Une polémique avec le journaliste économique de Libération Grégoire Biseau à propos de la répartition salaires/profits dans la richesse nationale révèle certains traits d’un néoconformisme journalistique…
Grégoire Biseau, rédacteur en chef adjoint du service économie de Libération, s’est attaqué à ce qui serait une «contre-vérité» diffusée par Olivier Besancenot et Benoît Hamon quant à l’évolution de la rémunération du capital et du travail en France («Partage salaire-profit : la gauche s’enlise», Libération, 18-02-2009). Notre journaliste économique ne remet pas en cause le fait que les salaires auraient perdu 10 points de PIB par rapport à 1982. Toutefois 1982 ne serait pas la bonne année de référence, mais un trompe-l’œil propre à un «habile mauvaise foi politicienne». Car les 75% occupés en 1982 par les salaires dans le partage de la valeur ajoutée constitueraient «une exception», liée à «une spirale inflationniste». Depuis 1988, grâce ( ?) à «la politique de rigueur et de désindexation des salaires décidée par la gauche à partir de 1983», cette répartition retrouverait cependant un cours «stable» (est-ce à dire «normal» ? ou même «naturel» ?) de 65%/35%.
Je ne discuterai pas ici des différentes façons possibles de calculer le partage de la valeur ajoutée, car cela ne concerne pas mon domaine de compétence, bien que cela devrait préoccuper un journaliste économique. Ne serait-on pas plutôt face à deux approches, adossées à des implicites intellectuels et sociaux différents ? Deux découpages temporels éclairant de manière distincte les chiffres actuels (comparer avec 1982 ou avec 1988) ? Dans le découpage proposé entre «le normal» (les 65%/35%) et «le pathologique» (Besancenot et Hamon), la pluralité des hypothèses n’a cependant pas droit de cité pour le docteur Biseau. Notre critique des conspirations contre la seule vérité économique possible ne serait-il pas lui-même soumis à quelques présupposés néolibéraux ? L’économie ne serait-elle faite que de mécanismes indépendants de considérations sociales, politiques et historiques (comme «le partage de la valeur ajoutée» et les «spirales inflationnistes»), eux-mêmes adossés à la figure abstraire d’un homo œconomicus supposé calculé rationnellement et intemporellement coûts et avantages ? N’aurait-on pas aussi à faire, en ce qui concerne le partage de la valeur ajoutée ou les mécanismes inflationnistes, à des conflits sociaux, voire (horreur !) à des «luttes de classes» ?
Dans une mise en perspective de l’histoire du capitalisme, deux sociologues, Luc Boltanski et Ève Chiapello, nous ont orienté vers une telle piste. Dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), ils suggèrent que le fameux «pic» de 1982 ne tomberait pas du ciel, mais de la multiplication des mises en cause du capitalisme, des contestations individuelles et collectives propres aux années 1968-1978, «années critiques». Depuis, les logiques néolibérales et néomanagériales des années 1983-1995 sont revenues, avec l’aide de la gauche gouvernementale, sur ces déplacements «anormaux».
Aujourd’hui, parmi les sociologues, les politistes, les philosophes…et même chez certains économistes, est de plus en plus contestée la double fiction de l’homo œconomicus et de mécanismes économiques qui ne seraient pas fabriqués avec de la matière humaine passionnelle, contradictoire, conflictuelle, historique, et se présenteraient comme indépendants de rapports de classes, de genres, de générations, «ethnique» et/ou politiques.Il y a quelque chose comme un auto-illusionnisme rhétorique dans le conformisme néolibéral qui a saisi nombre de journalistes économiques de droite et de gauche à partir des années 1980. Sur la base d’évidences non interrogées propres à la vision d’une économie supposée «naturelle», on prétend débusquer le «politiquement correct» des représentations supposées «archaïques» continuant à inscrire l’économie au sein de rapports sociaux et historiques. Une économie abstraite des complications de la vie revêt alors les beaux atours du «réalisme». Et un néoconservatisme se métamorphose magiquement en «mouvement» et critique du «politiquement correct».
