Je republie ci-après un billet de blog mis en ligne le 8 janvier 2015, avec quelques informations complémentaires.

Cabu, Bernard Maris, Tignous, Wolinski…étaient pour moi des visages familiers. Et surtout Charb, qui est devenu au fil du temps un ami avec qui les liens ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Ils m’on tant fait rire et je n’ai plus envie de rire.
Des salauds leur ont ôté la vie, comme on écrase des insectes. Ils ont craché sur leur propre humanité. Au nom de quoi ? Des prétextes pour recouvrir des frustrations médiocres, des aigreurs médiocres, des fantasmes médiocres. Et, en prétendant donner ainsi un peu plus de sens à des existences médiocres, ils ont ajouté du non-sens à un monde déjà fort embrouillé. Et nous sommes là, un peu comme des cons, tristes, las, en colère, impuissants face à l’irréversible de l’acte barbare. Il nous reste cette belle émotion ordinaire qui a parcouru spontanément le pays et qui a, pour l’instant, mis à distance les discours de haine dans le recueillement personnel et collectif. Comme si une raison sensible avait réussi à paralyser la déraison possible de la panique et de la désignation de boucs-émissaires, sans que personne ne l’ait explicitement décidé.

Charb était mon ami. Quand je suis arrivé à la rédaction en avril 2001, il m’a d’abord jaugé avec prudence. Il faut dire que j’avais été introduit par Philippe Val et que Charb était au sein de la rédaction l’opposant le plus constant aux circonvolutions politiques de Val. Cependant, j’étais à l’époque militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, et lui-même pouvait voter pour la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ou pour le PCF en fonction des élections. Son casier à Charlie était d’ailleurs recouvert de deux autocollants, l’un du PCF, l’autre de la LCR. Par la suite, ses sympathies se sont stabilisées du côté communiste, mais dans une hostilité forte vis-à-vis du PS. Il continuait toutefois à avoir de l’admiration et de l’affection pour Daniel Bensaïd, dont il illustrera un livre d’introduction à Marx, Marx, mode d’emploi (Zones/La Découverte, 2009).

Quand je lui ai demandé de dessiner au cours de la soirée d’hommage à Daniel Bensaïd, organisée par le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) à la Mutualité le 24 janvier 2010, suite à son décès, il a immédiatement accepté. Il a accompagné une soirée pleine d’émotions par des dessins d’un humour tendre.
Nous nous sommes donc rapprochés dès mes années Charlie. Il fit en 2004 les dessins d’un livre composé de mes chroniques de Charlie et d’autres textes de presse, Prises de tête pour un autre monde. Chroniques (Textuel), qui sera modifié en février 2025 en un livre d’hommage, Mes années Charlie et après ? (Textuel).


J’ai quitté Charlie en décembre 2004, du fait de divergences politiques avec Philippe Val, en particulier à cause la place qu’il donnait à la diabolisation de l’islam dans le contexte de l’après 11 septembre via les textes de Fiammetta Venner et Caroline Fourest, qu’il avait récemment introduites dans la rédaction (1). Charb comme Tignous m’avaient exprimé leur sympathie. Á partir de septembre 2005, la collaboration avec Charb a pris un autre visage dans une chronique irrégulière pour le journal culturel lyonnais en ligne Le Zèbre autour du roman noir, « Phil noir », dont il faisait les dessins. Cette chronique est devenue « Phil noir et blues », ajoutant les ressources de la chanson, à partir de mai 2014.
Charb avait le peuple de gauche chevillé au corps. Nous aimions nous retrouver au stand cubain de la Fête de l’Huma autour de mojitos ! Il était partie-prenante de la vraie gauche, dans la variété de ses couleurs radicales, altermondialistes et libertaires, pas celle des politiciens et des technocrates sociaux-libéraux. Il vomirait ces marionnettes du PS et de l’UMP qui croient pouvoir se faire un peu de beurre électoraliste sur son cadavre en bavassant sur les micros.

Il était affecté par les bêtises paresseuses qui circulaient depuis trop longtemps sur internet quant à sa supposée « islamophobie » et à son prétendu « racisme » (2). Les milieux critiques sont trop souvent pourris par des procureurs en chambre, qui géopolitisent avec leurs souris et condamnent avec leurs claviers, sans savoir grand-chose (3). Des cons qui remplissent leur ignorance arrogante sur internet par des bidons d’aigreur. L’ironie de Charlie s’en prenait avec humour à l’ensemble des religions, tout en se situant clairement dans le camp antiraciste. Il n’y avait pas là de stigmatisation discriminatoire de l’islam, donc à proprement parler d’islamophobie (4). L’église catholique, la force religieuse majoritaire, était la première visée par les Unes et les dessins, mais également les groupes évangélistes, le dalaï-lama ou les intégrismes juifs. Dépourvu de préjugés particuliers contre l’islam, la seule expérience militante de Charb dans sa jeunesse avait d’ailleurs concerné la cause palestinienne, où il avait côtoyé des musulmans. Il ne goûtait guère la focalisation médiatique sur l’islam d’une Caroline Fourest. Il m’a raconté que lorsque Philippe Val a quitté en mai 2009 la direction de Charlie pour France Inter, la dite Fourest a fait mine d’endosser la fonction de cheftaine. Mais étoile filante imposée par Val dans la rédaction, elle n’avait guère la légitimité humaine et professionnelle pour la diriger. Le nom de Charb s’est imposé naturellement. Et elle est partie faire des claquettes sur d’autres plateaux….

