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Billet de blog 26 octobre 2025

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Blanquer : un républicanisme trumpiste

Avant la sortie annoncée en novembre 2025 du nouveau livre de Jean-Michel Blanquer, Civilisation française, où se profile sa version d’un « Make France Great Again », voici une analyse du précédent, La Forteresse, où apparaissaient déjà les thèmes déclinistes de son républicanisme nationaliste anti-gauche qui fut sa vraie boussole durant ses cinq ans à la tête de l’Éducation nationale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Universitaire juriste constitutionnaliste, devenu haut fonctionnaire, puis directeur d’école de commerce, puis ministre et homme politique, et depuis 2022 à nouveau universitaire, avocat et président de deux associations qu’il a fondées[1], Jean-Michel Blanquer a présenté en 2024 son bilan ministériel dans un livre au titre ambigu (voir plus loin), La Citadelle[2]. Il nous y livre le récit des cinq années passées (2017-2022) à la tête du ministère de l’Éducation nationale et de sa vie d’après.

2024 : première tentative de retour dans l’arène politique

Devenu au fil de ses divers postes un « personnage politique » (p.273), il entend par cette longue narration prendre sa revanche sur le mauvais sort que lui ont joué les macronistes. Ce livre, paru à la rentrée scolaire 2024, avait pour objectif de tenter un retour dans l’arène politique publique après deux ans de silence.  Plus que jamais, comme on le verra, il affichait son pédigrée républicain qu’il affirmait déjà être la colonne vertébrale de son engagement.

Aimant à se présenter en homme politique indépendant, se tenant à l’écart des intrigues partisanes, il fut un rallié de dernières minutes à l’écurie présidentielle macroniste durant la campagne de 2017. Montrant une grande capacité de rebond, il avait su éviter de s’embourber dans les guerres fratricides de la droite officielle à la suite des cuisants échecs de Juppé et Fillon, ses possibles maîtres, et avait joué crânement sa carte – gagnante – auprès du jeune et inattendu vainqueur de la présidentielle.

Comme il l’a déjà fait avec constance depuis une dizaine d’années[3], Blanquer aime utiliser le livre comme curriculum vitae qu’il envoie à la cantonade, révélant ses conceptions et son profil psychologique, mettant en avant ses talents et son aptitude à assumer des responsabilités exécutives. Cette manière de faire lui permet de se positionner sans toutefois trop s’impliquer dans les luttes intestines des partis engagés dans la lutte pour le pouvoir d’État. La mise en scène de sa rupture avec Macron sert son objectif avoué de se relancer, comme il ne le cache pas devant les caméras de télévision[4], en tant que « sauveur » d’un système aux prises avec de multiples défis de survie.

Écrit plusieurs mois avant le retour triomphant de Trump au pouvoir, on peut constater que ce livre révèle sans grande dissimulation rhétorique la communauté de vue sur nombre de sujets que partagent les différents courants de la droite libérale-autoritaire ou illibérale[5] au sein des élites des pays occidentaux, dont Trump est plus que jamais le héraut, au risque, pour celles et ceux qui partagent sa vision du monde, d’être un héros trop fruste, trop « cash », manquant de la finesse madrée qui sied aux femmes et hommes de pouvoir européens.

Dans le contexte actuel de crise généralisée du système capitaliste au niveau mondial où l’on assiste à la fragmentation géopolitique et à la montée des affrontements entre superpuissances, il est donc judicieux d’examiner la vision d’un politicien en mal d’influence comme Blanquer, qui, visiblement, attend son heure. Qu’est-ce qui se cache derrière le républicanisme qu’il exhibe comme une armure anti-crise à toutes épreuves ? Comment analyse-t-il la situation française et internationale, comment définit-il les priorités politiques et justifie-t-il les luttes intestines qu’elles occasionnent sur l’exercice du pouvoir d’Etat ? Tournons les pages.

Rembobinage du film d’un amour déçu avec le ni-droite ni-gauche de Macron

Derrière l’objectif de « partager avec le public les raisons et les contraintes qui guidaient nos choix » (p.335), l’auteur s’adonne à un roboratif plaidoyer pro domo en faveur des réformes menées durant son ministériat de cinq ans, battant un record de longévité à ce poste. On y retrouve tous les éléments de la stratégie générale du ministre, déjà présents dans ses précédents ouvrages, en termes de mesures structurelles et de tactiques – du moins celles qui sont avouables – pour imposer son style de commandement et son agenda. Auto-portraituré en décideur volontariste et rationnel, équipé d’un « bon sens » à toutes épreuves, Blanquer affiche qu’il sait où il veut aller « en tenant compte des obstacles et des fragilités » (p. 21). Il sélectionne et relate les dates, décisions, péripéties et événements marquants qui forment comme une « geste » dont il est le héros, vainqueur ou entravé, heureux ou malheureux.

Pas un mois sans qu’à un problème relevant de son domaine de compétences ministériel, un nouveau « plan » ou de nouvelles « instructions » soient « séance tenante » ou « illico » (p. 28) conçus et mis en œuvre (plan Français, plan Mathématiques, plan Mercredi, plan Devoirs faits, plan Un jeune une solution, etc., etc.). Affirmant qu’« une bonne conscience technocratique et conformiste […] était aux antipodes de ce pour quoi je m’engageais » (p.134), le ministre nous fait assister à la mise en place méthodique, étape par étape, d’une multitude de restructurations, certaines, pourtant significatives de sa prise de pouvoir hyper centralisée à la tête du ministère de l’Éducation nationale, restant dans l’ombre[6], comme si le républicain répugnait ici à la transparence démocratique.

Instruit par ses responsabilités antérieures sur les arcanes du pouvoir exécutif et de son ministère, Blanquer sait qu’il a besoin de temps pour développer son programme de reformatage du système éducatif. « Nous avions pu agir très en profondeur sans en passer par le Parlement : mesures traduisant la priorité absolue des savoirs fondamentaux à l’école primaire, dédoublements des classes, nouveau lycée, nouveau baccalauréat, nouvelle voie professionnelle… » (p.190) fait-il remarquer à la veille de déposer sa « loi pour une école de la confiance » en 2019, revenant sur son engagement initial de ne pas y recourir pour éviter d’être ralenti ou contesté au Parlement. Le mépris du débat parlementaire est particulièrement scandaleux venant d’un constitutionnaliste qui n’a que le mot de république à la bouche. Ce mépris confirme ce que l’on constate depuis le déclenchement de la crise parlementaire à la suite de la dissolution macroniste de 2024 : l’exécutif républicaniste rêve d’une toute-puissance libérée des freins liés au respect du pluralisme institutionnel.