Laissons la pauvreté intellectuelle des schémas conspirationnistes à Grégoire Biseau et à quelques critiques simplistes des médias. Pierre Bourdieu nous invitait, dans Sur la télévision (Liber-Raisons d’agir, 1996), à prendre des chemins plus rigoureux. Les logiques croisées des inconscients sociaux des journalistes (leurs stéréotypes et leurs automatismes mentaux inscrits dans des habitus), travaillés notamment dans les écoles de journalisme, et des mécanismes autonomes du «champ journalistique» constituent des pistes (non exclusives) n’impliquant pas la généralité de la manipulation consciente et de la «mauvaise foi». On est loin des lectures à tonalités conspirationnistes des thèses de Bourdieu, tant du côté de «contre» comme Laurent Joffrin, dans Média-paranoïa (Seuil, 2009), que de «pour» comme certains thuriféraires français malhabiles de Noam Chomsky. Professionnels des médias comme anti-journalistes ont souvent du mal à admettre que les journalistes sont davantage qu’ils ne le croient des marionnettes de dynamiques qui leur échappent. Nous serions bien sûr confrontés ici à des logiques tendancielles, dotées de contradictions, en fonction des médias concernés, des conjonctures ou des itinéraires individuels.
Les gauches ont bien besoin de réflexivité critique vis-à-vis de leur histoire et de leurs impensés. Les impasses autoritaires du XXe siècle réclament ce qu’Olivier Besancenot a appelé à plusieurs reprises «un droit au doute». Des journalistes d’investigation et d’analyse pourraient participer, dans leur registre propre, à cette conscience critique, aux côtés des sciences sociales et de la philosophie. Mais pour que cela puisse devenir un peu plus crédible, il faudrait qu’ils soient eux-mêmes davantage attentifs à leurs propres préjugés, en ne se contentant pas de déverser dans les tuyaux médiatiques des sentences définitives sous la forme d’évidences à prendre (si on est «normal») ou à laisser (si on est de «mauvaise foi»).
* Tribune parue dans Libération, 5 mars 2009, sous le titre (choisi par la rédaction de Libération) « L’auto-illusionnisme néolibéral », http://www.liberation.fr/economie/0101472908-l-auto-illusionnisme-neoliberal
- Réaction à l’article de Grégoire Biseau (rédacteur en chef adjoint du service économie de Libération) : «Partage salaire-profit : la gauche s’enlise», 18 février 2009, http://www.liberation.fr/economie/0101320157-partage-salaire-profit-la-gauche-s-enlise
- Autre réaction à l’article de Grégoire Biseau : «La gauche a raison», par David Cayla (économiste) et Paul Quilès (ancien ministre, membre du club Gauche Avenir), Libération, 5 mars 2009, http://www.liberation.fr/economie/0101472909-la-gauche-a-raison
- Réponse de Grégoire Biseau aux critiques : « Persiste et signe », Libération, 5 mars 2009, http://www.liberation.fr/economie/0101472911-persiste-et-signe
* Post-scriptum (pour Mediapart, 9 mars 2009) :
Quelques précisions pour Mediapart, suite à la publication de mon texte dans Libération et à la réponse de Grégoire Biseau à mes critiques :
- Sur l’évolution néolibérale dans les années 1980, à droite et à gauche, du journalisme économique, voir la recherche sociologique de Julien Duval, dans Critique de la raison journalistique – Les transformations de la presse économique en France (Seuil, 2004).
- Pour une auto-analyse critique de la formation des journalistes, outillée sociologiquement, voir François Ruffin, Les petits soldats du journalisme (Les Arènes, 2003).
- Pour une auto-analyse des pratiques journalistiques assistée par le sociologue Alain Accardo, voir A. Accardo et al., Journalistes précaires, journalistes au quotidien (Agone, 2007).
- Cela fait plusieurs années que je m’efforce, avec d’autres, de mettre en cause le simplisme des schémas conspirationnistes (c’est-à-dire la tentation de considérer que le principal dans le cours du monde renvoie à des intentions cachées manipulatrices de quelques individus, ce que l’on appelle aussi « la théorie du complot »), que cela soit en général (voir «“Le complot“ ou les aventures tragi-comiques de “la critique“», Calle Luna, avril 2005, rerpris sur Mediapart le 19 juin 2009, <http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique>) ou dans une critique manichéenne des médias en vogue dans les gauches radicales auxquelles je participe (voir « Chomsky et le "complot médiatique" – Des simplifications actuelles de la critique sociale », revue ContreTemps, n°17, septembre 2006 ; version longue reprise sur Mediapart le 12 juin 2009 : <http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/120609/chomsky-et-le-complot-mediatique-des-simplifications-actuelles-de->). Le conspirationnisme passe à côté d’une part importante de la culture des sciences sociales (à laquelle les Marx, Durkheim, Weber, etc. ont contribué) : les contraintes structurelles (rapports de classes, rapports de genres, discriminations « ethniques » et racisme, logique économique dominante, rapports de pouvoir politiques, etc.) qui enserrent les intentions individuelles, les composantes non-conscientes de la vie sociale et les dynamiques globalement inintentionnelles de l’action (l’effet de millions d’intentions individuelles et d’interactions, allant dans des directions diverses et dotées de ressources inégales, aboutit à un résultat correspondant rarement à une des intentions en présence supposée maîtriser le jeu). Pas plus que les critiques manichéens des médias, Grégoire Biseau ne semble avoir compris la critique du conspirationnisme dont se faisait écho mon article. Car, après avoir mis en cause dans son premier papier « une habile mauvaise foi politicienne » supposée de Besancenot et Hamon (18-02-2009), il en rajoute dans sa réponse en parlant de mon « insondable mauvaise foi intellectuelle » (05-03-2009)…c’est-à-dire en dotant sa critique d’une tonalité conspirationniste.
