Trois figures sur la crête de la vague de « l’actualité » expriment nos dégoûts, nos défaillances, nos fragilités, nos admirations et nos possibilités politiques…
En tirer des leçons politiques n’implique pas de jouer une nouvelle fois des trémolos déclinologues du « tout fout le camp ! », avec son vieux complice le « c’était mieux avant ! » planqué pas très loin, contrairement à Christian Salmon sur son blog de Mediapart (1).
DSK ou la gauche-fric
Belle et Bête, le livre de la juriste « libertaire » Marcela Iacub (2), a remis DSK au centre du brouhaha médiatique. Transformé en « cochon » (3), il suscite presque la compassion publique…On tendrait ainsi à oublier combien il a incarné des liaisons autrement plus troubles entre la gauche officielle et les forces de l’argent (4). Dans une sorte de schizophrénie politique entre, d’une part, l’affichage rhétorique d’un souci premier de justice sociale et, de l’autre, le rôle de « sauveur » des banques et du capitalisme à la tête du FMI. Schizophrénie ancrée dans un corps à deux faces : domestiqué par les habitudes de l’argent et du luxe, d’un côté, et stimulé par les apparats de la puissance semblant ouvrir à ses pulsions le champ de l’illimitation, d’un autre côté. Si les paroles d’Anne Sinclair rapportées par Marcela Iacub sont véridiques, elles témoignent d’un inconscient de classe redoublé par les effets de la domination masculine : « Il n’y a aucun mal à se faire sucer par une femme de ménage » (5)…
Une grande partie de l’establishment politique et médiatique de gauche avait pourtant fait de DSK son présidentiable incontesté avant les affaires du Sofitel de New York et du Carlton de Lille. On a trop vite oublié combien la gauche installée s’était ainsi posée, par ce quasi-consensus et sans s’en rendre vraiment compte, au bord d’un vide éthique, intellectuel, social et politique sidéral…La roue de secours hollandaise a pu faire un temps illusion, une très court temps seulement…
Marcela Iacub ou la philosophie de la midinette narcissique
Marcela Iacub manifeste depuis une dizaine d’années un esprit de provocation dans le domaine du droit qui a pu nous inciter opportunément à réfléchir dans de nouvelles directions. Toutefois, depuis un certain temps déjà, davantage qu’instrument intellectuel et politique, la provocation tendait à se figer en système identitaire : de parade mondaine, de visibilisation médiatique et de confortation de soi. Ce qui apparaît, au final, assez éloigné d’une éthique libertaire, à distance critique des divers trucs de l’illusionnisme social dans le monde et chez soi, évitant de trop se la jouer dans la lucidité vis-à-vis de ses propres faiblesses. Bref Marcela Iacub pourrait être tombée dans un conformisme de l’anticonformisme, réussissant au plus à « épater le bourgeois », c’est-à-dire ses pairs. Sa sous-«affaire DSK» a simplement poussé le bouchon un peu plus loin.
Il y a dans son geste quelque chose de « la midinette heideggérienne » : enrober des comportements assez ordinaires par une philosophie approximative du « cochon » pour post-adolescents repassant pour la énième fois dans leurs têtes leur épreuve de philo du bac. Pourquoi ces boursouflures para-théoriques sur le Désir, le Plaisir et le Sexe, comme caractéristiques de l’Être, pour simplement dire la tentation commune d’aller regarder par le trou de la serrure des « célébrités » du moment et, même plus, d’entrer dans la chambre ? Le statut d’intellectuel a ses servitudes symboliques qui rendent difficile d’assumer de manière ordinaire nos composantes ordinaires…
Yasmina Reza, dans son livre sur la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy (6), avait déjà joué ainsi à « la midinette heideggérienne », en donnant une apparence de profondeur philosophique, autour des jeux de l’Être et du Temps, à l’agitation de l’ancien maire de Neuilly. Précisons que « la midinette », figure négativement genrée du côté féminin dans nos imaginaires, se présente aujourd’hui (et peut-être hier ?) comme une tendance largement présente du côté masculin (moi-même, j’vous dis pas….). Et Yasmina Reza attribuait ainsi, par contrecoup, de la profondeur à celle qui osait, hésitante et tremblante, regarder par le trou de la serrure. Mais elle n’avait, alors, pas complètement oublié qu’elle était écrivaine, en se (re)tenant à la lisière du récit.