Les cinq réformes que Blanquer évoque dans ce passage, mises rapidement à exécution contre vents et marées, forment son grand bilan qu’il présente systématiquement comme une brillante et incontestable réussite. Seuls quelques détails pourraient être améliorés, admet-il en guise d’autocritique « managériale ».

De la « communauté de vue » à la « rupture fondamentale »

Au-delà de la mise en place de sa politique éducative dont le postulat initial était qu’« il fallait tout revoir, de la cave au grenier », comme il le dit à Macron en dressant devant lui son « plan d’ensemble » (p.21), le lecteur assiste à l’évolution de sa relation avec le président de la République, passant de la « communauté de vues sur presque tous les sujets, y compris sur ce qui excédait le champ strict de l’Éducation nationale[7] » (p.101) à « la rupture fondamentale » (p.362). Rupture d’autant plus brutale que l’admiration pour le président était patente et totalement mimétique[8].

C’est ainsi que, durant la crise des Gilets jaunes, Blanquer salue « l’artiste » (p.183) qui fait sa tournée de ville en ville lors du grand débat. « Les auditeurs voyaient que le jeune chef de l’État avait une maîtrise incomparable des sujets les plus globaux comme les plus techniques. En l’écoutant, personne ne pouvait l’accuser d’ignorer les problèmes […]. La performance physique surprenait, la performance intellectuelle impressionnait. Le grand public découvrait ce que nous savions par sa fréquentation régulière : le président était un travailleur méthodique. Il n’y avait pas que du brio. Sa connaissance des dossiers se voyait au grand jour » (p.185-186). Fasciné par ce leader charismatique aux décisions millimétrées et incontestables, il admire en lui aussi, durant l’éprouvante crise du covid-19 qui occupe une place importante dans la « geste » blanquérienne, le « commandant en chef infatigable, travailleur, cohérent, compétent » (p.292).

Déroulé rétrospectif du film de cette relation fusionnelle, son récit auto-justificatif va peu à peu évoquer les phases de son délitement, passant de la « communauté de vues » au divorce, les torts, sur le fond politique, étant exclusivement attribués par le ministre à la partie adverse. Interprétée comme une erreur stratégique du tout-puissant président, la dissolution de juin 2024 entérine la rupture définitive. Son jugement final est sans appel : « Tel un ange déchu de la politique, Emmanuel Macron s’est mis à porter une lumière noire » (p.12).

Sa prise de distance tardive l’incite à se poser en penseur du politique : « Quelle sera l’anthropologie du macronisme ? De sémillants trentenaires, technocrates ou intrigants, les yeux rivés sur les sondages et les écrans pour piloter à vue sans culture, sans vision et sans valeurs ? » (p.387), s’interroge-t-il, durant un ultime face à face avec son ancien modèle et mentor à l’Elysée. Une forme d’adieu coup de poing…

Sous sa plume, la « citadelle » désigne l’Elysée (p.262, 342-343, 372, 387) lorsque le président ne l’écoute plus et s’engage sur la pente qui le mène à se faire « harakiri » en décidant la dissolution de juin 2024. « C’était simplement irrationnel et immoral », remarque-t-il (p.383). Mais la « citadelle » désigne aussi (p.356 et 364) celle qu’il avait tenté de bâtir à l’Éducation nationale « en matière de respect des valeurs de la République et de laïcité » (p.163) contre leur abandon par une partie des élites politiques du macronisme, bien trop tolérantes face à leurs mises en cause par diverses forces, et les vilains professeurs gauchistes, comme on le verra plus loin.

Au fond, ce qu’il reproche au macronisme, c’est une part d’amateurisme carriériste et sa mollesse à l’égard des « ennemis de la République ».

Pour justifier l’évolution mélodramatique de son parcours en macronie, Blanquer narre longuement ses relations avec l’entourage du président, les Premiers ministres et les membres du gouvernement et une sélection de celles et ceux avec lesquels il a été amené à collaborer depuis 2017. Il distribue les bons points ou les bonnets d’âne, adoubant certains de ses affidés ou alliés et clouant au pilori ses têtes de turc (Bayrou, Le Maire, Kohler, Véran, etc.), tel un cardinal de Retz observant la cour du monarque, mêlant éloges flatteurs et portraits au vitriol. Il y règle ses comptes personnels avec celles et ceux qui se sont opposés à lui et, bien que « dans le même camp », lui ont joué des tours à des moments cruciaux où il attendait des soutiens, « tous ceux [les politiciens professionnels ralliés au macronisme] qui rongeaient leur frein depuis 2017, agacés au dernier degré par ce “société civile” venu de nulle part[9] et qui avait un peu trop attiré la lumière » (p.273). Il les traite selon les cas de « tendance “molle” » (p.277) ou d’« habiles », antithèses de la figure de « l’homme d’État » auquel il s’identifie en toute modestie (p.370-371).

Ainsi, après deux premières années d’une ascension vertigineuse, sans accroc avec le président et son épouse, succèdent trois années douloureuses de lente « descente aux enfers » (p.296) menant à ce qu’il nomme sa « disgrâce » (p.310). Incompréhension et amertume d’un loyal serviteur du président qui présente son bilan ministériel comme « hors norme en matière d’éducation. […] des pépites qui avaient fait la fierté et même l’étendard [du mandat de Macron] pendant les trois premières années » (p.361). Mais le président, bientôt en campagne pour sa réélection, ne le soutient plus comme il le faisait au début de sa nomination. Et Blanquer, qui redoute l’échec et sent le piège, refuse les propositions de son maître de se présenter aux élections régionales de 2021 contre Pécresse. Puis, refusant un poste d’ambassadeur et battu aux législatives de 2022 à Montargis, le voilà définitivement hors-jeu pour le second quinquennat de Macron.