- De quelle compétence scientifique s’autorise notre journaliste économique pour avancer : 1) « Et aucun économiste de gauche qui a un peu travaillé sur la question ne prétend le contraire. » (18-02-2009), et 2) « ce diagnostic, contrairement à ce que laissent entendre David Cayla et Paul Quilès dans leur tribune, n’est contesté par aucun économiste sérieux » (05-03-2009) ? Les économistes Michel Husson (voir "Sur la compression salariale", note hussonet n°6, 28 février 2009, http://hussonet.free.fr/parsalh6.pdf) et Frédéric Lordon (voir « Le paradoxe de la part salariale », Les blogs du Diplo, 25 février 2009, http://blog.mondediplo.net/2009-02-25-Le-paradoxe-de-la-part-salariale) ont des analyses moins tranchées, manichéennes et arrogantes, bien qu’adossées à des compétences scientifiquement validées. On peut également renvoyer ici au débat contradictoire au sein du Conseil Scientifique d’ATTAC entre deux économistes (3 mai 2008, sur http://www.france.attac.org/spip.php?article8455) : Denis Clerc (« Quelle tendance pour les salaires dans la valeur ajoutée ? »), cité positivement par Grégoire Biseau, et Michel Husson (« Part des salaires : et pourtant elle baisse »).
- Le pluralisme des hypothèses et leur confrontation rationnelle, l’interrogation sur les différentes modalités de construction des faits, la reconnaissance d’une composante partielle et provisoire des connaissances scientifiques disponibles, la discussion argumentée d’une thèse et non l’affirmation dogmatique, etc. : il semble que Grégoire Biseau, comme d’autres journalistes manifestant une certain arrogance rhétorique, manque de culture intellectuelle en général et de culture scientifique en particulier. Ces faiblesses intellectuelles et scientifiques semblent alors compensées rhétoriquement par le niveau de certitude et d’arrogance des affirmations. Comme le notait le philosophe Ludwig Wittgenstein : « La certitude est, pour ainsi dire, un ton de voix dans lequel on déclare comment sont les choses, mais on ne conclut pas de notre propre ton de voix qu’il est fondé. » (De la certitude, manuscrit inachevé de 1949-1951, trad. franç., Gallimard, 2006, prop. 30, p.24).
- Souvent les critiques radicaux des ordres existants se laissent enfermés par les néoconservateurs dans une discours manichéen et simpliste, contribuant alors à doter les promoteurs du monde tel qu’il va de l’avantage de « la complexité », alors que pourtant les schémas néolibéraux sont intellectuellement tellement pauvres. Il est intéressant que, dans cette polémique là, le pluralisme, la complication et l’ouverture au doute soient du côté de la critique radicale et que le simplisme, le manichéisme et le dogmatisme soient du côté du journalisme néoconformiste.
- Il est étonnant que la rédaction de Libération n’ait pas demandé à son journaliste d’étayer un peu plus son argumentation, au lieu de répéter avec encore un peu plus d’arrogance infatuée ce qu’il avait dit la première fois sans tenir compte des arguments échangés. C’est un signe de l’effet de dégradation intellectuelle sur le débat public à laquelle la logique médiatique dominante conduit aujourd’hui, y compris dans la presse écrite de gauche. On ne s'en rend même plus compte quand on publie ainsi de la bêtise à l’état concentré ! Espérons que les nouvelles expériences plus hétérodoxes sur internet, comme Mediapart et Rue 89, pourront contribuer à rééquilibrer un peu les choses du côté d’une intelligence critique et pluraliste.
- On doit toutefois reconnaître à la rédaction de Libération l’honnêteté d’avoir publié deux articles critiquant un texte d’un de ses journalistes. Ce pluralisme minimal est rare et apparaît un acquis (fragile) dans la situation des médias aujourd’hui. Les médias privilégiant la critique sociale devraient s’en inspirer, car on ne voit pas pour l’instant Le Monde Diplomatique, par exemple, publier deux articles mettant en cause un écrit d’un de ses collaborateurs…