Pour lire l’intégralité de l’article, Jean-Michel Blanquer et l’instrumentalisation politique des neurosciences cognitives | Cairn.info
[Extraits]
Le 9 janvier 2018, Le Figaro annonçait la création du Conseil scientifique de l’Education nationale sous le titre « Neurosciences : la méthode Blanquer pour changer l’école ». Le lendemain, parmi de nombreux autres médias, BFM TV saluait « l’arrivée des neurosciences dans l’éducation ». La science faisait donc son entrée à l’Education nationale pour la réformer !
Anticipant cette annonce, dès le 31 novembre 2017, Boulevard Voltaire, un site d’extrême-droite créé par Robert Ménard avant son élection à Béziers, saluait « l’habileté » du ministre : « M. Blanquer a eu l’immense habileté d’utiliser un biais pour justifier le virage à 180 degrés qu’il compte imprimer à l’Education nationale. Au lieu d’annoncer un retour aux méthodes anciennes (ce qui aurait donné des armes à ses adversaires car ils l’auraient traité de réactionnaire borné), il prétend s’appuyer sur les neurosciences […]. Or les conclusions de celles-ci sont le plus souvent hostiles aux pratiques « pédagogiques ». […] Du coup, les syndicats et les organisations « pédagogiques » progressistes sont embarrassées (qui peut s’opposer à la science ?)[1]. »
1. « Qui peut s’opposer à la science ? »
[…]
Ces deux courants [l’evidence-based politcy et la neuroéducation] entendent influer directement sur les politiques éducatives en conseillant directement les gouvernants et en évaluant eux-mêmes les mesures qu’ils préconisent. Leur instrumentalisation par les politiques se passe à deux niveaux. Au niveau référentiel, ils sont promus comme seules pensées légitimes. La politique reprend à son compte la rhétorique de « la science » contre l’idéologie, de « la raison » contre les croyances, et aussi de « l’intérêt général » contre les (anciens) corporatismes. Au niveau institutionnel, l’instrumentalisation se traduit par la création d’une instance chargée d’élaborer des prescriptions détaillées et de mettre en place des dispositifs qui s’imposent de façon injonctive aux professionnels de l’enseignement. Des experts sont engagés à cette fin.
De la part du ministre de l’Education nationale, une telle instrumentalisation de « la science » comme guide irréfutable de la professionnalité enseignante et de la gouvernementalité est tout à fait inédite. C’est une nouveauté de l’ère Blanquer qui s’inscrit dans l’évolution de la gouvernance de la Ve République depuis une vingtaine d’années. À la tête de plus d’un million deux cent mille professionnels, les décisions que prend le ministre au nom de « la science » ont des répercussions sur la vie de millions d’élèves et sur leurs parents. L’instrumentalisation a donc ici un impact social et symbolique de grande ampleur, comme peuvent l’avoir sur nos existences toutes les décisions qui concernent nos milieux de vie et la santé publique.
2. L’instrumentalisation des évaluations internationales
[…]
Aux côtés de Robien en tant que directeur adjoint de son cabinet, Jean-Michel Blanquer constate que, sans l’appui d’experts gagnés à leur cause, les politiques sont très démunis face aux arguments des professionnels (en l’occurrence les enseignants, les auteurs et éditeurs de manuels scolaires, les spécialistes du sujet à différents niveaux de l’institution). Dans son livre-programme de 2014, il écrit :
« […] il est indispensable de donner une base plus solide aux arguments qui s’échangent en matière d’éducation, en particulier en accordant une place plus large à l’argumentation scientifique. Il ne s’agit pas de jouer l’objectivité de la science contre la subjectivité du politique mais de dignifier la dimension politique de l’éducation en lui donnant de vraies assises[2]. »
C’est précisément pour travailler à cette « dignification » que le profil de Stanislas Dehaene est tout à fait adapté. Au départ mathématicien, devenu neuroscientifique de renommée internationale, en plus d’une intense activité de recherche au sein du laboratoire NeuroSpin qu’il dirige au CEA et de son enseignement au Collège de France, il est également un auteur à succès d’ouvrages de vulgarisation scientifique sur les questions des premiers apprentissages scolaires[3].
3. Le grand zapping vers le réductionnisme biologique
[…]
La première ligne d’arguments est typiquement réductionniste : la neuro-imagerie permet de modéliser le fonctionnement du cerveau en cours d’apprentissage. Le nouveau sujet de l’enseignement n’est plus « les enfants » ou « les élèves », avec les nombreux angles de vue non biologiques qui peuvent les caractériser, mais « le cerveau » qui est le même chez tous les sujets. « C’est le cerveau qui apprend » devient le mantra archi-dominant en rupture avec la longue tradition où les apports de la psychologie, des sciences humaines et sociales, et de la pédagogie pratique tendent à se cumuler.