On aurait pu attendre d’un constitutionnaliste quelque analyse de fond sur le fonctionnement des institutions de la Ve République et de la crise qu’elle traverse, avant et depuis Macron, lui qui fut aux premières loges. Ce n’est pas du tout le cas ! Tel un haut dirigeant écarté du pouvoir, il ne cache pas sa rancœur d’avoir été battu par Darmanin pour obtenir le ministère de l’Intérieur lors du remaniement gouvernemental de 2020 (p.272). Ni le faux espoir, entretenu un moment par Macron dans la même période, d’être nommé Premier ministre. L’épisode se clôt par l’envoi par Blanquer d’« une note d’ensemble sur ce que pourrait être un acte II du quinquennat », ce que le président a coutume de demander à ses conseillers ordinaires (p.263). C’est Castex qui est nommé.

Victime des cabales de la « tendance molle » du macronisme et de « l’islamo-gauchisme »/« wokisme »

Comme son but manifeste dans ce livre est de tenter de se relancer en politique tout en se démarquant du macronisme, il cherche plutôt à épargner la personne du président et à faire reposer une grande partie de son discrédit sur deux grandes cabales dont il aurait été victime. La première aurait été menée par l’entourage immédiat du président (« on sentait que le président, créatif et brusque-tout, était comme bridé par les trois autres [son secrétaire général, le Premier ministre et son directeur de cabinet] ») (p.262). Plusieurs dissensions se sont faites jour, notamment budgétaires, autour de la question des « deux décennies de baisse du pouvoir d’achat [des professeurs] à rattraper[10] » (p.219) dont ni l’Elysée ni Bercy ne veulent entendre parler. Certains députés macronistes, venant du PS ou des écologistes, s’opposent également à lui, irrités par sa vision sectaire de la laïcité et ses diatribes contre « “l’islamo-gauchisme” » (p. 281), jugées électoralement contre-productives, même revêtues de la toge républicaine. Il dresse le bilan de ces ennuis en 2021. « J’avais parlé d’islamo-gauchisme un an auparavant [au moment de l’assassinat de Samuel Paty] et cela avait été le début de mes problèmes. J’allais désormais pointer le “wokisme”. Mais il faudrait de nouveau en payer le prix. Et tenir la barre fermement entre les tendances extrémistes qui travaillent notre pays » (p.339).

L’autre cabale qui aurait terni son image d’homme politique providentiel et précipité sa chute viendrait donc de l’extrême-gauche à laquelle il prête une surprenante influence sur le jeu politique au sommet de l’État[11]. « Je devins à partir de ce moment-là l’ennemi public numéro un de l’extrême gauche française. […] Transformé en homme à abattre par l’extrême gauche, j’étais aussi l’homme qu’on adore détester pour une certaine presse[12] qui aime dresser des épouvantails réactionnaires dès que l’on affiche son amour de la France ou son attachement à la République. » (p.282).

Tout est dit ici de la foi politique de Blanquer  : « son amour de la France », « son attachement à la République ». Voyons ce qu’il en est de ces deux grands totems qui fleurent bon le storytelling.

Derrière « la » France et « la » République, une foi politique de droite rance

« Comme souvent, je glissais derrière les concepts affichés une structure métaphysique que je ne dévoilais pas et qui me garantissait à moi-même une forme de cohérence. » (p.145). Cette étonnante confession nous invite à rechercher aux détours de son long récit autobiographique quelle « structure métaphysique » l’auteur avoue dissimuler derrière ses concepts (« la » France, « la » République) qu’il affiche avec tant d’insistance. Et de s’interroger sur la « forme de cohérence » entre des affirmations sur nombre de sujets, qui, d’une page à l’autre, paraissent inconséquentes et font douter des limites de son libéralisme, réduit souvent à l’apologie des personnalités et des destinées individuelles, dont la sienne pourrait servir de modèle.

« L’identité de notre camp politique [macroniste] était celle de l’émancipation. Moi-même, je portais une philosophie de la liberté fondée sur l’éducation. Mais nous étions confrontés aux apories de la liberté quand elle entre en contradiction avec elle-même. Tout laisser faire, c’était accepter qu’un jour l’homme se retrouve emprisonné par les folies qu’il aurait laissées prospérer » (p.159).

Comment comprendre cet avertissement au sujet du « tout laisser faire » ? Dans ce passage, il s’agit pour Blanquer de justifier le rôle protecteur des gouvernements face aux risques liés aux évolutions technologiques, notamment les manipulations génétiques (entre animaux et humains), ou les « projets de surhomme » que cultivent « des acteurs privés de taille planétaire » (p.159). Mais le même plaidoyer général de résistance « à la chosification de l’homme » peut s’appliquer à beaucoup d’autres domaines, notamment ceux de l’Etat régalien, comme on le verra plus loin.

La France menacée de disparition par les « identités multiples »

« Comme j’aime notre peuple ! Pétri de bon sens, généreux quand on sait le prendre par le bon côté, plein de vitalité venue du fond des âges mais comme partiellement éteinte par la perte de sens des temps actuels. » (p.375). Outre cet amour qui respire l’autosatisfaction à l’accent national-populiste du guide sachant « prendre » ses sujets « par le bon côté » (!), il y a « […] mon amour de la France. Par-delà les suffrages, il y a une société passionnante ; par-delà les invectives il y a un peuple très politique et infiniment respectable ; par-delà les folies d’individus radicalisés, il y a la beauté des engagements multiples qui honorent notre démocratie. » (p.378). Cette déclaration d’amour suit le récit de sa campagne électorale pour les législatives de 2022 à Montargis. Les « individus radicalisés » dont il est question désignent des opposants d’extrême gauche qui ont osé « entartrer » le candidat, suivant le modèle du belge Noël Godin, et non pas, comme on aurait pu le croire, des tueurs islamistes intégristes. Cette extension de la notion de « radicalisation » est symptomatique d’un appel à une forme de consensus républicaniste destiné à criminaliser les oppositions (les « folies ») des contestataires quelle qu’en soit la forme.

C’est aussi une France qui est réduite au concept intégrateur d’État-nation, une France unifiée et sécularisée. « L’histoire de France est une longue route que les rois eux-mêmes dirigent vers la laïcité en créant un État-nation qui s’affranchit pleinement du pouvoir du pape. De Philippe Auguste à Napoléon, ce combat est constant. L’omniprésence du mal nous oblige à prendre prosaïquement et politiquement en main les affaires humaines. Laissons à la religion le soin des âmes et laissons surtout à chacun le soin, en liberté, de définir le sens qu’il donne à sa vie. » (p.312).

