Parmi les mots qui circulent massivement dans l’espace médiatique et traduisent des positions politiques, on rencontre très souvent le terme communautarisme quelque part entre radicalisation et laïcité. Il fonctionne dans une opposition binaire simple, donc simpliste : républicain / communautariste. Il sert à défendre une certaine conception de l’organisation de la société française (conception qui serait républicaine, et la seule à l’être sans alternative possible) contre une autre conception qui constituerait une menace contre cette république voire contre la France elle-même et qu’on appelle communautarisme. Ce communautarisme serait la revendication de droits spécifiques par des minorités divergentes du modèle français, qu’elles soient linguistiques, culturelles, régionales, immigrées, religieuses..., et qui se voudraient communautés intermédiaires entre les individus qui les composent et la communauté nationale française. C’est, le plus souvent aujourd’hui, en direction d’une supposée communauté arabo-musulmane que le terme communautarisme est brandi, avec une connotation très péjorative, voire agressive, à la hauteur de la menace qui pèserait sur la France.
Fabrice Dhume vient de publier une ouvrage qui présente une analyse complète des usages de ce terme, de ses significations, de ses effets, et, en conclusion, de son contenu politique. C’est un ouvrage de sociologue, spécialiste des discriminations, réalisant avec rigueur scientifique et de façon efficace une étude des discours. Le livre, fondé sur un premier travail réalisé en 2004-2005 puis complété en 2015, rend compte d’une enquête très fouillée dans la presse quotidienne nationale et un exemple de presse quotidienne régionale (alsacienne) de 1988 à 2015. Une annexe méthodologique permet de mesurer la solidité et la fiabilité de l’analyse.
Une idée... typiquement française!
Dans un premier temps, F. Dhume montre que le mot est un néologisme spécifiquement français. Contrairement à un mythe tenace, il n’est pas emprunté à l’anglais, pas plus que son contenu sémantique d’ailleurs, car ce que communautarisme recouvre en français n’existe pas dans la société états-unienne quoi qu’en disent les discours usant de ce terme. Entré dans les dictionnaires usuels du français entre 1997 et 2005 seulement, son usage assez rare jusque là explose au cours des années 2000, toute comme celui de radicalisation ou de laïcité : ce sont là des mots emblématiques du développement d’un discours politique en relation directe avec certains évènements ou questionnements (port d’un foulard sur les cheveux par des jeunes filles à l’école et loi de 2004 qui s’en suit, attentats de 2001 et de 2015-16, débat sur l’identité nationale à partir de 2008, loi interdisant de couvrir son visage en public visant la burqa en 2010, etc.). Jusqu’à ces années là, communautarisme, terme technique d’invention récente, était très rare et désignait tout autre chose, en lien avec la Communauté Économique Européenne. Dans le suivi chronologique des étapes du développement du discours « communautariste » français, F. Dhume montre comment on passe d’un usage réduit dans les années 1990 à propos d’organisation de la communauté européenne à des usages massifs à propos des Musulmans de France dans les années 2000 puis à une corrélation à des questions dites « sécuritaires » et enfin, dans les années 2010, à une « banalisation du référentiel nationaliste ».
Il est frappant de constater que radicalisation a connu le même type de transformation profonde dans sa portée et ses usages, exactement à la même période et en relation avec les mêmes éléments du contexte politique.
Ceux et celles qui accusent les autres de communautarisme sont les communautaristes
F. Dhume montre ensuite comment toute une série d’usages pose le terme (et, partant, son contenu supposé) comme une évidence sans jamais l’interroger, dans la presse, dans des sondages, dans des essais politiques toujours plus nombreux sur le sujet. Or, si on examine la question de façon sérieuse, rationnelle, méthodique, on se rend compte que ce prétendu communautarisme est une « chimère » inventée par le nationalisme français, pour reprendre le sous-titre du livre. En effet, F. Dhume montre qu’il n’existe aucun élément probant qui pourrait conduire à conclure qu’il y aurait en France des ensembles de personnes qui affirmeraient massivement constituer des communautés distinctes pour laquelle ces personnes réclameraient une appartenance instituée et des droits spécifiques. Tout au plus existe-t-il des mouvements qui revendiquent pour chaque personne partageant certaines caractéristiques (sociales, linguistiques, culturelles, cultuelles, etc.) l’arrêt des discriminations et une simple égalité des droits sans distinction aucune. Il peut s’agir de Français caractérisés par une langue ou une culture régionales ou apparentées, ou encore d’origine dite « étrangère », issus de migrations plus récentes que les autres, maghrébins ou africains, musulmans, juifs, etc.
