Ce texte vient de paraître, le 5 mai 2014, sur le site de réflexions libertaires Grand Angle (http://www.grand-angle-libertaire.net/). Sont reproduits ici des extraits (les coupures du texte intégral sont indiquées par : […]) et son plan.
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Corcuff-Démocratie-Grand Angle-mai 2014 (article intégral)
Nos prétendues « démocraties » en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique
(extraits)
Introduction
La critique sociale renvoie, tant dans les mouvements sociaux que dans les champs intellectuels (en particulier dans les sciences sociales), à des outils de décryptage de ce qui apparaît négatif dans les sociétés, avec les notions plus ou moins associées d’inégalités, d’injustices, de domination, d’oppression ou d’exploitation. Cette mise en cause s’appuie fréquemment sur l’intuition d’un positif, voire la vision d’une société idéale ou, du moins, d’une amélioration. Depuis les Lumières du XVIIIe siècle, on a souvent donné le nom d’émancipation à ce positif, mot qui pointe davantage un processus continu qu’un état achevé. En 1784, Kant parlait d’une « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle » (1). Aujourd’hui, bien après la naissance du mouvement socialiste et avec les apports des théories critiques modernes, on pourrait redéfinir l’émancipation comme une sortie des dominations dans la construction d’une autonomie individuelle et collective. Cette perspective suppose souvent le concours actif, individuel et collectif, de ceux qui sont soumis aux contraintes oppressives, c’est-à-dire une auto-émancipation.
La démocratie, entendue comme double idéal politique associé d’autogouvernement des personnes et des sociétés, a des accointances particulières avec l’émancipation et avec la critique sociale. Avec l’émancipation, car justement la visée politique d’autogouvernement en constitue une des figures majeures. Avec la critique sociale, car nous ne vivons pas aujourd’hui en démocratie à proprement parler, contrairement à ce qui se répète souvent dans les médias dominants et parmi les forces politiques dominantes, mais dans des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Je rejoins ici Cornelius Castoriadis qui parlait d’« oligarchies libérales » (2) et Jacques Rancière qui identifie des « États de droits oligarchiques » (3).
Dans ce cadre, j’examinerai dix présupposés, impensés et problèmes qui traînent dans nos sociétés contemporaines autour de « la démocratie » (4). Je serai succinct et synthétique sur les différents points, mais en gagnant en globalisation dans leur mise en rapport. Ma démarche se présentera comme à la fois critique et compréhensive vis-à-vis de la question de la démocratie. En creux de cette critique compréhensive de la démocratie, se dessinera en pointillés une philosophie politique alternative de la démocratie par rapport aux discours dominants, qui puisera cependant dans des traditions héritées et dans des intuitions ordinaires quant à la démocratie. Des ressources seront puisées pour ce faire dans la sociologie critique. L’amorce de réflexion proposée ici s’inscrit dans un cadre plus large de réinterrogation libertaire des « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation en ce début de XXIe siècle, menée dans plusieurs textes récents (5).
[…]
4) Un impensé oligarchique au cœur des régimes représentatifs professionnalisés
L’apologie des « démocraties réellement existantes » (et pratiquement peu existantes) comme les incitations multiples à « l’exercice de la citoyenneté » et à « la participation démocratique » tendent à faire comme si tout le monde avait le même accès aux possibilités et même à l’envie de participation. Une série d’inégalités pointées par les pensées critiques viennent ici provoquer des interférences.
Marx avait déjà commencé à pointer le problème dans son texte Á propos de la question juive, où il intervenait dans le débat sur la citoyenneté des juifs qui n’étaient pas à l’époque largement reconnue (9). Il était favorable à cette citoyenneté, mais en profitait pour réfléchir aux limites de la citoyenneté républicaine dans une perspective d’émancipation humaine plus large. Il écrivait notamment :
« L’État abolit à sa manière les distinctions de naissance, de rang social, d’éducation, de profession, quand il décrète que naissance, rang social, éducation, profession sont des distinctions non politiques; quand (...) il proclame que chaque membre du peuple participe, à titre égal, à la souveraineté populaire (...) Et pourtant, l’État laisse la propriété privée, l’éducation et la profession agir à leur façon » (10).
Marx considère que l’émancipation politique promue par la Révolution française constitue un « grand » mais bien insuffisant « progrès » (11). Car la scission entre le citoyen et l’individu privé juxtapose le domaine (restreint) de l’égalité politique et le champ (plus vaste) de l’inégalité sociale, économique et culturelle. Marx observe que les inégalités sociales restreignent et fragilisent l’égalité proclamée dans l’espace démocratique.
