Droite extrême (le trumpisme) et extrême droite (le lepénisme de Marine), dans leurs intersections et leurs chassés-croisés, dessinent les nouveaux visages d’un ultraconservatisme connaissant une certaine attractivité à une échelle internationale depuis le milieu des années 2000, en bénéficiant du brouillage des repères politiques antérieurement stabilisés et en accroissant un peu plus le brouillard.
Intersections ? Xénophobie et hostilité aux tendances pluriculturelles et métissées des sociétés modernes sur fond nationaliste, fétichisation d’un peuple-nation compact et refermé sur lui-même largement fantasmé, abus des provocations superficielles du « politiquement incorrect » et de la fausse lucidité conspirationniste à la place de la critique sociale radicale. Chassés-croisés ? La droite extrême américaine se laisse glisser sur les pentes du sexisme et de l’homophobie les plus décomplexés, voire de l’antisémitisme, alors qu’en quête de respectabilité l’extrême droite française se police sur ces terrains pourtant traditionnels pour elle.
Fascisme ou populisme alors ? Rester accrocher au premier terme nous ferait risquer la folklorisation d’un Mal qui se répèterait inlassablement sous les mêmes formes, sans égard pour le travail de l’histoire. Le second, aux usages multiples et flous, entre mode automatique de stigmatisation du populaire pour certains et revendication d’une incarnation positive du peuple par des élites se méconnaissant comme telles pour d’autres, ne permet pas d’appréhender les continuités avec les fascismes historiques, en relativisant ainsi le danger. La notion de « postfascisme » permettrait mieux de saisir à la fois des continuités (dans « postfascisme » il y a « fascisme ») et des discontinuités (le « post »), et notamment la réappropriation du lexique républicain et démocratique (« République », « souveraineté populaire » fusionnée avec « souveraineté nationale », « liberté » et « égalité », « laïcité », etc.) en décalage avec les discours antirépublicains et antidémocratiques en cours dans les années 1930.
Cependant l’extrême droitisation portée tant par le trumpisme que par le lepénisme ne fonctionne pas par leurs seules forces, mais aussi grâce aux paralysies, aux ambiguïtés et aux confusions à gauche.
L’extension des domaines du confusionnisme, c’est-à-dire le développement d’interférences lexicales et idéologiques entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale, bénéficie surtout à l’ultraconservatisme.
Quand on met en avant la nation et les frontières, tout en dénigrant le Monde et en suspectant les migrants, quand certains légitiment des formes de stigmatisation de l’islam et que d’autres minorent l’antisémitisme, quand on est tenté par le « bonnet blanc et blanc bonnet » entre lepénisme et macronisme, quand on use des ficelles du complotisme pour rebondir sur la scène politicienne, quand la diabolisation des médias se substitue au déploiement de l’imagination émancipatrice, etc., on participe dans l’inconscience à tisser la toile rhétorique susceptible de nous étouffer.
Et n’oublions pas que des figures issues de la gauche comme Ignacio Ramonet, Laurent Bouvet, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Todd ou Jean-Claude Michéa ont exprimé publiquement une certaine fascination pour Trump au moment de son élection en 2016(1), et encore très récemment Arnaud Montebourg(2)…
Et si on réinventait plutôt une gauche d’émancipation ?
Notes :
(1) Voir les références détaillées dans Philippe Corcuff, "Après le Brexit et Trump : confusionnisme à gauche et extrême droitisation idéologique", Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 12, hiver 2017, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/apres-le-brexit-et-trump-confusionnisme-a-gauche-et-extreme-droitisation
(2) Voir Arnaud Montebourg, "L’invité de 8h20 : le grand entretien", par Nicolas Demorand et Léa Salamé, France Inter, 5 novembre 2020, repris sur Dailymotion, https://www.dailymotion.com/video/x7x9gbt .
Dernier ouvrage de Philippe Corcuff : La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, à paraître le 10 mars 2021, https://actessuddiffusion.livres-choisis.com/notices/la-grande-confusion-comment-lextreme-droite-gagne-la-bataille-des-idees/ )
* Article initialement paru dans L’Humanité, 2 février 2021, dans un dossier sur « Le lepénisme, un trumpisme à la française ? », avec également la contribution de Thomas Portes (Président de l’observatoire national de l’extrême droite), https://www.humanite.fr/le-lepenisme-un-trumpisme-la-francaise-699515
Et après trois ans et demi d’écriture et mon blog de Mediapart souvent sacrifié…

Sommaire de
La grande confusion
Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées
Par Philippe Corcuff
Editions Textuel, 672 pages, à paraître le 10 mars 2021
https://www.editionstextuel.com/livre/la_grande_confusion
Pour tout contact médias : Anne Vaudoyer <anne.vaudoyer@gmail.com>
Introduction : Vers une théorie politique critique de la confusion aujourd’hui
Liaisons dangereuses dans l’air du temps : Julliard, Lordon et Bock-Côté
Une interrogation quant aux tendances confusionnistes et ultraconservatrices de l’air du temps
Une théorie politique critique à horizon émancipateur engagée dans l’époque
Dans le brouillard idéologique : de l’utilité d’une boussole
Penser aussi contre mes propres impensés politiques
Vers une gauche d’émancipation
Plan d’un ouvrage aux musicalités merleau-pontiennes et foucaldiennes, mitchelliennes et souchoniennes
Partie I : Dérèglements de la critique sociale dans les temps confus actuels
