Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

342 Billets

1 Éditions

Billet de blog 2 juillet 2025

Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

Mélancolie de l’émancipation, en chansons et en pensées. Pour Didier Eckel

Ce texte a été lu à Lyon le 22 juin 2025 à l’occasion des 70 ans de Didier Eckel, militant anticapitaliste de sensibilité libertaire aujourd’hui sans parti. Une mélancolie politique ouverte sur l’avenir tâtonne à travers des chansons (de Jean Ferrat à Zaz, de Barbara à Jean-Jacques Goldman, d’Eddy Mitchell à HK et Awa Ly…) et des pensées (Nietzsche, Adorno, Levinas, Merleau-Ponty…).

Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il s’agit de fêter aujourd’hui l’anniversaire de notre ami Didier, militant de base, orchestrateur obstiné de réflexions et de débats à gauche, explorateur hérétique de contrées inédites, de mon ami Didier, avec qui j’ai compagnonné politiquement et intellectuellement depuis la fin des années 1990, à la Ligue communiste révolutionnaire d’abord, puis dans le réseau libertaire au sein du Nouveau Parti anticapitaliste, et aujourd’hui dans le petit séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation), petit par la taille mais grand par ses ambitions dans un monde et au sein d’une gauche profondément déréglés. Et cela dans un contexte où le précipice de l’extrême droite tente un nombre croissant d’individus et de pays. Pour fêter politiquement l’anniversaire de Didier, rêveur pragmatique aujourd’hui sans parti, je voudrais proposer une courte exploration chansonnée et philosophique, exploration mélancolique, mais cependant ouverte sur l’avenir, dans le sillage de Daniel Bensaïd qui a tant compté pour nous.

Illustration 1
Didier Eckel Lyon 22 juin 2025

Capitalisme néolibéral

Dans Golden Boy de 1999, Eddy Mitchell pointe la façon dont le capitalisme néolibéral peut affecter les âmes de ses agents : « J'ai perdu l'sens de la grammaire/J'suis retourné à l'ère primaire/Mes pensées sont banales/Enrichissantes, certes, mais vénales/"Golden Boy", j'suis dans les affaires/J'côtoie les grands de cett'Terre ». Dans Foule sentimentale de 1993, Alain Souchon s’intéresse quant à lui à nous, aux individus ordinaires plongés dans ce cadre capitaliste : « On nous inflige/Des désirs qui nous affligent ».

Il y a en jeu dans la capitalisme une logique d’assèchement spirituel, bien saisi par Gérard Manset dans Prisonniers de l’inutile de 1985 : « Nous avons marché le long des sentiers/Parmi nous certains sont tombés/Et tous les autres que deviennent-ils,/Nous sommes prisonniers de l’inutile… »

Cependant, il y a un grand écart entre nos aspirations et la commercialisation des désirs précise Souchon : « Foules sentimentales/Avec soif d'idéal/Attirées par les étoiles, les voiles/Que des choses pas commerciales ». Nous ne sommes pas complètement « aliénés », contrairement à une vulgate courante dans la pensée critique et à gauche. Il y a des réserves utopiques en nous. Et une auto-ironie, bien exprimée par Souchon avec son « Dérision de nous dérisoires ».

De l’auto-ironie à nos belles imperfections

Cette auto-ironie constitue une modalité de ce qu’une des grandes figures de la théorie critique de l’Ecole de Francfort, Theodor Adorno, a appelé, dans son livre Dialectique négative de 1966, le « aussi penser contre soi-même »(1). Eddy Mitchell en use d’une autre modalité dans Les tuniques bleues et les indiens de 1996 : « J'suis pas fier quand je me rase, j'me vois souvent/Comme un étranger moche...dehors...dedans ».

L’enfer ce n’est pas que les autres, ce peut être aussi soi.  Et ni soi, ni les autres, ce n’est seulement ou principalement l’enfer. Le monde, soi, les autres, et les relations qui nous constituent sont composites, peuplées de contradictions, qui rendent possibles des brèches émancipatoires, mais aussi des chausse-trappes régressives. Les rugosités et les potentialités du réel appelle ce que le journaliste Jean Birnbaum a nommé magnifiquement « le courage de la nuance »(2).