Pour toutes ces raisons, Charb avait apprécié le communiqué iconoclaste de solidarité avec Charlie que nous avions écrit avec Philippe Poutou (candidat du NPA à l’élection présidentielle de 2012) le 20 septembre 2012 pour Mediapart : « Contre l’islamophobie, pour le droit à la caricature de Charlie Hebdo ». Ce communiqué, mal vu pour de mauvaises raisons dans certains secteurs des gauches radicales, voulait rompre avec le manichéisme aplatissant des situations compliquées sur un seul plan, en se révélant alors incapable de défendre en même temps deux principes : la liberté d’expression et la lutte contre l’islamophobie.
Charb n’aurait pas prisé les appels actuels à « l’unité nationale ». C’était un artisan orfèvre en dissensus national. Par contre, il aurait aimé l’émotion citoyenne qui vibre de partout, bien au-delà de nos frontières. Il n’aurait pas voulu que les conneries islamophobes s’ajoutent à l’horreur islamiste, pour nous enfoncer un peu plus vers une guerre fantasmée de religions. Il conchierait le Front national, son plus constant ennemi politique, en le voyant saliver à l’avance sur les événements.
Charb était un moqueur affectueux avec ses amis. En témoigne ce dessin produit lors d’une rencontre publique, intitulée « Les Fourneaux de l’Invention », le 19 octobre 2013 à Lyon, où il était descendu avec ses deux gardes du corps policiers :

Charb terminait son dernier texto par « la bise à Basile (sans le réveiller) ». Basile est mon petit garçon de 9 mois. Maître en ironie mordante, Charb était un tendre qui se cachait derrière ses grosses lunettes. Amateur en blagues de cul, c’était un pudique en humanité. J’appréciais tout particulièrement sa série Maurice et Patapon, où la scatologie n’excluait pas la tendresse. Tu me manques l’ami…

Post-scriptum : J’avais perdu de vue, au fil des années, l’ami Tignous. J’ai retrouvé un autoportrait réalisé pour sa venue à Dijon le 2 décembre 2004 dans le cadre d’un « café-débat Charlie Hebdo » que je co-animais. Salut l’ami !

Le 8 janvier 2015, actualisé le 7 janvier 2025
Notes :
(1) Voir « Philippe Corcuff quitte Charlie Hebdo », communiqué de presse, site Bellaciao, 3 décembre 2004.
(2) Voir la mise au point claire : « Non "Charlie Hebdo" n’est pas raciste ! », par Charb et Fabrice Nicolino, Le Monde, 20 novembre 2013.
(3) Cela a commencé bien avant janvier 2015. C’est, par exemple, le cas d’une tribune publiée sur le site Les mots sont importants, animé par le philosophe Pierre Tevanian, par 21 personnalités et militants de l’antiracisme et de la gauche radicale après le lancement d’un cocktail Molotov sur les locaux de Charlie Hebdo dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011 : « Pour la défense de la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie Hebdo », par Saïd Bouamama, Youssef Boussoumah, Houria Bouteldja, Henri Braun, Abdelaziz Chaambi, Ismahane Chouder, Olivier Cyran, Christine Delphy, Thomas Deltombe, Rokhaya Diallo, Sébastien Fontenelle, Nawel Gafsia, Laurent Lévy, Hassina Mechaï, Ndella Paye, Faysal Riad, Arielle Saint Lazare, Karim Tbaili, Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, et Najate Zouggari, initialement publié sur le site Les mots sont importants le 5 novembre 2011 [mais supprimé depuis], repris sur le site du Parti des Indigènes de la République : https://indigenes-republique.fr/pour-la-defense-de-la-liberte-dexpression-contre-le-soutien-a-charlie-hebdo/. Leurs paroles résonnent d’un tragique aveuglement, boursouflé d’arrogance, après le 7 janvier 2015 : « qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées »…
(4) Voir la tribune des sociologues Céline Goffette et Jean-François Mignot, « Non, ʺCharlie Hebdoʺ n’est pas obsédé par l’islam », Le Monde, 23 février 2015.
Pour prolonger : Après-Charlie et confusionnisme
* L’après-Charlie a été l’occasion de l’accentuation de dérèglements idéologiques à gauche (en particulier au sein de la gauche radicale) que j’ai appelé par la suite « confusionnistes » et qui ont facilité l’extrême droitisation. Ils ont commencé à être analysés dès le 19 janvier 2015 :
« Après Charlie : bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine », Rue 89, 19 janvier 2015.
* La récupération par le groupuscule Printemps républicain (fondé en mars 2016, notamment par le politiste Laurent Bouvet) des attentats de janvier 2015 dans le sens d’une focalisation négative sur l’islam - qui va marquer la gauche dite « républicaine », puis le « macronisme », en contradiction avec la large promotion dans les manifestations « Je suis Charlie » du caractère pluriculturel de la société française (1) - a participé à l’accentuation du confusionnisme. Pour une récente vue synthétique, voir :
- . "Les sciences sociales face à un roman – Sur Les Derniers jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger", par Philippe Corcuff et Haoues Seniguer, site culturel AOC [site sur abonnement, mais 3 textes gratuits par mois si on laisse son email], 8 octobre 2024.
- . « ʺNous sommes entrés dans une culture du soupçonʺ : dix ans après ʺCharlieʺ, le débat public sur l’islam empoisonné », entretien avec Haoues Seniguer par Flore Thomasset, site du Nouvel Obs, 6 janvier 2025.
Notes :
(1) Voir les analyses des politistes Nonna Mayer et Vincent Tiberj à partir d’un sondage réalisé en mars 2015 par l’institut BVA pour la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, « Le simplisme d’Emmanuel Todd démonté par la sociologie des “Je suis Charlie” », site du Monde, 9 mai 2015, repris sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, 19 mai 2015, et « Who were the “Charlie” in the Streets? A Socio-Political Approach of the January 11 rallies », International Review of Social Psychology, vol. 29 (1), 2016, pp. 59-68.