Dans ce passage, Blanquer fait découler la laïcité de l’avènement multiséculaire d’un État-nation royal. Il confond la sécularisation du pouvoir d’Etat avec la laïcité en laissant entendre que la séparation de l’Eglise et de l’État serait déjà en actes dans la monarchie française antipapiste, comme si le rejet du pouvoir du pape sur la couronne signifiait la fin du pouvoir des églises sur les affaires publiques.

Ce raccourci de l’avènement de la laïcité dont la source serait un nationalisme monarchique frappe par sa fausseté historique et son schématisme. C’est le type de « vérité alternative » des complotistes ultra-droite. Un républicain patenté peut-il passer sous silence les luttes du XIXe (après les Empires napoléoniens) et du XXe siècles autour de la question laïque, mettant en jeu non seulement la liberté de conscience des individus mais aussi la souveraineté démocratique contre l’absolutisme des pouvoirs royaux, impériaux et ecclésiastiques ? S’agit-il, de la part du républicain Blanquer, d’une tentative pour s’affranchir d’une histoire politique qui met la légitimation et la légalisation de la laïcité au bénéfice des forces de gauche et des contre-pouvoirs démocratiques ? Une tentative pour raccrocher la laïcité à un imaginaire souverainiste de droite magnifiant l’héritage de l’autorité monarchique[13], présentée comme séparée et dégagée du « pouvoir spirituel » (p.290) ?

Autre trait étonnant dans ce passage, l’apparition subite du « mal ». Cette figure morale menaçante, qui tient lieu d’analyse politique, a plusieurs incarnations dans le livre. Par exemple dans cet autre passage, venant après un différend avec Bayrou sur les langues régionales, passage où le personnage de la « France-État-nation » fait à nouveau son apparition.

« Nous sommes entrés dans l’ère des identités multiples. La soif de différenciation est sans fin. Son horizon est la dissolution de ce qui nous fait tenir en commun par l’histoire, la langue, la culture et les passions traduites par les droits et les institutions. Si nous n’y prenons garde, la France pourrait rejoindre ces pays que la division menace. La France est, historiquement, avec l’Angleterre, le berceau de l’idée même d’État-nation. Il serait irresponsable de découdre ce qui a mis des siècles à être cousu, parfois dans la douleur mais avec une visée qui n’a pas vocation à varier, sous peine de disparition, de Hugues Capet à aujourd’hui. » (p. 327).

« Dissolution de ce qui nous fait tenir en commun… la division menace… pas vocation à varier… disparition… », ces termes sans équivoque appartiennent au discours nationaliste identitaire qu’adopte désormais la droite française, celle qui glisse de plus en plus sur la pente « illibérale[14] » savonnée par l’extrême-droite, au nom de la défense de la « République menacée »… par « l’islamo-gauchisme », allié supposé du « grand remplacement » des populations autochtones qu’annoncent depuis quinze ans les complotistes d’ultra-droite et négationnistes antisémites.

Blanquer d’ailleurs nous met en garde contre un simplisme dans l’analyse politique : « Tous les êtres humains sont en position, à un moment ou à un autre, d’exercer un pouvoir. C’est pourquoi il est simpliste et erroné de lire le monde en opposant les dominants et les dominés. » (p.369). Le républicanisme blanquérien entend ici réfuter les analyses socio-politiques les mieux établies à partir d’un étrange syllogisme qu’on pourrait exemplifier comme suit : tous les individus exercent une domination, le président de la République est un individu, donc il exerce une domination comme tout un chacun. Présente partout, la domination n’est donc condamnable nulle part ! Là encore il s’agit de légitimer un républicanisme fusionnel où le pouvoir d’Etat est déclaré de même nature que celui du parent ou du maître-chien, et donc, par nature, éminemment respectable. C’est la République des chef.fes, présenté.es comme les seuls et vrais garants ou sauveurs de la démocratie !

La faute à la gauche et à l’extrême gauche : les « ennemis de l’intérieur »

À ses yeux et aux yeux des « républicains » décidés à imposer leur « inflexibilité » (p.271), les vrais ennemis sont tout autres ! Ils sont au coin de la rue, parmi nous, dans les banlieues, les écoles et les universités[15]. Ce sont les « ennemis de l’intérieur ». Désignés par une cohorte d’analystes académiques, de chroniqueurs médiatiques et de politiciens qui se recrutent dans un large spectre – des rangs d’une aile du PS, au parti macroniste, à LR et au RN, ils sont les bouc-émissaires qui font la une des faits divers politiques ou criminels : l’immigré « non intégré », le musulman « fondamentaliste », le gauchiste « woke » qui dénonce à tort sur la place publique les comportements discriminatoires des masculinistes de toutes couleurs ou des suprémacistes « blancs », le militant des causes minoritaires (écolos, anticapitalistes, antiracistes, antisexistes…), toujours présenté sous les traits de la « violence intolérante ». Voilà les vraies forces antirépublicaines que Blanquer cible et veut combattre. Voilà les vrais ennemis de l’universalisme occidental et de « l’humanisme » (hérité des Lumières ou des Grecs ou du christianisme, c’est selon…), ceux qu’il faut désigner à la vindicte publique pour éviter que « la » France ne disparaisse.

Parlant de l’assassinat de Samuel Paty, Blanquer s’en prend aux « hypocrites qui condamnent puis pactisent. Après la marée haute, la marée basse laissait voir la lassitude, l’accoutumance et même la soumission. Au fond, chaque grade nouveau d’horreur, loin de susciter les anticorps dont la société avait tant besoin, aboutissait à accepter l’inacceptable » (p.281). Voilà le type de constat que fait à chaud le ministre ! Les crimes des assassins de professeurs seraient banalisés (?) et seuls de vaillants « républicains » seraient à même de réveiller la conscience endormie de la société démocratique et de lui inoculer le vaccin « rép » pour qu’elle fabrique les anticorps qui vont éradiquer « l’islamo-gauchisme » et le « wokisme », nouvelles figures du « séparatisme », ce « mal » qui rongerait les sociétés contemporaines ayant perdu leur imaginaire républicain unificateur.