En fait, ce qui se passe, c’est que les porteurs des discours pointant un supposé « communautarisme » cherchent à faire croire qu’il y aurait un projet de ce type dans différentes parties de la population pour disqualifier toute revendication par ces parties de la population d’égalité des droits et toute protestation contre les discriminations subies. Ces discours cherchent, dès lors, à « justifier » et à renforcer les discriminations et les inégalités subies par certaines personnes en France, pour mieux en privilégier d’autres. F. Dhume met ainsi en lumière cette contradiction : ceux et celles qui accusent les autres de communautarisme sont les communautaristes. Pour privilégier et imposer comme seule communauté légitime une communauté ethno-nationale française qu’ils appellent de leurs vœux (F. Dhume l’appelle « la Communauté Majuscule »), ils construisent un modèle unique du « citoyen français » : celui-ci ne parle que la bonne langue française qu’il révère de façon quasi religieuse (et surtout son orthographe ancienne), tout comme les « valeurs universelles de la République » dont désormais l’incontournable « laïcité » dans sa nouvelle version intolérante, et il refuse d’entendre qu’il y a loin entre les valeurs affichées et la réalité ; il croit que la France est le pays des Droits de l’Homme et le modèle universel de ce que doit être une « République » ; il communie à la culture nationale commune dont les canons sont ceux des classes dominantes parisiennes ; il entonne la Marseillaise et arbore un drapeau bleu-blanc-rouge à la fenêtre ; il est de type européen et d’héritage catholique ; il descend d’ancêtres gaulois ou tout au moins il le croit, comme il croit à la supériorité de la langue, de la culture, de la pensée françaises et du « modèle républicain » (sous-entendu : « français »)... Celles et ceux qui sont différents de ce modèle sont considérés comme des déviants mal intégrés et méprisés sous la désignation de « communautaristes » parce que leur simple existence met en question l’homogénéité voulue de la nation française, et surtout s’ils réclament d’être des citoyens comme les autres et d’obtenir comme les Français conformes au modèle, le respect de leurs droits civiques, culturels, linguistiques. Du coup, en désignant des ennemis intérieurs même fictifs, on renforce l’adhésion au modèle et le soutien au modèle lui-même. On instaure explicitement et implicitement, directement et indirectement, par définition et par opposition, une communauté ethnonationale française : une ethnie est en effet un peuple partageant une langue, une culture et une organisation sociale communes —et s’imaginant souvent une origine mythique commune (« nos ancêtres les Gaulois »). On fait de la France un pays communautariste en prétendant dénoncer cela chez les autres.
Les multiples dangers des discours qui produisent le communautarisme en prétendant le dénoncer
F. Dhume conclut que le communautarisme est « un avatar du racisme français à l’époque identitaire » (il s’agit de l’époque de l’affirmation d’une identité ethnonationale française) : « Le communautarisme se matérialise dans un discours du groupe majoritaire –éventuellement repris par tous et toutes, au moins par contrainte. Ce discours n’a au départ pas d’autre assise matérielle qu’une projection chimérique, c’est-à-dire l’invention d’un monstre formidable qui concentre, exacerbe et exploite les peurs et les incertitudes d’une époque (…) Comme pour le racisme en général (…), le communautarisme produit les communautés qu’il imagine (...) Adossé à une lecture assimilationniste dont il est l’ombre projetée, ce mot sert à contraindre et à contrôler les groupes minoritaires. » (p.203). F. Dhume attire également notre attention sur une autre contradiction étroitement liée au discours qui invente ce communautarisme (par aveuglement idéologique ou pour manipuler l’opinion) : il prétend parler au nom des « valeurs de la République » que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, alors même qu’il y porte atteinte de façon gravissime. Il vise à restreindre la liberté des personnes supposées appartenir à ces communautés (leur liberté de parler aussi leur langue, d’exprimer certaines convictions, de participer au débat démocratique, de s’habiller comme bon leur semble, de pratiquer leur culture, d’aller et de venir...), à maintenir et à renforcer les inégalités qu’elles subissent (puisque d’autres, privilégiés, jouissent d’emblée et sans condition de ces libertés et de tous leurs droits fondamentaux) en construisant des catégories différentes de populations, à briser la fraternité en excluant ces personnes d’une solidarité globale et en les mettant à part.
Enfin, les discours qui révèlent le communautarisme de celles et ceux qui pensent le dénoncer sont porteurs d’un autre danger : celui d’une « politique de la guerre ». D’une part, ils peuvent avoir un effet de « prophétie auto-réalisatrice et de rétro-stigmatisation » (p. 203), conduisant celles et ceux à qui sont assignés ces identités et ces projets supposés à finir par les adopter et les retourner contre la Communauté Majuscule qui les stigmatise. F. Dhume insiste sur le fait que « cette stratégie peut bien finir par réaliser le ‘choc des civilisations’ à force de l’imaginer, et de fait elle offre une formidable opportunité à des groupes adversaires de justifier leur propre entreprise politique sous couvert de ‘jihad’. Le paradoxe de toute prophétie auto-réalisante, c’est que les promoteurs du communautarisme trouveront dans la production émanée de ce discours la justification rétrospective de leurs croyances initiales » (p. 206). D’autre part, cela sert aux tenants de ce discours à « justifier » des atteintes supplémentaires à la démocratie et aux droits humains sous couvert d’une politique « sécuritaire », d’un « état d’urgence », au point même qu’on peut se demander si l’invocation du « communautarisme » n’est pas seulement le fruit de croyances dans cette chimère mais aussi une pure et simple manipulation pour « justifier » le retour d’un régime autoritaire xénophobe et anti-humaniste.