La politique apparaît souvent coincée entre les « je sais tout » et les « p’t’êt ben qu’oui, p’t’êt ben qu’non ». Et si se dessinait un autre sentier plus libertaire et pragmatique : les « peut-être » ?
Ce court texte a été rédigé pour les festivités et convivialités ordinaires qui ont célébré les 60 ans de Didier Eckel le 30 mai 2015 à Ambérieu-en-Bugey dans l’Ain. Didier est un humain polyphonique, poète du quotidien et militant aujourd’hui sans parti.
Les gars du peut-être
Didier, comme nombre d’entre vous vraisemblablement aujourd’hui, a beaucoup donné dans la politique. La politique est amenée tout particulièrement à se coltiner la double question de la certitude et de l’incertitude. Dans mon parcours militant cahoteux, j’ai rencontré des types très nettement différenciés de rapport à cette question. J’en vois au moins trois, mais ce n’est pas exhaustif.
La première catégorie est constituée par les « je sais tout ». On en croise pas mal dans les milieux militants ou sur internet. Quand on est nouveau dans l’engagement, ils nous impressionnent : « eux au moins ils savent ! », se dit-on. Ils semblent avoir la certitude chevillée au corps et ça nous rassure. Et puis avec le temps, l’admiration se craquèle sérieusement. On se rend compte avec le philosophe Ludwig Wittgenstein que « la certitude est comme un ton de voix selon lequel on constate un état de faits, mais on ne conclut pas de ce ton de voix que cet état est fondé. » (De la certitude, 1949-1951) On finit même par volontairement les éviter quand c’est possible. On les qualifierait facilement de « croyants », mais on en trouve un certain nombre du côté de l’athéisme. Alors on les appelle « les dogmatiques » et « les sectaires ». De ceux qui bétonnent un maximum en public leurs fragilités.
Quand on perd le goût de la certitude, on risque d’entrer dans la catégorie des « p’t’êt ben qu’oui, p’t’êt ben qu’non ». Plongeant dans le brouillard, on ne sait plus à quelle vérité ou valeur se fier. On glisse sur la pente relativiste du « tout se vaut ». Les culturalistes identifieraient une position de « Normand ». Dans la pensée contemporaine, on parlerait de « postmodernes ». France Gall inspirée par Michel Berger chanterait « Trop grand pour moi ». Dans ce cas, on est tenté de quitter le militantisme.
Sans se laisser aller au tangage relativiste du « p’t’êt ben qu’oui, p’t’êt ben qu’non », tout en accueillant comme lui l’incertitude, se dessine une troisième catégorie, moins nombreuse, moins reconnue : les « peut-être ». Les gars du « peut-être », comme Didier, caractérisent l’être par ses possibilités, comme dans la phrase « cela peut être ». Et les possibles supposent une action pour être actualisée. Cependant, cette action intervient en situation d’incertitude et « l’action visant à surmonter ces circonstances ne possède aucune garantie de succès et s’avère elle-même périlleuse », écrit le philosophe John Dewey (La quête de certitude, 1929). C’est l’aléa inclus dans l’adverbe « peut-être ». Alors les gars du « peut-être » sont, comme Joe Dassin ou Daniel Bensaïd, mélancoliques, car ils ont le cuir tanné d’erreurs, d’échecs et d’impasses. Mais joyeusement mélancoliques, à cause des saveurs du possible ressenties dans l’action. Et quelque chose d’une esthétique de vie se dégage de ce rapport un peu bancal au monde : une esthétique ordinaire de l’éclat, bien saisi par l’auteur de romans noirs David Goodis dans un passage de La blonde au coin de la rue (1954) :
« Tout ce temps passé, c’était un pari sur l’avenir. Leur numéro sortirait peut-être un jour, ou il ne sortirait jamais. Mais, tant que les dés n’avaient pas cessé de rouler, il y avait toujours un certain éclat dans ce qu’ils faisaient. Le simple fait de se dire que leur numéro sortirait peut-être, ou qu’il pouvait ne jamais sortir...Peut-être et encore peut-être ou peut-être pas. Mais tant qu’il y avait un "peut-être", il leur restait l’éclat. »