Sans un traitement de choc, la société française risquerait de se soumettre, par « lassitude » ou « accoutumance », à l’islamisme intégriste qui a armé la main des tueurs ! Nous voilà replonger dans le roman Soumission de Houellebecq[16] qui prétendait dépeindre « la » France dirigée et réformée par un président islamiste « démocratiquement » élu, mais pacifiste…

Un haut responsable « républicain » peut donc présenter une pure dystopie comme une analyse raisonnable tout en dénonçant le « biais démentiel pour appréhender le réel » qui caractériserait, toujours selon lui, « la gauche universitaire européenne et américaine [qui] en trente ans […] était passée d’un marxisme parfois équivoque mais souvent fructueux pour la qualité de la pensée à une logique rigoureusement inverse de définition de l’être humain par ses appartenances communautaires. » (p.283). C’est la faute de la gauche ! Voilà assenée l’explication magique, valable pour tout phénomène de crise politique et sociale (les Gilets jaunes) et de toute violence criminelle (les attentats islamistes), cette gauche qui a abandonné « la définition de l’être humain » marxiste ou humaniste (!?) au profit du « communautarisme » ! Il ajoute : « Et cela avait infusé dans les partis et dans la société, de sorte que la classe ouvrière avait pu se sentir abandonnée et se jeter dans les bras de l’extrême droite. […] la dérive de tout un pan de notre société était patente et trouvait une traduction politique dans l’évolution de l’extrême gauche. » (ibid.).

Comme on le voit, ce discours blanquérien ressemble à s’y méprendre à celui des idéologues qui conseillent le président Trump, voire aux propos de Trump en personne. Ce sont les mêmes « ennemis de l’intérieur » qui sont ciblés en tant que cause de tous les maux politiques et sociétaux !

Ainsi, selon Blanquer, la gauche devenue « communautariste » aurait donc favorisé depuis « trente ans » (c’est-à-dire depuis les années 1990) deux forces autrefois marginalisées, l’extrême droite et l’extrême gauche. Les dysfonctionnements du système de pouvoirs de la Ve République engagée dans le grand mouvement concurrentiel de mondialisation économique, tout comme les problèmes rencontrés par le ministre rallié un temps au macronisme, proviendraient de l’évolution de la gauche qui, d’un côté, aurait favorisé le populisme du RN forçant le pouvoir exécutif de tolérer son entrisme institutionnel, et, d’un autre côté, le communautarisme de LFI provoquant la « bordélisation[17] » et le blocage de la vie parlementaire…

Et les jeunes enseignants (« gauchistes ») ont leur part de responsabilité, d’après leur ancien ministre : « Pire, dans la nouvelle génération d’enseignants, il finissait par y avoir chez certains une accoutumance et donc une tolérance voire un encouragement. Certains se croyaient progressistes en flattant le communautarisme au nom d’une prétendue diversité se traduisant en réalité dans certains quartiers par le très homogène écrasement de la vie de tous par les prescriptions islamistes fondamentalistes. » (p. 92). Toujours au moyen d’un storytelling jamais documenté, sourcé, chiffré, Blanquer porte de graves accusations de compromission à l’égard d’enseignants « progressistes » qui seraient égarés par leur proximité, « au nom d’une prétendue diversité », avec des populations de banlieues « intégristes islamisées ». Une façon pour lui de laisser entendre qu’existerait une alliance objective entre ces deux ennemis de l’intérieur : les « fondamentalistes islamistes » et les professeurs « gauchistes[18] ».

Cette analyse vient justifier l’obsession de l’ancien ministre de l’Éducation nationale d’imposer « l’enseignement » à toutes et tous, aux élèves comme aux professeurs, des « valeurs de la République ». Elles deviennent une sorte de socle sacré, institutionnalisé, de conformation des pensées et des comportements individuels, susceptible en cas d’« atteintes » de déclencher des représailles de la part d’une hiérarchie transformée en gardienne du temple.

Mais pour se distinguer de l’extrême droite française avec laquelle il partage, comme on vient de le voir, des ennemis communs, il adopte une posture qu’on pourrait qualifier de « post-gaulliste ». « En réalité, j’étais plus que jamais l’héritier de la gauche républicaine et de la droite sociale, fidèle à ce “en même temps-là” dont je suis persuadé que la France a tant besoin. » (p.282). Rembobinant le film des trois dernières décennies, il se dépeint en nostalgique d’une gauche se coulant dans le jeu des institutions gaullistes (assimilées à « la » République) et d’une droite étatiste et redistributrice.

L’inflexibilité républicaniste, nouvelle plateforme du néolibéralisme autoritaire et identitaire

De la part d’un universitaire constitutionnaliste, l’omniprésente référence à « la » République montre qu’il s’agit bien pour lui de prendre date pour l’après-Macron en mettant en scène la genèse de son engagement républicaniste comme garantie d’efficacité contre les « ennemis de l’intérieur ». La question scolaire vient en illustration, comme l’un des domaines majeurs de sa vision politique, en attendant de pouvoir la déployer sur les grandes questions qui ont rapport au pouvoir dit régalien de l’État (police, armée, justice, immigration, etc.), abordées de façon allusive dans son livre.

Pour un candidat au pouvoir d’État, qui a connu les affres de la compétition entre des concurrent.es aux ambitions similaires, il n’est pas facile de sortir du lot et de s’imposer. D’autant qu’aucune femme ou homme politique intervenant dans le débat public, occupant une responsabilité de haut niveau ou se présentant devant les électeurs français, ne se définit autrement que comme « républicain.e ». En France, les monarchistes, bonapartistes, pétainistes, tous les admirateurs inconditionnels, d’hier ou de jadis, du pouvoir personnel d’un maître sauveur de la nation ont mis leurs discours traditionnels en sourdine et entonnent désormais la chanson républicaine. À sa façon, De Gaulle a entériné la sacralisation du républicanisme en neutralisant les partisans ultras des conflits coloniaux et en adaptant à sa main le système des pouvoirs (celui de la Ve République), figé pour l’essentiel depuis plus de soixante ans. Mitterrand, qui dénonçait le « coup d’État permanent » en 1964, s’est coulé avec toute la gauche dans les institutions gaullistes durant ses deux septennats de 1981à 1995.

