L’initiative de solidarité « Barricades de mots pour la ZAD » (voir le site : http://www.barricades-mots-zad.org/) se déroule le 4 novembre à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris et les 5-6 novembre sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. On peut consulter l'ensemble des textes du grand Abécédaire pour défendre la ZAD sur internet : http://www.barricades-mots-zad.org/abecedaire/.
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C comme caresse
Le mot caresse n’est pas un mot qui vient spontanément à l’esprit quand on pense à la zad de Notre-Dame-des-Landes, tant les images publiques sont marquées par l’imaginaire de la violence : violence couramment attribuée aux zadistes par les médias dominants/violence policière face à laquelle les résistances s’organisent dans le camp de la solidarité avec la zad. Or, la caresse évoque davantage la douceur que la force. Mais à travers la figure de la caresse, c’est moins la douceur qui est suggestive dans le cas de la zad que l’ouverture vers un ailleurs dessinée par un passage d’un livre publié initialement en 1948 par le philosophe Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre.
Citons un long extrait significatif de ce texte :
« Cette recherche de la caresse en constitue l'essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche. Ce "ne pas savoir", ce désordonné fondamental en est l'essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d'autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. […] Elle est faite de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable. Elle s’alimente de faims innombrables. […] Peut-on caractériser ce rapport avec l’autre par l’Eros comme un échec ? Encore une fois, oui, si l’on adopte la terminologie des descriptions courantes, si on veut caractériser l’érotique par le "saisir", le "posséder" ou le "connaître". Il n’y a rien de tout cela ou échec de tout cela dans l’eros. Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait pas l’autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir. D’ailleurs, le rapport à l’autre est généralement recherché comme une fusion. J’ai voulu précisément contester que la relation avec l’autre soit fusion. »(1)
Dans la métaphore levinassienne de la caresse, il y a quelque chose qui excède la persévérance de l’être en lui-même, dont Baruch Spinoza faisait au XVIIe siècle, sous le nom de conatus, la tendance principale. Il y a dans la caresse ainsi effleurée la possibilité de la sortie de l’être comme constitutive de son inachèvement, une trouée utopique qui l’ébranle à la racine, radicalement. L’érotique levinassienne se fait éthique et politique dans le rapport à un « insaisissable » s’envolant comme une « promesse » infinie qui demeure « toujours à venir ».
La zad ne rayonne-t-elle pas de multiples sentiers vers l’inconnu, non pas sous la forme d’un « projet » unique qu’il s’agirait d’appliquer, mais de tâtonnements diversifiés entrainant dans des directions inattendues ? N’est-elle pas alimentée de « faims innombrables » s’efforçant d’échapper aux pesanteurs de l’être et aux rancœurs susceptibles de l’alourdir encore davantage ? Ne favorise-t-elle pas les rencontres avec autrui, mais pas sur le mode de la « fusion » qui aplatirait l’unicité des individualités respectives, tissées des liens avec les autres et pourtant singulières ?
Dans un texte datant de 1933 consacré à une autre figure de la sortie de l’être, l’évasion, Levinas tonne à la manière d’un zadiste contre une « civilisation, installée dans le fait accompli », et donc livrée aux conservatismes sociaux et politiques(2). L’esprit du « bourgeois » en constitue, à l’époque pour Levinas, une forme paradigmatique :
« Contre l’avenir qui introduit des inconnues dans les problèmes résolus sur lesquels il vit, il demande des garanties au présent. Ce qu’il possède devient un capital portant des intérêts ou une assurance contre les risques et son avenir ainsi apprivoisé s’intègre dès lors à son passé. »(3)
La zad se présente comme un creuset de critiques en acte, associées et singulières, des limitations bourgeoises.
« Sans projet ni plan » qu’il suffirait de suivre, les pratiques zadistes ne sont pas pour autant sans attaches. Des attaches à un territoire, à un environnement naturel et à d’autres être humains balisent les envols zadistes vers ailleurs, pragmatiquement. L’ouverture de l’être n’est pas négation de l’être, mais les fuites anarchiques dans les baignoires de l’être donnent leur caractère troublé et troublant aux bains de la caresse. Certes, les plombiers du « pouvoir » s’efforcent de colmater les fuites, à travers des régimes de savoirs-pouvoirs : « connaître », « saisir » et « posséder ». On n’a cependant pas affaire qu’aux pressions extérieures, celles des institutions étatiques et des bureaucraties locales, immédiatement les plus menaçantes. Les modèles dominants ne sont pas sans se réfracter aussi dans l’être zadiste. La caresse, dans son « désordonné fondamental », a quelque chose d’un philtre érotique en capacité de nous désenvouter, au moins partiellement, de tels maléfices du « pouvoir ».
Vendredi 4 novembre 2016
Philippe Corcuff
(maître de conférences de science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon)
Notes :
(1) E. Levinas, Le temps et l’autre (1e éd. : 1948), Paris, PUF, collection Quadrige, 1989, pp. 82-83.
(2) E. Levinas, De l’évasion (1e éd. : 1933), Paris, Le Livre de poche, 1998, p. 99.
(3) Ibid., p. 92.
Agrandissement : Illustration 1
* Voir aussi l’analyse de la sociologue Sylvaine Bulle : « Une expérimentation territoriale utopique : la ZAD Notre-Dame-des-Landes. Premiers éléments de genèse politique », site de réflexions libertaires Grand Angle, 27 octobre 2016, http://www.grand-angle-libertaire.net/une-experimentation-territoriale-utopique-la-zad-notre-dame-des-landes-premiers-elements-de-genese-politique/