La deuxième ligne d’arguments est typiquement scientiste : la neuro-imagerie a révolutionné les sciences cognitives et permet de fonder une vraie « science des apprentissages », notamment une « science de la lecture ». Or cette science est transposable dans la professionnalité enseignante puisque désormais « enseigner est une science ». Les pratiques pédagogiques doivent être repensées à partir des modèles du fonctionnement cognitif du cerveau et de sa diététique. Elles doivent être validées par les scientifiques et labellisées par les autorités, comme c’est le cas avec les médicaments pour les médecins, et rendues obligatoires aux enseignants qui ne devraient plus avoir la liberté d’inventer par eux-mêmes et d’utiliser les méthodes d’enseignement en se fondant sur leurs connaissances expérientielles. On n’admet leur participation aux recherches que comme cobayes ou comme opérateurs serviles.
La troisième ligne d’argumentation est directement politique. Elle consiste à s’insurger contre le fait que ces grandes découvertes scientifiques ne soient pas encore le guide suprême de l’Education nationale alors qu’il y a le feu à la maison, comme PISA semble le suggérer tous les 3 ans. Il est donc scandaleux qu’elles n’aient pas encore pris le pouvoir sur toutes les anciennes conceptions obsolètes et dangereuses pour l’avenir du pays. Stanislas Dehaene enfourche ici le registre décliniste. La France serait en retard sur les pays qui adoptent les principes de l’« evidence-based policy » et en conséquence elle régresse dans la compétition mondiale. C’est l’argument typique de l’idéologie néo-libérale[4].
Pis, l’avenir d’Homo sapiens est en jeu ! « Grâce à l’éducation, écrit-il, une vingtaine d’années suffisent pour que tout bébé devienne ingénieur aérospatial, musicien, ébéniste ou programmeur. Mais, à l’inverse, en une seule génération, ces acquis formidables pourraient s’effondrer si notre système éducatif perdait de son efficacité »[5]. En une seule génération, Sapiens risque donc de régresser aux origines de l’hominisation en ne sachant plus transmettre toutes les conquêtes de la révolution scientifique et technique ! Ici le réductionnisme biologisant et le neuro-scientisme coagulent dans un catastrophisme qui fait écho au déclinisme des anti-pédagogues souverainistes, « défenseurs » d’une République ancrée à (l’extrême-)droite.
4. Une politique au nom de « l’apolitisme de la science »
Les affirmations du neuroscientifique selon lesquelles les connaissances scientifiques ne seraient « ni de droite ni de gauche »[6], c’est-à-dire apolitiques, sont typiques des paralogismes qui servent à gommer un engagement politique bien réel mais pas toujours assumé. En fait, la question n’est pas de savoir si telle connaissance est « de droite » ou « de gauche » mais si, une fois mobilisée et instrumentalisée comme argument à l’appui d’une décision qui touche tout un milieu professionnel, elle relève ou non de la politique, c’est-à-dire d’un choix effectué au nom de la collectivité tout entière. Si c’est le cas, la décision devrait pouvoir être validée par les différents organes et représentants de cette collectivité et contrôlée par eux, et non pas laissée aux seules mains de l’exécutif.
Dans tout processus décisionnel étatique, la politique est présente de part en part. Faire croire que le débat sur les options politiques se limiterait à l’étiquetage « politicien » (droite/gauche) est une façon de dissimuler le changement de nature qui affecte l’expertise lorsqu’elle quitte le milieu de la recherche pour être partie prenante de mesures gouvernementales ou administratives. Lorsqu’ils siègent au ministère de l’Education nationale, il n’est pas demandé aux experts du Conseil scientifique de « faire de la science » en poursuivant des recherches et en produisant des connaissances nouvelles in situ. La lettre de mission du ministre définit un travail à réaliser en collaboration avec les directions opérationnelles du ministère et les organismes publics sous tutelle pour mettre en place des plans d’action ciblés, à fort impact sur les enseignants, leurs formations, le cadre obligatoire de leurs services. Il n’est que de lister les groupes de travail et les publications du Conseil scientifiques pour le comprendre[7]. C’est particulièrement évident avec les évaluations nationales au CP, au CE1 et en 6ème qui sont obligatoires pour tous les enseignants de ces classes et viennent s’ajouter à leurs propres suivis des élèves. C’est le cas aussi des prescriptions didactiques destinées à réorienter les pratiques professionnelles des enseignants au primaire et à labelliser les ressources pédagogiques dans une logique d’édition d’Etat au moyen de cahiers des charges ou d’appels d’offres très encadrés. Il en va de même des programmes obligatoires de formation continue en « neuro-éducation » qui sont destinés à remplacer prioritairement tous les autres.
L’instrumentalisation de l’expertise scientifique à des fins politiques suppose, ici comme ailleurs, la mise en relation entre une demande formulée par des gouvernants en lien avec des problématiques inscrites à leur agenda politique et une offre de réponse de la part de chercheurs ou experts ayant une inclination, une disponibilité et une prédisposition pour le faire. Pour que l’engrenage fonctionne, il faut donc que ces spécialistes acceptent le cadre défini en dehors d’eux ou soient, consciemment ou non, en affinité avec les problématiques des politiques et leur agenda. Une fois l’engrenage enclenché, l’expert scientifique quitte son domaine et perd son indépendance, quelles que soient ses déclarations de neutralité ou le caractère « consultatif » dont on affuble les structures dans lesquelles il siège au ministère. Il devient de facto l’un des rouages d’une vaste technostructure étatique pilotée par des politiques nommés par le Président de la République.