Dans les luttes politiques actuelles, on pourrait donc croire que « la » République étant devenue une référence rhétorique obligée ne porte plus aucun enjeu idéologique ou politique, puisque tout le monde, de l’extrême gauche à l’extrême-droite, s’en réclame. En fait, c’est tout le contraire car l’emblème républicain est le seul vecteur politique de masse en termes de légitimation. Il est donc essentiel de se l’accaparer pour se distinguer et s’imposer dans le marketing électoral et ses relais médiatiques.

Marine Le Pen a bien compris qu’un républicanisme de façade, c’est-à-dire sans remise en cause des pouvoirs oligarchiques, était la clé de la fameuse « dédiabolisation » du FN devenu RN, une posture qui permet d’enrôler, sous le grand drapeau consensuel de la course au pouvoir sous la Ve République, des appuis de plus en plus nombreux au sommet de l’État en pratiquant un entrisme institutionnel à bas bruit, et de récolter des suffrages d’électeurs, « décomplexés » car « républicains », aux diverses compétitions électorales. « La République sans les républicains », c’était déjà l’accusation que lançaient des Républicains engagés (Louis Blanc ou Edgar Quinet, de retour d’exil) contre l’avènement de la « République conservatrice » de Thiers et Littré en 1872[19], dans l’après-Commune de Paris. L’instrumentalisation républicaniste à des fins politiques autoritaires ne datent pas d’aujourd’hui !

Désormais, c’est donc bien dans le cadre balisé de cette référence républicaine, que les oppositions se cristallisent au sein de la sphère politico-médiatique dominée par ce que l’historien Pierre Serna a baptisé « l’extrême-centre[20] » (qui correspond aujourd’hui aux partis ou forces dits « de gouvernement »). Dans les mois qui ont suivi la dissolution surprise de juin 2024, la controverse sur qui fait ou non partie de « l’arc républicain[21] » fut une illustration de cette utilisation du républicanisme comme filtre de sélection pour décider devant l’opinion publique qui peut concourir ou non dans la course au pouvoir d’État et qui a droit à la parole dans les grands médias[22].

Désormais, les électeurs français sont donc sommés de désigner qui détient « la » référence légitime à ce qu’est « la » République, « la vraie », « l’authentique » ; qui en incarne et en défend le mieux « les valeurs » (liberté, égalité, fraternité) ; qui est le plus fidèle héritier de la « tradition républicaine », etc. ?

Le républicanisme contre « la société de droits »

À l’évidence, Blanquer cherche à se poser en porte-parole exclusif et en labellisateur-en-chef de la seule référence républicaine autorisée, celle qu’il avait incarnée comme ministre de l’Éducation nationale. «  Il est temps de nous unir et de rassembler nos forces, pour répondre haut et fort, pied à pied, à tous ceux qui veulent nous fracturer et reconquérir le terrain des idées et de notre idéal républicain, pour que nos voix portent dans le débat public à hauteur de notre nombre[23]. »

Il faut lire sa vision de l’École et son action comme ministre de l’Éducation nationale au prisme de cette ambition politique : « J’assumais une position républicaine, épine dorsale de toutes mes décisions, à l’encontre de toutes les facilités du “laisser faire, laisser aller”. J’étais persuadé que notre contrat social se construit dès l’enfance par une liberté, une égalité et une fraternité effectives, vécues par les plus petits. » (p.104).

Ici l’auteur ne vise pas uniquement les thèmes habituels, comme le laxisme supposé des parents vis-à-vis de leurs enfants « indisciplinés », ou celui des enseignants ou des responsables vis-à-vis des « incivilités » ou du prosélytisme religieux (pour ne pas dire « islamiste ») dans les établissements scolaires. Le « laisser faire, laisser aller » qu’il dénonce concerne un phénomène plus grave qui affecte la société tout entière. Il s’explique.

« Une forme d’épuisement démocratique nous guette. […] L’État de droit a engendré son contraire : la société de droits. […] Les institutions ne sont plus portées par le civisme. […] Les progrès pour satisfaire les citoyens sont de nature arithmétique tandis que les attentes sont de nature géométrique. La différence entre les deux ne cesse de croître et provoque la crise contemporaine. […] Les contre-pouvoirs sont désormais tellement forts qu’ils sont devenus les véritables pouvoirs tandis que les gouvernements sont parfois en situation de n’être que des contre-pouvoirs. L’impuissance des pouvoirs exécutifs de nombreux pays européens a fini par poser un problème de légitimité démocratique […]. » (p.211).

L’expérience continue du pouvoir, durant cinq longues années, du ministre qui n’a pas ménagé ses efforts pour dépasser les oppositions et appliquer son programme à l’Éducation nationale se conclut par un constat étonnant : le pouvoir d’État serait un simple « contre-pouvoir » ayant les pires difficultés à juguler les revendications excessives des citoyens ! Les limites de « l’État de droit » dénoncées ici font écho aux récents propos populistes de Retailleau lorsqu’il était ministre de l’Intérieur : « L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. […] La source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain[24]. » Au détour d’une phrase, la droite annonce sa contestation du pluralisme politique, tel qu’il est institutionnalisé dans le droit actuel, au profit d’un nouveau cadre décisionnaire qui serait avalisé par un appel direct au peuple (de type référendum ou autre). C’est ce que préconisent partout les courants ultra-droite du populisme illibéral, représentés en France par le RN. La droite française dite de gouvernement tente de ravir ses électeurs au RN en proposant la même politique ultradroitière… mais débarrassée de la famille Le Pen.

Sur une ligne fort proche, Blanquer résume sa position dans un entretien au Monde: « La démocratie est aujourd’hui fragilisée par quatre types de facteurs qui nourrissent aussi l’abstention : l’impuissance politique ; le court-termisme des décisions ; l’asymétrie des outils de la démocratie face aux forces antilibérales ; le consumérisme politique et juridique des citoyens. La brutalisation de la vie politique est l’un des indices et l’une des causes de cette situation. Nous devons y prendre garde. Pour y remédier, la politique doit davantage illustrer sa capacité à donner un sens et une réalité au destin collectif. Dans ce contexte, l’idéal républicain est, à mes yeux, plus pertinent que jamais.[25] »

Sous le label « républicain », cette analyse justifie donc un renforcement du pouvoir exécutif dans le long terme (face à son « impuissance » supposée et aux zig-zags d’un régime court-termiste et trop « mou ») et la limitation des contre-pouvoirs des citoyens, qu’ils s’agissent de contestations « brutales » ou de revendications de « droits » jugés illégitimes. Le républicanisme blanquérien est l’héritier direct d’un Jean-Pierre Chevènement qui, partant de la gauche réformiste anticapitaliste, a atterri dans les eaux ultradroitières d’un souverainisme étatique aux accents ultra chauvins.

