénigrements, sarcasmes et injures à l’encontre de personnes nommées, de collègues et d’institutions publiques comme l’Université, des services de l’État ou des collectivités territoriales.

L’ensemble de ces procédés relève de ce qu’on appelle une méconduite scientifique (manquements à l’intégrité scientifique[8] et à la déontologie) quand ils sont produits par des chercheurs s’exprimant en tant que tels et donc dans leur champ d’expertise, ce que l’auteur laisse à penser dans son livre et ses déclarations publiques autour de ce livre.

 On rencontre dans cet ouvrage quelques problèmes correctement identifiés qu’il faudrait traiter posément et quelques critiques justifiées contre telle ou telle dérive de tel ou tel acteur individuel ou collectif de la question de la régionalisation linguistique et culturelle. Mais ils sont noyés dans un discours déloyal et ces points perdent en fiabilité, ce qui, finalement, produit l’inverse de l’effet recherché par l’auteur.

 On pourrait par conséquent être étonné par le vaste écho médiatique qu’a reçu ce livre à sa parution. Au-delà du fait que nombre de rédactions ne l’ont probablement pas lu et/ou n’ont pas cherché à en vérifier le contenu avant de contribuer à sa promotion, on peut penser que ce type de discours "statonationaliste" s’inscrit facilement dans la matrice discursive dominante qui ressasse des milliers de fois par jour, dans les médias et les mots des politiques, un « nationalisme banal »[9]. Ce nationalisme qui prend souvent la forme d’un "ethnonationalisme" assimilationniste, notamment dans les discours d’extrême-droite mais aussi dans des dispositions légales françaises[10], qui fait des scores importants aux élections nationales[11], est tellement présent et puissant qu’un discours "ethnorégionaliste" différencialiste reste(rait), de toute façon, marginalisé.

Au final, aucune preuve de ce que l’auteur avance

...

En conclusion, rien dans l’argumentaire bancal de l’auteur ne permet finalement de soutenir que des projets liés à une sauvegarde, une affirmation, une reconnaissance de langues, cultures et appartenances locales ou régionales, proposant éventuellement une réorganisation institutionnelle aux niveaux régionaux et national, constitueraient un seul et même ensemble "ethnorégionaliste", s’attaqueraient à la France, à l’idée de république, et menaceraient de mettre "la France en miettes".

Mise à jour du 24 mars suite à la brève réponse de B. Morel

B. Morel a répondu (brièvement) sur Twitter le 19 mars: https://twitter.com/BenjaminMorel63/status/1637568434899759106

Sa réponse s'inscrit dans le droit fil de son ouvrage: préjugés projetés à priori et lecture superficielle probablement beaucoup trop rapide (M. Morel me dit professeur de celtique dans un département de celtique), fausses citations (je ne dis pas ce qu'il me fait dire de la réaction à la mort de Colonna ni de la révolte fédéraliste de 1793), désinvolture face à la gravité des manquements démontrés dont il ne dit rien et réponse à côté sur de prétendues coquilles (je ne mentionne pas de coquilles et je ne corrige surtout pas la langue et le subjonctif -je suis sociolinguiste) et minimisation d'erreurs -parfois conséquentes- de dates, conviction d'avoir raison et d'avoir fait une "démonstration". Cela confirme la gravité du problème de méthode, de justesse et d'éthique.

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Notes

[1] Un autre ouvrage a déjà repris le même titre, celui de Philippe Bilger paru chez Fayard en 2013, qui est surtout une critique de la politique clivante de Nicolas Sarkozy et qui aborde lui aussi, néanmoins, la question des « particularismes ». Lui non plus n’est pas mentionné dans le livre de B. Morel.

[2] Code la propriété intellectuelle. Article L-112-4 : « Le titre d'une oeuvre de l'esprit, dès lors qu'il présente un caractère original, est protégé comme l'oeuvre elle-même. Nul ne peut, même si l'oeuvre n'est plus protégée dans les termes des articles L. 123-1 à L. 123-3, utiliser ce titre pour individualiser une oeuvre du même genre, dans des conditions susceptibles de provoquer une confusion ».