Les membres du Conseil scientifique instauré par Jean-Michel Blanquer pour « dignifier » sa politique ne peuvent donc ignorer qu’ils viennent en appui à un combat politique contre des adversaires pointés du doigt par un ministre bien avant sa prise de fonction[8].
Indépendamment d’une communauté d’intérêt pour les axes de travail du Conseil scientifique tels qu’ils sont définis par le ministre, quelles sont les accointances qui réunissent ces chercheurs ? Trois au moins sont visibles. Il y a tout d’abord la proximité institutionnelle avec le Collège de France ou l’École normale supérieure de la rue d’Ulm qui sont les deux institutions sur-représentées ; ensuite, les liens d’affiliation avec les recherches des équipes de Stanislas Dehaene consacrées aux premiers apprentissages ; enfin, l’adhésion aux méthodologies de l’expérimentation randomisée comme seule approche censée être exempte de biais idéologiques ou cognitifs[9]. Ce Conseil n’est donc pas représentatif des 1500 chercheurs et des dizaines d’équipes travaillant en France dans toutes les disciplines qui intéressent l’éducation (sciences biomédicales, humaines, sociales, administratives, historiques, etc.), de leurs approches multi-référentielles et de leurs questionnements.
En figeant son Conseil scientifique dans les limites étroites du « neurocognitif » et de la randomisation, Jean-Michel Blanquer montre qu’il ne cherche pas à favoriser l’émergence d’un large consensus multidisciplinaire sur des questions d’une ampleur sociétale qui dépasse les limites de son administration et de son ministère, même élargi à la jeunesse et aux sports. Il prouve que son but est bien d’instrumentaliser une expertise, choisie à dessein, à l’appui de mesures de réorganisation déjà plus ou moins planifiées[10] dans le cadre du « nouveau management public » et fortement contraintes par le temps court du quinquennat. Loin de faire émerger un nouvel horizon de pensée en prenant acte des promesses non tenues de la « démocratisation scolaire » depuis 60 ans, la référence à « la science » ne vise qu’à évacuer tout débat politique d’ampleur sur les réelles finalités du système scolaire et à neutraliser les oppositions légitimes au reformatage de l’École publique au cœur de son agenda politique.
[1] https://www.bvoltaire.fr/privilegiant-neurosciences-jean-michel-blanquer-enerve-syndicats/
[2] Blanquer, J.-M., L’École de la vie Odile Jacob, Paris,2014, p. 19.
[3] Créé en 2007, NeuroSpin est un des départements de l’Institut des sciences du vivant Frédéric Joliot dépendant du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Saclay. C’est une plateforme technologique de pointe en Europe en neuro-imagerie cérébrale.
[4] Voir Stiegler B., « Il faut s’adapter » : sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.
[5] Dehaene S (2019)., art. cit. Cette citation est reprise dans la préface de Dehaene, S. (dir.) (2019), La Science au service de l’école : premiers travaux du Conseil scientifique de l’éducation nationale, Odile Jacob, Paris ; Canopé, Chasseneuil-du Poitou.
[6] Par exemple, voir Dehaene, S., Les Neurones de la lecture, op. cit., p. 424-425.
[7] A consulter sur le site du Conseil : https://www.reseau-canope.fr/conseil-scientifique-de-lÉducationnationale/groupes-de-travail/presentation.hlml. Voir aussi Dehaene, S. (dir.) (2019), La Science au service de l’école, op. cit.
[8] « Trop d’acteurs importants sont imprégnés d’idéologies dépassées et n’ont cessé de s’opposer aux impulsions qui ont pu exister à partir des années 2000 en matière d’apprentissages fondamentaux. Leur influence est souvent inversement proportionnelle à leur scientificité. […] Il faut que le discours de l’institution repose sur des bases véritablement scientifiques. » Blanquer, J.-M. (2014), L’École de la vie, op. cit., p.66.
[9] La présence de l’économiste Esther Duflo au sein de ce Conseil s’explique moins par ses thématiques de recherche que par des affinités institutionnelles avec son président (Collège de France) et méthodologiques. Ses recherches en économie utilisent les méthodes d’expérimentation randomisée pour étudier l’efficacité de mesures destinées à lutter contre la pauvreté. Des indicateurs sur lesquels sont effectués des mesures statistiques rigoureuses permettent de comparer des groupes expérimentaux à des groupes témoins afin de mettre en évidence des changements significatifs. Ces méthodes ont été mises au point par la recherche biomédicale et l’industrie du médicament.
[10] Ces orientations sont exposées dans les 3 ouvrages publiés chez Odile Jacob, Paris : Blanquer, J.-M., (2014), L’École de la vie, op. cit. ; (2016), L’École de demain : propositions pour une Éducation nationale rénovée ; (2018) Construisons ensemble l’École de la confiance. Ce dernier opus paraît seulement 5 mois après l’installation du Conseil scientifique…