Chapitre 1 : Jalons conceptuels et méthodologiques face au brouillard idéologique présent
L’identitarisme et ses complications actuelles
Risques « postfascistes » et dynamiques ultraconservatrices
Brouillard idéologique, confusionnisme et extrême droitisation
De la métaphore de l’aimantation et de sa reformulation sous un angle tactique
Politisations conspirationnistes
Chapitre 2 : De quelques laboratoires de l’ultraconservatisme et de l’hypercriticisme confusionniste : de Benoist, les « néoréacs », Chevènement, Les Guignols de l’info, Halimi, Ardisson, Sarkozy, La Manif pour tous, Jour de colère…
Alain de Benoist : essentialisme culturaliste et amalgames confusionnistes chez un intellectuel curieux
L’espace des « nouveaux réactionnaires » décrypté par Daniel Lindenberg
Autour d’une des vies de Jean-Pierre Chevènement : la galaxie nationale-républicaine
Les Guignols de l’info ou la critique confusionnée
La critique manichéenne des médias, de la gauche radicale à l’extrême droite
De Thierry Ardisson à la Ligue du LOL : la critique transgressive
« Le sarkozysme » ou l’accélération du brouillage des repères politiques
La Manif pour tous ou la critique ultraconservatrice du « libéralisme »
Jour de colère, 26 janvier 2014, ou la convergence antisémite de haines hétérogènes
Chapitre 3 : Le couple critique sociale-émancipation et la gauche resitués dans l’histoire
Les liaisons historiques de la critique sociale et de l’émancipation : un pilier intellectuel de la gauche
De la fragilisation actuelle des liens critique sociale-émancipation
Pierre-André Taguieff ou la tentation de la déconstruction conservatrice de l’émancipation
« Politiquement incorrect » et « critique du ressentiment » dans l’hypercriticisme aujourd’hui
Post-scriptum à la Partie I : Extrême droitisation, néolibéralisme économique… COVID-19
Du néolibéralisme, de droite à gauche
Le néolibéralisme comme une des sources de la vague ultraconservatrice
Écueils de la diabolisation du néolibéralisme à gauche
Post-scriptum au post-scriptum (octobre 2020) : brèves hypothèses au cœur de la crise de la COVID-19 quant au néolibéralisme et à l’ultraconservatisme
Partie II : Déplacements confusionnistes en cours, de l’extrême droite à la gauche
Chapitre 4 : Quatre figures de l’extrême droite idéologique : Alain Soral, Éric Zemmour, Renaud Camus, Hervé Juvin
Alain Soral et Éric Zemmour : deux variantes de l’ultraconservatisme idéologique à la française
Renaud Camus et le fantasme conspirationniste du « Grand Remplacement »
Hervé Juvin ou « la séparation écologique » des « ethnies » et des cultures
Chapitre 5 : Critique de l’hypercriticisme conspirationniste
Deux pôles de la trame narrative conspirationniste
Les sciences sociales contre le conspirationnisme
Face aux illusions conspirationnistes d’un doute illimité : ressources philosophiques
Dérapages conspirationnistes à gauche
Le paradoxe de critiques des théories du complot… complotistes
Quand la critique du conspirationnisme est relativisée par des figures intellectuelles de gauche
Conspirationnisme et « affaires »
Chapitre 6 : Les « gilets jaunes » : un mouvement social composite surmédiatisé en contexte confusionniste
De l’hétérogénéité d’un mouvement social : les « gilets jaunes » existent-ils ?
Dérapages minoritaires et confusionnisme rampant
La question de l’antisémitisme
L’auto-illusionnisme chez les intellectuels critiques et dans la gauche radicale
Mediapart : un moment d’égarement ?
Post-scriptum à la Partie II : De la droite extrême à la gauche : l’élection de Donald Trump en 2016 comme occasion d’épaississement du brouillard idéologique en France
Trois énoncés idéaux-typiques du confusionnisme des gauches trumpisées
Ignacio Ramonet trumpisé précoce
Laurent Bouvet trumpisé
Jean-Luc Mélenchon trumpisé
Emmanuel Todd maxitrumpisé
Jean-Claude Michéa trumpisé tardif
Post-scriptum au post-scriptum (novembre 2020) : Arnaud Montebourg trumpisé ultratardif
Partie III : En partant de la gauche : polarisations politiques, ankyloses intellectuelles et intersections confusionnistes
Chapitre 7 : Manichéismes publics concurrents : laïcité, islamismes-djihadismes, antisémitisme/islamophobie
Dérives laïcardes de la laïcité et caricatures décoloniales de la laïcité
Des amalgames aux défaillances à gauche face aux islamoconservatismes
De la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie à l’enrayement de l’antiracisme
Chapitre 8 : Des indices de pénétration du confusionnisme à gauche
Des pensées tourneboulées venant de la gauche
Incursions confusionnistes localisées
Quatre terrains glissants
Chapitre 9 : Adhérences confusionnistes au sein de deux pensées critiques en vogue : ambiguïtés de Jean-Claude Michéa et de Chantal Mouffe-Ernesto Laclau
Michéa : des zones ultraconservatrices dans une politique socialiste d’émancipation
Mouffe et Laclau : apports « post-marxistes » et impensés conservateurs dans le « populisme de gauche »
Post-scriptum à la partie III : L’adversité mieux que l’adversaire, avec Maurice Merleau-Ponty
L’émancipation, c’est d’abord « avoir des couilles » ?
La dialectique des adversités et des émancipations : en partant de Merleau-Ponty
Ouverture : De l’extinction confusionniste des Lumières aux lueurs mélancoliques de l’émancipation ?
Lanceur d’alerte idéologique
Confusionnisme ou recomposition ?
Potentialités émancipatrices et crise de la politique organisée
Vers une nouvelle boussole émancipatrice ?
Une balade mélancolique rythmée par Maurice Merleau-Ponty et Michel Foucault, Eddy Mitchell et Alain Souchon