Individuellement et collectivement, nous avons des faces sombres et grises, que les utopies politiques ont eu tendance à trop souvent oublier pour dessiner des sociétés supposées parfaites. Oublions les fantasmes de perfection, qui ont facilité la tâche de ceux qui ont réprimé, enfermé dans des camps de travail ou de rééducation au nom de « l’homme nouveau » ! Redécouvrons les vertus de l’imperfection et les beautés de nos imperfections !

Rêves d’ailleurs

Nous avons ainsi des rêves d’ailleurs, qui ne nécessitent pas de sociétés prétendument parfaites, mais qui ouvrent un horizon infini de tâtonnements émancipateurs à partir de nos imperfections, de nos faiblesses, de nos fragilités. A la manière de la caresse célébrée par Emmanuel Levinas dans son livre de 1948 Le temps et l’autre : « Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d'autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. »(3)

Mais quels rêves d’ailleurs ?

. Encore Souchon : « Du ciel dévale/Un désir qui nous emballe/Pour demain nos enfants pâles /Un mieux, un rêve, un cheval ».

. « Et demain peut-être/Puisque tout peut arriver n'importe où/Tu seras là, au rendez-vous/Et je saurai te reconnaître », chante Joe Dassin dans Si tu t’appelles mélancolie de 1974.

. « Si tu crois un jour que tu m'aimes/Ne crois pas que tes souvenirs me gênent/Et court, oui court, jusqu'à perdre haleine/Viens me retrouver/Si tu crois un jour que tu m'aimes/Et si ce jour-là tu as de la peine/A trouver où tous ces chemins te mènent/Viens me retrouver » poursuit Françoise Hardy en 1973 dans Message personnel, sur des paroles et une musique de Michel Berger.

Les rêves peuvent ouvrir une trouée dans une vie marquée par les inégalités et la violence sociale, comme dans Envole-moi de Jean-Jacques Goldman en 1984. La chanson fait signe du côté de la figure de la « sortie en-dehors de l’être » chez Levinas dans un texte de 1935 intitulé De l’évasion, c’est-à-dire hors des pesanteurs et des enfermements identitaires(4). « Envole-moi, envole-moi, envole-moi/Loin de cette fatalité qui colle à ma peau/Envole-moi, envole-moi/Remplis ma tête d'autres horizons, d'autres mots/Envole-moi ».

Les rêves concernent aussi la possibilité d’un monde décolonisée et métissée, après les violences coloniales et les discriminations postcoloniales. Celui chanté par le duo constitué en 2022 par HK, d’origine algérienne né à Roubaix, et Awa Ly, d’origine sénégalaise née à Paris, pour la chanson Un autre rendez-vous : « Y a-t-il un Nous/Que l'on puisse invoquer/Un autre rendez-vous/Une histoire à inventer ».

Des expériences émancipatrices

Toutefois les possibilités émancipatrices ne se limitent pas aux rêves. Ce sont aussi des expériences sises dans l’ici et maintenant. Et des va-et-vient s’instaurent entre les rêves et les expériences. Il s’agit, par exemple, des petits bonheurs quotidiens malgré la domination de classe dans Ma Môme chantée par Jean Ferrat en 1960. Ma môme, « elle travaille en usine à Créteil ». Cependant la vie ordinaire n’est pas que domination : « L'été quand la ville s'ensommeille, chez nous, y'a du soleil qui s'attarde/Je pose ma tête sur ses reins, je prends doucement sa main et j'la garde ». Dans Les vacances au bord de la mer chantées par Michel Jonasz en 1975, l’expérience de l’inégalité sociale (« On regardait les autres gens/Comme ils dépensaient leur argent ») n’empêche pas des bonheurs esthétiques de surgir : « c’était quand même beau ».

