Répondre à l’urgence de l’extrême-droitisation idéologique et politique, tout en contribuant à refaire une gauche digne de ce nom à moyen terme : un des défis du moment…
Á lire ci-après un article paru dans L’Humanité le lundi 1er septembre 2014, au lendemain de l’Université d’été de La Rochelle du PS, et inséré dans deux pages sur « Projet de société, rassemblement et stratégie politique. Á quelles conditions la gauche peut-elle retrouver des couleurs et se reconstruire ? », aux côtés d’autres contributions (cliquer sur L’Humanité-Gauche-1er septembre 2014) :
. Olivier Dartignolles (porte-parole du PCF), « Notre rassemblement pour, partout, débattre et agir »,
. Jérôme Guedj (président PS du conseil général de l’Essonne, animateur de Maintenant la gauche), « Cette crise n’est pas "gouvernementale", elle est générale »,
. et Julien Bayou (conseiller régional Europe Ecologie Les Verts d’Île de France), « Les perspectives d’une nouvelle voie ».
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Refonder la gauche par le bas face aux périls « postfascistes »
Par Philippe Corcuff
Sociologue, militant libertaire et altermondialiste (*)
Le microcosme dirigeant et militant de « la gauche de la gauche » bruisse de coups de menton de telle ou telle personnalité, d’idées supposées « géniales » de telles autres ou de nouveaux projets de combinaisons entre appareils et micro-appareils. Toutefois ces visions et ces mécanos d’en haut, paradoxalement accomplis au nom d’une « plus grande démocratie » par une prolifération de « leaders », n’ont-ils pas échoué au cours des vingt dernières années à reconstituer une gauche digne de ce nom, depuis au moins le manifeste « Refondations » initié par Charles Fiterman en avril 1991 ? D’autant plus que nous ne sommes plus dans une situation dynamique pour cette « gauche de la gauche », guère beaucoup plus en forme que le social-libéralisme patronal et sécuritaire de Hollande et Valls si rapidement démonétisé.
Au niveau idéologique, c’est un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste à deux têtes (Alain Soral pour l’antisémitisme et Éric Zemmour pour l’islamophobie) qui a le vent en poupe, en exhibant les apparences d’une rebellitude susceptible de faire main basse sur la critique sociale. Et, au niveau électoral, le « postfascisme » (1) porté par le FN de Marine Le Pen, qui s’est accaparé les discours anti-néolibéraux, a pris pas mal d’avance sur les alternatives à gauche.
Le brouillard idéologique et politique actuel a comme un arrière-goût nauséabond d’années 30 ! C’est pourquoi des discordances temporelles rendent notre chemin particulièrement difficile, car il s’agit de réagir dans l’urgence à la menace pressante de l’extrême droite, tout en refondant à moyen terme une gauche en ruine sur les plans de la pensée critique, des modes d’organisation, des pratiques politiques émancipatrices et du projet. Et il faudrait le faire en même temps, sans sacrifier le moyen terme à l’urgence ou l’urgence au moyen terme.
Dans ce contexte, pourquoi ne pas prendre pour une fois vraiment au sérieux, et pas seulement dans des rhétoriques usagées pour estrades électoralistes, les intelligences populaires et citoyennes ? Ne pourrait-on pas prioritairement mobiliser les forces militantes existantes pour stimuler l’expérimentation d’un autre chemin par le bas, à partir de la vie quotidienne, en mettant de côté les instrumentalisations partisanes et les hommes supposés « providentiels » ? Est-ce que la grandeur humaniste d’une politique d’émancipation, ce n’est justement pas de se nourrir de la pluralité des expériences ordinaires afin de bâtir un cadre général partagé alternatif, et cela dès le moment des résistances ? Plutôt que d’imposer (pour les « chefs ») ou d’attendre (pour « la base ») des slogans, des programmes et des stratégies venant d’en haut.
Un exemple de démarche possible ? Travailler localement à l’émergence de marches de la dignité et de la diversité du Peuple pour la justice sociale. Des marches susceptibles de converger sur le plan national et européen, avec des échos internationaux plus larges. Des expériences qui associeraient les aspirations individuelles à la dignité et le souci de justice sociale. Des initiatives centrées sur une question sociale élargie intégrant à la fois les inégalités (de ressources économiques, d’outils culturels, de pouvoirs, de possibilités de reconnaissance personnelle et collective, etc.) et les discriminations (sexistes, racistes, homophobes, etc.). Des marches qui afficheraient fièrement, dans un élan internationaliste, la diversité (culturelle, religieuse, de genre, etc.) du Peuple, contre l’homogénéité mortifère mise en avant par les néoconservateurs.
Après, on verrait sur pièces si tel ou tel parti a eu une utilité effective ou pas. Après, on pourrait mieux évaluer pragmatiquement si la forme parti elle-même - peut-être trop calée historiquement sur les logiques oligarchiques de l’État-nation - est finalement obsolète ou pas. Et, partant, s’il nous faut réinventer d’autres formes d’organisation politique. Chiche ?
Paru dans L’Humanité, lundi 1er septembre 2014
(*) Auteur de l’ouvrage Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, à paraître en octobre 2014 aux éditions Textuel.
(1) La notion de « postfascisme » est empruntée au géographe libertaire Philippe Pelletier (dans P. Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, 54 p.). Elle devrait permettre de mieux prendre en compte des analogies partielles (et donc à la fois des proximités et des différences) entre les extrêmes droites actuelles et les fascismes des années 30.
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Complément :
Plan du livre
Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard
de Philippe Corcuff
Paris, Éditions Textuel, collection « Petite encyclopédie critique », à paraître le 1er octobre 2014, 144 pages, 13,90 euros
Introduction : Air du temps néoconservateur et risques « postfascistes »
Partie I : Les années 30 reviennent ?
1 - Bourdieu et l’humeur idéologique « révolutionnaire conservatrice » de l’Allemagne de Weimar
2 - Coups de sonde dans quelques travaux historiques sur les années 30 en France
Partie II : Terreau idéologique pour un « postfascisme » : un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste
1 - Un pôle aux tendances antisémites : Alain Soral
2 - Un pôle aux dérapages islamophobes et négrophobes : Éric Zemmour
3 - Schémas néoconservateurs transversaux
Partie III : Tyrannie du « politiquement incorrect » et extension des domaines de la confusion
1 - Jeux troubles avec « l’affaire Dieudonné » : le cas d’Élisabeth Lévy
2 - Alain Finkielkraut ou l’engrenage identitaire
3 - Séductions de la transgression : Daniel Schneidermann face au rire de Dieudonné
Partie IV : Des gauches intellectuellement tourneboulées
1 - Brouillages à gauche : Laurent Bouvet et Jean-Claude Michéa
2 - La nation transformée en fétiche : quand des figures « critiques » paralysent les résistances internationalistes
Partie V : Dynamique socio-politique d’un « postfascisme » : le Front national, de Jean-Marie à Marine
1 - Mise en perspective historique et sociologique du FN de Marine Le Pen : en partant de Bourdieu
2 - Quels chemins pour combattre le FN ? Solutions erronées et pistes alternatives