L’invention d’un trumpisme laïque 

Au fond, Blanquer est sur la même ligne que le « républicain » Trump dans sa désignation des « ennemis de l’intérieur ». Pour preuve, outre son dernier livre, on peut se reporter aux interventions de ses partisans durant le colloque intitulé « Reconstruire les sciences et la culture » (sic) des 7 et 8 janvier 2022 organisé en Sorbonne par l’Observatoire du décolonialisme (re-sic) et du Collège de philosophie. Blanquer, encore ministre, y donna le ton dans son discours introductif et les diverses interventions cochent toutes les cases du trumpisme bien avant que les discours électoraux de Trump ne les propagent à la terre entière. L’historien Jean-Baptiste Fressoz donne une idée des thèmes abordés : « […] deux jours durant, on put entendre, à mille lieues des conventions universitaires, des propos extrêmement virulents à l’encontre de la “secte culturelle internationale d’extrême gauche”, des “charlatans idéologiques”, “des activistes prenant d’assaut les universités”, des “nouveaux précieux”, des “nouveaux pédants radicaux installés sur les terres de la déconstruction” ; des accusations contre Foucault, Bourdieu et Derrida ; contre le “marxisme”, le “relativisme”, le “néoféminisme” ou “l’écoféminisme”. On apprit aussi que le “wokisme”, la “cancel culture” et les “studies” – prononcés comme il se doit dans un franglais méprisant – cherchaient à “détruire la civilisation occidentale”, qu’ils seraient un “appel à un ethnocide de grande ampleur”, et même le “monstre conquérant d’un nouvel esprit totalitaire”.[26] » Le sociologue François Dubet y voit de son côté la mise en orbite d’une nouvelle forme de « maccarthysme soft » empreint de complotisme : « Il s’agit, ni plus ni moins, de fabriquer un ennemi intérieur, un ennemi disparate, masqué mais cohérent, qui viserait à détruire, à la fois, la raison et les valeurs républicaines.[27] »

Aux yeux des tenants d’un « républicanisme exigeant », il est logique d’emprunter au trumpisme ses arguties haineuses et ses accents incendiaires dans la mesure où tous ces courants en « isme » qui cherchent « à détruire la civilisation occidentale » auraient été importés en France (dans l’université et la recherche notamment) à partir des campus universitaires états-uniens. Comme l’avant-garde du « combat civilisationnel » se déroule là-bas, avec Trump en premières lignes, reprendre à l’identique les armes de sa riposte leur paraît de bonne guerre !

Est-ce à cette « République trumpiste »-là aux mains d’oligarques autoritaristes et libertariens qui propagent sans vergogne des « vérités alternatives » et foulent au pied les institutions démocratiques et les libertés publiques que devraient se rallier les démocrates laïques du monde entier ? De quelles « valeurs de la République » s’agit-il lorsque Blanquer et ses partisans singent à ce point les outrances déclinistes des ennemis de l’Etat de droit et de la démocratie ? Face aux adeptes d’un pur copié-collé du trumpisme (teinté de mysticismes religieux qui sied peu aux traditions du républicanisme français attaché à un  « universalisme » proclamatoire) sont-ils en train d’inventer une version « gauloise », celle d’un trumpisme laïque pour se démarquer du RN tout en proposant les mêmes politiques pro-business et anti-démocratiques ?

[1] Le Laboratoire de la République et Terra Academia sont deux associations loi 1901. La seconde est soutenue par Veolia (l’un des groupes du CAC40). Dans son livre, il n’évoque pas son nouveau métier d’avocat au sein du cabinet Earth Avocats qui a aussi Véolia comme client : Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l'Éducation nationale, est désormais avocat dans un cabinet parisien (francetvinfo.fr).

[2] Jean-Michel Blanquer, La Citadelle, Albin Michel, 2024, 416 pages. Ce récit chronologique est entrecoupé de notices autobiographiques, moments forts d’un curriculum vitae hors norme, parfois même aventureux et coloré d’héroïsme. Ces « intermèdes » émotionnants étaient déjà présents, il y a 10 ans, dans L’École de la vie (Odile Jacob, 2014).

[3] Jean-Michel Blanquer, L’École de la vie, Odile Jacob, 2014 ; L’École de demain, Odile Jacob, 2016 ; Construisons ensemble l’École de la confiance, Odile Jacob, 2018 ; École ouverte, Galimard, 2021.

[4] Voir la fin de son interview du 29 septembre 2024 sur France24 : Jean-Michel Blanquer : "C'est un livre pour rétablir un certain nombre de vérités" - Les invités du jour (france24.com)

[5] Pour comprendre le débat autour de la notion d’illibéralisme, voir Céline Jouin, « Libéralisme autoritaire ou illibéralisme ? Un angle mort du débat », AOC, 14 février 2025. Libéralisme autoritaire ou illibéralisme ? Un angle mort du débat - AOC media

[6] Sans doute par souci de ne pas rentrer dans les détails techniques n’intéressant pas le lecteur, l’auteur n’évoque jamais l’ensemble des mesures de restructuration de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale destinées à faire dépendre de lui-même et de son cabinet la totalité des organes existants : transformation des inspections générales en un service sous sa coupe, transformation du statut indépendant des inspecteurs généraux en administrateur civil ordinaire dépendant du cabinet et mutable à discrétion, création d’un Conseil d’évaluation de l’école nommé et piloté par le ministre, en lieu et place du CNESCO, institution jugée trop indépendante...

[7] Il fait le même constat avec Brigitte Macron, dont il confirme qu’elle l’a bien intronisé à son poste de ministre grâce à la lecture de L’École de demain. « Notre communauté de vues se vérifiait sur chaque sujet, même au-delà des seules questions éducatives » (p.44).