C’est aussi le surgissement final de la joie de vivre après Le mal de vivre chez Barbara en 1965 : « Et sans prévenir, ça arrive,/Ca vient de loin,/Ca s’est promené de rive en rive,/Le rire en coin,/Et puis un matin, au réveil,/C’est presque rien,/Mais c’est là ça vous émerveille,/Au creux des reins,/La joie de vivre ».

Pensons aussi aux instants d’éternité, fugaces promesses d’un autre monde inscrites dans l’ici et maintenant, par exemple dans le poème d’Antoine Pol, mis en musique par Georges Brassens en 1972, Les passantes, avec « tous ces bonheurs entrevus ».

Et entre l’utopie jardinière concrète et le rêve d’une société écologiste, songeons à la mélancolie joyeuse de Sacré géranium de Dick Annegarn en 1974 : « Pas besoin de sous/Pour être bien/Pas besoin de vin/Pour être saoul ».

Époque, recherche et engagement

Dans un texte de juillet 1948, Maurice Merleau-Ponty trace des liens entre époque et recherche :

« L'époque, c'est notre temps traité sans respect, dans sa vérité insupportable, encore collé à nous, encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change, interrogé, critiqué, interpellé, confus comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer, mais comme un visage aussi, gonflé de possibles. »(5)

Et le philosophe ajoute :

« Quand on évite toute rencontre avec l'exubérance et le foisonnement du présent, on sauve plus facilement les schémas et les dogmes. La liberté est au présent. La pensée "dégagée", c'est le dogme ou la lettre, la pensée "engagée", c'est l'esprit de recherche. »(6)

L’époque contient des possibilités émancipatrices, mais aussi des chausse-trappes et des dangers, qui nous interpellent dans un certain brouillard.

Les loups du ressentiment à nos portes

Aujourd’hui, l’époque apparaît hantée par les paroles d’Albert Vidalie, interprétées en 1967 par Serge Reggiani : Les loups sont entrés dans Paris. Une chanson rétrospective et prospective : « Les hommes avaient perdu le goût/De vivre, et se foutaient de tout/Leurs mères, leurs frangins, leurs nanas/Pour eux, c'était qu'du cinéma/Le ciel redevenait sauvage/Le béton bouffait l'paysage, d'alors ». Et puis : « Deux loups, ouh-ouh, ouh-ouuh/Deux loups sont entrés dans Paris/L'un par Issy, l'autre par Ivry/Deux loups sont entrés dans Paris »

Dans les chausse-trappes qui nous menacent en notre période d’extrême droitisation, et qui nous guettent à l’intérieur de chacun de nous, il y a le ressentiment. Car un des axes de l’extrême droite consiste à agréger et à politiser des rancœurs et des aigreurs diverses. Et il nous faut alors nous délester des risques de contamination par le ressentiment, en évitant de mariner dans ce que Friedrich Nietzsche a appelé « la cuve d’une haine inassouvie »(7). Sur des paroles et une musique du Belge Noé Preszow, Zaz a pris à bras le corps le problème en ce mois de mars 2025 avec la chanson Je pardonne. « L'amertume n'est pas ma maison/La rage mais pas la rancœur/La colère mais pas l'aigreur », interprète-t-elle. « Pour arrêter de remuer/Les couteaux dans mes plaies » : c’est un message personnel ET un message éminemment politique aujourd’hui.

Mélancolie politique

Après les acquis historiquement limités de l’émancipation sociale, les horreurs des stalinismes, les nombreux échecs, des « révolutionnaires » comme des « réformistes » et les loups qui sont de nouveau à nos portes, il ne paraît guère possible ne pas intégrer une dose de mélancolie politique. Mais efforçons-nous de laisser cette mélancolie ouverte sur l’avenir, comme dans la chanson de 1981 (date symbolique quant aux cycles espérances-déceptions !) d’Eddy Mitchell Pauvre baby doll. « Même si c'est bien loin l'Amérique/Partir c'est l'approcher/Il y a bien une Californie/Quelque part où aller », chante le Schmoll en laissant l’horizon ouvert.

