Lancé par Jean-Michel Blanquer pour calmer le mécontentement croissant des enseignants depuis le début du quinquennat, le « Grenelle de l’éducation » a le mérite de reconnaître comme injustifiable la dévalorisation qui frappe les enseignants sur le plan financier.
La comparaison internationale qui sert si souvent à pointer, à l’encontre des enseignants français, retard ou résistance au changement, établit en l’occurrence que le retard et la résistance proviennent plutôt de l’Etat employeur. Depuis trois ans notamment, le gouvernement a bloqué le point d’indice servant à calculer leurs traitements, ce qui plombe un peu plus leur déclassement par rapport à leurs homologues étrangers. L’avenir dira si la promesse d’une distribution très sélective de primes, accompagnée d’un renforcement de l’emprise hiérarchique par le truchement d’un nouveau référentiel de métier suffira à régler la question et si les enseignants accepteront le deal.
Mais ni le « porte-monnaie » ni les conditions de travail, si perturbées cette année par le confinement et l’enseignement à distance, ne suffisent à expliquer le malaise enseignant qui fait régulièrement la une des médias lors des événements dramatiques. Il est plus ancien et plus profond puisqu’il touche, osons le dire, à la perception des finalités du système éducatif.
Quand les professionnels de l’école ne comprennent plus ce que leur institution leur commande de faire, c’est le cœur de leur métier qui bat la breloque, leur raison d’être qui est mise en cause. Quand le sommet de l’institution prétend en outre leur dicter de nouvelles règles de professionnalité à coup de slogans managériaux exogènes s’ajoute alors l’amertume, voire la dépression, à l’incompréhension.
Les promesses non tenues de la « massification »
Pour comprendre cette évolution, il faut partir du constat que la massification scolaire qui s’est déployée durant toute la seconde moitié du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui n’a pas permis de mettre en adéquation les discours et les actes. L’ouverture du système scolaire à la grande masse des enfants de toutes conditions n’a pas fondamentalement provoqué sa réorientation vers une plus grande uniformisation de ses prestations et une redéfinition commune et consensuelle des contenus et des méthodes. Les anciennes filières élitaires (classes préparatoires, grands lycées des centres urbains, grandes écoles, etc.) ont continué à bénéficier d’avantages concurrentiels en termes de dotations et de sélection des flux d’élèves. L’instauration du collège unique n’a pas atténué les fortes disparités entre les établissements et les territoires ; le dualisme institué au lycée entre les filières générales et professionnelles a figé la séparation entre les populations scolaires sans atténuer pour autant les disparités entre établissements et territoires ; au supérieur, tous les phénomènes ségrégatifs ont été cumulés : institutions hyper favorisées contre institutions massifiées sous-dotées, filières ségréguées, segmentation territoriale ; dualisme structurel aussi entre le public pour tous et le privé sous contrat pour quelques-uns.
La massification scolaire, cette « explosion » qu’a décrite le pédagogue et haut fonctionnaire Louis Cros en 1961, était pourtant justifiée par un double discours : élever le niveau général d’instruction des nouvelles générations pour répondre aux défis de l’ économie ; répondre à une exigence de justice sociale afin que chaque enfant, quelle que soit son origine familiale, puisse accéder au système scolaire de façon équitable. Cette promesse dite d’« égalité des chances » n’a pas été tenue. La généralisation de la sélection sociale et professionnelle par le truchement de la sélection scolaire et du diplôme n’a fait au contraire qu’accentuer les inégalités en les légitimant sur de nouvelles bases dites « méritocratiques ».
Un tel décalage entre les promesses et les réalités ne peut que provoquer un profond malaise chez les professionnels de l’enseignement chargés d’une mission de transmission des savoirs à l’ensemble de la population scolarisée, et pas seulement à une élite triée sur le volet. Beaucoup d’entre eux ont tenté et tentent toujours de corriger les défauts du système par toutes sortes de comportements, d’arrangements et d’innovations, connues ou invisibles. A partir du collège et du lycée, les contenus d’enseignement, tronçonnés en disciplines étanches, sont hérités d’une tradition non réellement interrogée qui évalue les élèves autant pour les trier dans des filières que pour leur inculquer les savoirs intellectuels et pratiques utiles à leur vie. Sans soutien familial ou extra-scolaire, les élèves fragiles y sont condamnés à l’échec et au décrochage.
Vers un « Grenelle de la massification » ?
Que propose le sommet de l’institution pour pallier ces impasses et redéfinir les finalités du système en tenant compte du bilan d’une massification d’ampleur qui n’a pas tenu ses promesses ?
Parmi une multitude de mesures de réorganisation contestables, deux orientations « modernisatrices » émergent.
- Il y a d’abord, celles émanant du Conseil scientifique de l’éducation nationale qui prétend pouvoir rénover l’enseignement français à la lumière de la « science des apprentissages », sur le modèle de la médecine et du biomédical. L’idée sous-jacente est que les difficultés des professeurs aux prises avec la massification proviennent en dernier ressort de l’inefficacité de leurs méthodes d’enseignement. Ce présupposé est patent au primaire avec la focalisation obsessionnelle sur les méthodes de lecture et les « fondamentaux » sur lesquels le Conseil entend imposer ses vues.
Sur la plupart des autres questions didactiques et pédagogiques concernant la fin du primaire et tout le secondaire, il ne fait qu’aligner des préconisations qui reprennent en catimini les acquis des pédagogies actives développées de longue date, ou bien recycle sans grande valeur ajoutée les différents acquis de la psychologie cognitive de l’éducation concernant la mémoire, l’attention, la conceptualisation, la métacognition…, qui remontent bien au-delà de l’ère de l’IRM. On pourrait s’en accommoder si le discours “neuro” n’encourageait pas au réductionnisme en instaurant le “cerveau individuel”, et non plus “les élèves”, comme le nouveau sujet de l’enseignement.
- L’autre préconisation « modernisatrice » promue par le sommet de l’institution avec le concours de certaines collectivités territoriales, c’est le « numérique éducatif » présenté comme une garantie d’efficacité pédagogique en phase avec l’époque. La pandémie, en forçant toute la communauté éducative à pratiquer l’enseignement à distance et à se coltiner avec les savoir-faire pédagogiques, a montré ce qu’il en était de la réalité de ces sur-promesses technologiques.
Si Grenelle il doit y avoir pour traiter la crise à la racine, ne faudrait-il pas mieux reconnaître que le vrai sujet est celui des promesses non tenues de la massification ? Pour que cette réflexion collective ait une chance de déboucher sur des solutions décennales, ne faudrait-il pas l’affranchir des vicissitudes liées à la brièveté des carrières ministérielles et gouvernementales ? Ne devrait-elle pas être prise en charge à un niveau supérieur garantissant une continuité et une visibilité de long terme à tous les responsables et professionnels concourant à l’in