[8] « Tout en lui, l’acteur, le séducteur, le combattant, était mobilisé pour s’essayer à une performance : retourner l’interlocuteur, en l’écoutant , en le comprenant, en argumentant. […] Le président jouissait visiblement de cette scène hors norme qui faisait penser à un théâtre ou même à un opéra. Il faisait étalage de sa capacité à tout comprendre et à tout résoudre. » (p.58 et 60). Dans de nombreux passages, rendant compte de ses visites sur le terrain, Blanquer décrit exactement ce même type de comportement, ô combien admiré chez Macron.

[9] Blanquer relaie une fiction médiatique qui sert à lui redonner une virginité politique. Certes, jamais élu (maire, élu départemental ou régional, député, sénateur, député européen), il ne vient toutefois pas « de nulle part », lui qui a été DGESCO, c’est-à-dire numéro 2 du ministère de l’Éducation nationale sous Sarkozy et qui a dirigé l’ESSEC, une grande école de commerce. Lire à ce propos l’excellent ouvrage, fort documenté sur la carrière du ministre, de Luc Cédelle, Le système Blanquer, L’Aube, 2022.

[10] « […] la paupérisation des professeurs est indubitablement le signe d’un déclin de notre pays. » (p.181).

[11] La contestation de l’extrême gauche (et d’une grande partie de la gauche) était bien réelle, de même que l’opposition à ses (nombreux) successeurs, mais son impact semble exagérément gonflé. Derrière la figure de « l’extrême gauche », il faut y voir une manière de disqualifier les enseignants et les cadres qui contestent et s’opposent à son reformatage de l’École pour des raisons diverses.

[12] En politicien roué, Blanquer multiplie les flèches contre des cibles voilées (« certain(s)… », « certaine(s)… ») sans jamais citer de sources. Ce procédé rhétorique s’inscrit dans la logique manichéenne « eux et nous » qui crée une connivence avec les lecteurs partageant ses prises de position et sa vision du monde.

[13] Dans le même ordre d’idée, mais avec plus de véridicité, le juriste Blanquer s’est spécialisé dans l’identification de l’héritage monarchique et aristocratique dans maintes dispositions du droit public français « républicain ». Voir « Quand Blanquer dénonçait le pouvoir monarchique de la Ve République », in Philippe Champy, Vers une nouvelle guerre scolaire : quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale, La Découverte, 2019, p. 249 sq.

[14] Dominique Bourg Emmanuel Macron : de l’extrême-centre à l’extrême-droite - AOC media

[15] Pour comprendre les stratégies à l’œuvre dans les attaques, aux Etats-Unis comme en France, contre le « wokisme » et « l’islamo-gauchisme », il faut lire l’enquête très documentée d’Eric Fassin, Misère de l’anti-intellectualisme : du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme, Textuel, 2024. Voir aussi Pierre Tevanian, Soyons woke : plaidoyer pour les bons sentiments, Editions Divergences, 2025.

[16] Alain Roy, « Michel Houellebecq : une histoire invraisemblable », in Les Déclinistes ou le délire du « grand remplacement », Ecosociété, 2023.

[17] Terme utilisé par Darmanin contre la NUPES. La « bordélisation », un rappel à l’ordre qui amplifie la tension (lemonde.fr). Blanquer s’insurge contre les « gauchistes » : « Les rebellocrates qui vivent bien à l’abri de nos règles démocratiques en jouant les révolutionnaires à bon compte […] regretteront un jour d’avoir trop joué avec la bienveillance du système […] quand leur extrémisme aura conduit au pouvoir autre chose que l’humanisme dont nous nous revendiquons. » (p.221).

[18] Plaidant pour une revalorisation du traitement des enseignants, Blanquer se heurte à Kohler, le secrétaire général de l’Elysée : « Son expression, chaque fois que l’on parlait des professeurs, était négative. En gros, il les voyait comme des gauchistes paresseux et ne voyait pas pourquoi on devrait creuser le déficit de l’Etat pour une telle engeance. » (p.343). Est-ce que le ministre (depuis 2017) avait tenu, sur les professeurs, des propos en la présence de Kohler qui pouvaient ne pas toujours dissuader son interlocuteur d’avoir une telle opinion ?

[19] Vincent Peillon, L’Émancipation : essais de philosophie politique, PUF, 2020, p.69 sq.

[20] Pierre Serna, L’Extrême-centre ou le poison français : 1789-2019, Champ Vallon, 2019. Lire aussi Jean-François Bayart, La crise politique française à l'aune de la sociologie historique - AOC media

[21] « Du front républicain à l’arc républicain », Eric Fassin, op. cit., p. 139 sq.

[22] Ce tri politico-médiatique ne respecte pas les règles constitutionnelles en vigueur sur la base desquelles sont dénommées les forces présentes à l’Assemblée nationale et au Sénat dans un arc allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. Le RN soi-disant dédiabolisé cherche à tout prix à faire changer son étiquetage à l’extrême droite, considéré comme défavorable électoralement.

[23] Jean-Michel Blanquer, Les fondamentaux du Laboratoire - Laboratoire de la République (lelaboratoiredelarepublique.fr). Voir aussi le Manifeste sur le même site de l’association. Le Monde rend compte de la première université d’été tenue en septembre 2024 : Avec son Laboratoire de la République, Jean-Michel Blanquer professe une laïcité très orientée (lemonde.fr).

[24] JDD du 28 septembre 2024.

[25] « La France s’est-elle vraiment droitisée ? Entretien croisé entre Jean-Michel Blanquer et Vincent Tiberj », op. cit.

[26] Jean-Baptiste Fressoz, « Le colloque en Sorbonne adoubé par Jean-Michel Blanquer était à mille lieues des conventions universitaires », Le Monde, 19 janvier 2022. « Le colloque en Sorbonne adoubé par Jean-Michel Blanquer était à mille lieues des conventions universitaires »

[27] François Dubet, « Le colloque organisé à La Sorbonne contre le “wokisme” relève d’un maccarthysme soft », Le Monde, 10 janvier 2022. « Le colloque organisé à La Sorbonne contre le “wokisme” relève d’un maccarthysme soft »

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