[3] Liste non exhaustive : https://video.lefigaro.fr/figaro/video/regionalisme-une-menace-ignoree/, https://www.europe1.fr/emissions/les-grandes-voix-du-weekend/retraites-du-plomb-dans-laile-de-la-reforme-4165286, https://metahodos.fr/2023/02/15/la-france-en-miettes/, https://atlantico.fr/article/decryptage/la-france-en-miettes-les-idiots-utiles-de-l-ethnoregionalisme-loi-decentralisation-hexagone-crise-divisions-politique-citoyens-opinion-europe-langues-regionales-benjamin-morel, https://www.lepoint.fr/societe/les-mouvements-regionalistes-creent-une-sorte-de-disneyland-identitaire-05-02-2023-2507460_23.php, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-territoriaux/decentralisation-ou-decomposition-nationale-4695782, https://www.corsematin.com/articles/interview-benjamin-morel-la-france-est-en-voie-declatement-137460, https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/le-regionalisme-veut-il-demanteler-la-republique-on-en-debat-avec-benjamin-morel-et-perico-legasse, https://www.humanite.fr/politique/constitution/benjamin-morel-cree-une-machine-infernale-identitaire-784990, https://www.ledauphine.com/politique/2023/02/27/la-reforme-des-institutions-n-est-pas-la-premiere-preoccupation-des-francais

[4] « Le régionalisme veut-il démanteler la République ? On en débat avec Benjamin Morel et Périco Légasse », 19/02/2023, https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/le-regionalisme-veut-il-demanteler-la-republique-on-en-debat-avec-benjamin-morel-et-perico-legasse  ; « A quelle sauce les régions doivent-elles être mangées ? » débat entre B. Morel et R. Pasquier, 23/02/2023, https://www.lagazettedescommunes.com/854210/a-quelle-sauce-les-regions-doivent-elles-etre-mangees%E2%80%89/#utm_source=quotidien&utm_medium=Email&utm_campaign=2023-02-23-quotidien&email=celine.canuet@ena.fr&xtor=EPR-2. Dans l’interview sur Corse Matin du 09/02, le journaliste ose quelques petites objections interrogatives mais le journal n’accompagne les propos de B. Morel d’aucune correction des fausses informations.

[5] https://twitter.com/LoigCG/status/1622662470228668416: Intitulé « Je suis Breton, Français, Européen. Un régionaliste au service de la République. Monsieur Morel, vos propos sont caricaturaux et poussiéreux ».

[6] https://www.letelegramme.fr/debats/tribune-decorsetons-la-vision-parisienne-et-technocratique-des-territoires-07-03-2023-13291486.php

[7] Étant donné la longueur (38 pages) et les modalités scientifiques de l’exposé, formel et détaillé, il n’est pas adapté à une publication intégrale dans un organe de presse grand public comme Mediapart. D’où ce renvoi vers le texte intégral, pour une lecture au demeurant vivement conseillée.

[8]L’intégrité scientifique est définie de façon officielle par le décret du 4 décembre 2021 : « L’intégrité scientifique se définit comme l'ensemble des règles et valeurs qui doivent régir les activités de recherche pour en garantir le caractère honnête et scientifiquement rigoureux ». Les principes fondamentaux de l’intégrité scientifique ont été établis au plan européen (Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche en 2018) et au plan national (Charte de déontologie des métiers de la recherche en 2015 : https://comite-ethique.cnrs.fr/charte/). En France, l’Office Français de l’Intégrité Scientifique (Ofis) y veille depuis 2017.

[9] Voir par exemple Le Coadic, Ronan, Macron nationaliste banal, Yoran Embanner, 2022; ou mon analyse « Discours national et exclusion des étrangers dans les prises de paroles publiques d’Emmanuel Macron, président de la République Française » sur https://lmsi.net/Le-COVID-19-comme-revelateur

[10] Comme je l’ai montré dans mon livre sur la glottophobie.

[11] https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Presidentielles/elecresult__presidentielle-2022/(path)/presidentielle-2022/FE.html; https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Legislatives/elecresult__legislatives-2022/(path)/legislatives-2022/FE.html

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