Et même avec une rasade de pessimisme de plus, Eddy ne ferme pas les écoutilles : « Et tant pis s'il n'y a pas d'Amérique/Tout mais ne pas rester/ Il y a bien une Californie /Quelque part où aller ». Même s’il n’y a pas pratiquement d’ailleurs, il y a une fonction émancipatoire pour l’imaginaire de l’ailleurs.

La joie mélancolique de Didier Eckel

Didier est un être mélancolique et joyeux, qui n’a pas abandonné l’espérance politique, mais que l’expérience a lesté d’un peu de pessimisme. Stanislaw Jerzy Lec était un écrivain juif polonais, évadé en 1943 du camp de travail forcé nazi situé dans le ghetto juif de Tarnopol (aujourd’hui Ternopil en Ukraine), pour ensuite entrer dans la Résistance polonaise. Dans ses Nouvelles pensées échevelées de 1964, il lance : « Ne succombez jamais au désespoir : il ne tient pas ses promesses. »(8)

Joyeux anniversaire politique Didier !

Notes :

(1) Theodor Adorno, Dialectique négative [1e éd. : 1966], Paris, Payot, 1992, p. 286.

(2) Jean Birnbaum, Le courage de la nuance, Paris, Seuil, 2021.

(3) Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre [1e éd. : 1948], Paris, PUF, 1989, p. 82.

(4) Emmanuel Levinas, De l’évasion [1e éd. : 1935], Paris, Le Livre de poche, 1998.

(5) Maurice Merleau-Ponty, « Complicité objective » [1e éd. : 1948], repris dans Parcours, 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 113.

(6) Ibid.

(7) Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale [1e éd.: 1887], Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1985, p. 39.

(8) Stanislaw Jerzy Lec, Nouvelles pensées échevelées [1e éd.: 1964], Paris, Rivages poche, 2000, p. 154.

Vidéos des chansons citées :

* Eddy Mitchell, Golden Boy, 1999

Golden Boy © Eddy Mitchell - Topic

* Alain Souchon, Foule sentimentale, 1993

Alain Souchon - Foule sentimentale (Clip officiel) © Alain Souchon

* Gérard Manset, Prisonniers de l’inutile, 1985 

Prisonnier de l'inutile (1985) (Remasterisé en 2016) © Manset - Topic

* Eddy Mitchell, Les tuniques bleues et les indiens, 1996 

Eddy Mitchell - " Les Tuniques Bleues et Les Indiens " © Marco4032

* Joe Dassin, Si tu t’appelles mélancolie, 1974

Joe Dassin - Si Tu T'appelles Mélancolie © Les Chansons d'Amour

* Françoise Hardy, Message personnel, 1973

Françoise HARDY "Message Personnel" 1973 © frenchpop

* Jean-Jacques Goldman, Envole-moi, 1984

Jean-Jacques Goldman - Envole-moi (Clip officiel) © JeanJGoldmanVEVO

* HK et Awa Ly, Un autre rendez-vous, 2022

HK & Awa Ly - Un autre rendez-vous (session live) © hksaltimbank

* Jean Ferrat, Ma Môme, 1960

Jean FERRAT - Ma môme © pirounia

* Michel Jonasz, Les vacances au bord de la mer, 1975

Michel Jonasz "Les vacances au bord de la mer" | Archive INA © Ina Chansons

* Barbara, Le mal de vivre, 1965

Barbara - 1981 - Le mal de vivre © Eduardo Strausser

* Georges Brassens, Les passantes, 1972

GEORGES BRASSENS "LES PASSANTES" © Laurent Astoul

* Dick Annegarn, Sacré géranium, 1974 

Dick Annegarn sacré géranium © Pascal Benedetto

* Serge Reggiani, Les loups sont entrés dans Paris, 1967

Serge Reggiani, "Les loups sont entrés dans Paris" | Archive INA © Ina Chansons

* Zaz, Je pardonne, 2025

ZAZ - Je pardonne (Clip officiel) © Zaz

* Eddy Mitchell, Pauvre baby doll, 1981

eddy mitchell pauvre baby doll © pascal dufrasne

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.