Marcela Iacub, néophyte en « littérature », s’appesantit plus lourdement sur elle-même. « Regardez-moi comme je suis belle, provocatrice et intelligente ! », semble-t-elle dire dans la promo du livre. Cela souhaitait peut-être se présenter comme une geste surréaliste, mais cela finit banalement comme du Dutronc : « Et Moi, et Moi, et Moi… » Il a fallu que certains esprits soient particulièrement embrumés pour confondre ce narcissisme brut, qui certes nous émeut car il touche nos propres failles narcissiques, et le scalpel éthique de Christine Angot dans Une semaine de vacances (7), qui nous sidère, nous dégoûte et nous hante par sa sobriété, au cœur du moi et pourtant à distance. Une mise à distance à laquelle on peut donner le bon nom de littérature (8).
Chez Marcela Iacub, le « cochon » finit même par faire de l’ombre à la « midinette » : il faut alors le salir un peu plus… L’historien et philosophe américain Christopher Lasch a, sur ce plan, utilement distingué « le culte du héros – qui admire les actions du héros et espère les égaler ou tout du moins se montrer digne de lui » et « l’idéalisation narcissique » contemporaine, vénérant « la célébrité » à la place de « la renommée » (9). Il notait en particulier que se mêle à cette idéalisation narcissique « une forte proportion d’envie » et comment, alors, « son admiration tourne souvent en haine si l’objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance ». Mais Narcisse n’a pas oublié qu’elle était aussi une « midinette ». D’où l’envoi d’un email de « regrets » au « cochon » (10). Le beurre et l’argent du beurre, dans l’hésitation !
Ici, nous sommes du « côté obscur de la force » individualiste, côté obscur qui est aussi le nôtre, ce qui devrait freiner notre propension actuelle au « Marcela bashing ». Mais il y a aussi une face ensoleillée à l’individualisme de notre temps.
Stéphane Hessel ou un héros fragile menacé d’être statufié
Stéphane Hessel exprime cette face rayonnante de l’individualité dans les sociétés individualistes. De la Résistance aux sans-papiers, à la Palestine et à Indignez-vous !, la pratique de l’esprit de dissidence ne se laisse pas domestiquer par les paillettes, même si elle peut s’en servir (11). Elle s’appuie sur des valeurs collectives, mais rendues vivantes au travers d’un courage et d’une responsabilité individuelles, qui n’excluent pas et qui même appellent la joie et le rire. On est proche de l’individualisme démocratique propre à des figures hérétiques comme les Américains Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson. Ce dernier écrivait ainsi dans Société et solitude : « La solitude est impraticable et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie » (12).
Le héros Stéphane Hessel reste cependant humain, avec ses fragilités indépassables. N’a-t-il pas soutenu DSK avant que le colosse social-libéral aux pieds d’argile ne s’effondre ? Et ce n’est sans doute pas la seule zone grise de sa vie : les héros réellement humains n’ont guère besoin d’une légende sans ombre. Nous sommes pourtant tentés de le mettre sur un piédestal, de le transformer en fétiche inatteignable, en spectacle héroïque du type « c’est très beau, mais ce n’est pas nous, pauvres humains ! » On oublie alors que le culte classique du héros visait à « se montrer digne de lui », comme le rappelait Lasch. Or, davantage que l’indignation du spectateur, ses actes et ses paroles les plus glorieux ne sollicitent-ils pas avant tout notre éthique en action ? Certes, fragile, tâtonnante, imparfaite, jonchée de semi-victoires, de défaites, d’erreurs et de faiblesses, pleine de fous-rires et de larmes, mais en action…
Notes :
(1) Christian Salmon : « Ce que l’affaire DSK/Iacub nous dit de l’époque », Mediapart, 27 février 2013.
(2) « Je suis libertaire, pas libérale », dans «Marcela Iacub : "On croit que je suis un monstre"», rencontre avec Eric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 21 février 2013.
(3) Voir «DSK par Marcela Iacub : "Un être double, mi-homme mi-cochon"», entretien de Marcela Iacub avec Eric Aeschimann, et «DSK à Marcela Iacub : "Ma vie a été une terrible erreur"», extraits de Belle et Bête (Stock, 2013), Le Nouvel Observateur, 21 février 2013.
(4) Voir sur ce point l’enquête de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, Les Strauss-Kahn (Albin Michel, 2012).
(6) Yasmina Reza L’aube le soir ou la nuit, Flammarion, 2007.
(7) Christine Angot, Une semaine de vacances, Flammarion, 2012.
(8) Voir le texte lumineux de Christine Angot sur « l’affaire DSK/Iacub » : «Non, non, non et non», Le Monde, 23 février 2013.
(9) Christopher Lasch, La culture du narcissisme (1e éd. américaine : 1979), trad. franç., Climats, 2000, pp.120-123.
(11) Voir Jean-Michel Helvig : « Stéphane Hessel, l’homme d’un siècle », Libération, 28 février 2013.
(12) Ralph Waldo Emerson : Solitude et société (1e éd. américaine : 1870), trad. franç., Rivages poche, 2010, p.25.