Pierre Bourdieu (12) et, à partir de ses concepts, Daniel Gaxie, dans son livre Le cens caché, ont approfondi sociologiquement depuis cette fragilité sociale de l’égalité démocratique. Le cens avec un c, visé par Gaxie, renvoie à cette époque historique où, en France, les citoyens devaient payer un certain niveau d’impôt pour pouvoir être électeurs. Aujourd’hui, un cens, caché cette fois, réapparaîtrait. Selon Bourdieu et Gaxie, puisant dans les inégalités à l’œuvre dans le reste du monde social (culturelles, raciales, coloniales et postcoloniales, entre genres, générations, etc.), une nouvelle forme d’inégalité, proprement politique cette fois, s’institue entre les professionnels de la politique et les citoyens ordinaires. Cette domination politique instaure des barrières (d’autant plus efficaces que peu visibles) vis-à-vis de la participation des citoyens, un cens caché. Cette barrière est d’autant plus élevée que les personnes sont démunies en ressources économiques et culturelles, et qu’elles sont dévalorisées dans la société. Ces barrières passent notamment par le langage. Gaxie écrit ainsi :
« l’exercice de la profession politique est lié à la manipulation d’un langage spécifique (...) un langage de professionnel. La maîtrise de ce langage par les agents du champ politique est à l’origine de l’incompétence relative des autres agents sociaux et tend à les déposséder de leurs possibilités d’intervention dans les activités politiques » (13).
Car l’autre face de cette dépossession démocratique est la constitution d’une oligarchie de représentants professionnalisés, dont Max Weber et Roberto Michels ont été parmi les premiers sociologues. En s’appuyant notamment sur une des études pionnières consacrée à un parti politique de masse, le parti social-démocrate allemand, Michels (14) proposait une critique libertaire de la tendance à la monopolisation des pouvoirs dans les mains des représentants et des professionnels de la politique au sein d’institutions se voulant démocratiques. Il pointait donc une tendance oligarchique présente au cœur des régimes à idéaux démocratiques fonctionnant à la représentation. Il avançait ainsi : « une représentation permanente équivaudra toujours à une hégémonie des représentants sur les représentés » (15).
C’est dans ce quadruple sillage de Weber, Michels, Bourdieu et Gaxie que, au sein de la science politique critique française, Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki ont analysé la professionnalisation et la dépopularisation du Parti socialiste (16) ou que Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen ont diagnostiqué la montée d’une « démocratie de l’abstention » (17).
Les illusions quant à « la démocratie réalisée » ou les incitations à la participation démocratique passent le plus souvent à côté du couple dépossession/oligarchie dans les régimes représentatifs professionnalisés modernes à idéaux démocratiques.
[…]
En guise de conclusion : la démocratie comme horizon, pari et « transcendance relative »
Sur quelle approche globale de la démocratie débouche la critique compréhensive de la démocratie esquissée ici ? Si on parle de démocratie en tant qu’idéal, cela signifie qu’on ne la considère pas comme une donnée « naturelle » des sociétés humaines, ni comme quelque chose de complètement inscrit dans les faits, ou comme un mouvement inéluctable, mais comme une construction historique fragile, partielle, lacunaire, toujours inaboutie, toujours à recommencer et à améliorer, dans un écart entre cet idéal et des réalisations limitées, voire déformées. Dans cette perspective, la démocratie apparaît comme un pari. Jacques Derrida a écrit des choses éclairantes sur un tel pari démocratique dans son livre Spectres de Marx. Il a ainsi défini la démocratie comme une « promesse », plus précisément comme :
« l’ouverture (d’un) écart entre une promesse infinie et les formes déterminées, nécessaires mais nécessairement inadéquates de ce qui doit se mesurer à cette promesse » (35).
Le pari démocratique se présenterait comme un horizon par rapport auquel on pourrait réduire l’écart sans pouvoir le supprimer. Car on n’atteint jamais un horizon, il nous offre seulement des repères pour avancer. Partant, les institutions démocratiques apparaîtraient tout à la fois « nécessaires », comme inscriptions lacunaires et provisoires d’un idéal démocratique, toujours pour partie déformé par des logiques socio-historiques de domination, et « nécessairement inadéquates », car toujours en deçà de cet idéal démocratique supposant comme un mouvement perpétuel d’amélioration et de conquête. L’idéal démocratique lui-même n’aurait rien d’intemporel mais aurait aussi une histoire, et continuerait à se redéfinir au cours du temps, à travers des expériences, des luttes, des réflexions et des débats.
Cette approche de l’idéal démocratique comme pari et horizon apparaît particulièrement importante au vu de la faiblesse des dispositifs démocratiques dans nos régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Et idéal démocratique et critique sociale ont alors nécessairement partie liée. La démocratie, dans ce cadre, participe de ce que j’ai caractérisé il y a quelques années comme des « transcendances relatives » (36). Qu’est-ce que j’entends par là ? Non pas la prétention à la résolution magique d’une antinomie via un oxymore (le fait d’accoler « transcendances » et « relatives »). Plutôt une notion et un problème s’efforçant de déplacer (et non pas de dépasser) l’opposition entre la transcendance et la relativité, en maintenant toutefois dans une inspiration proudhonienne un espace de tensions. Des transcendances qui n’auraient pas un caractère absolu, mais qui intégreraient des fragilités. Des valeurs qui seraient bien immanentes (issues de notre monde terrestre), mais qui fonctionneraient comme des repères, un peu au-dessus de nos têtes afin de nous aider à nous orienter. Dans cette configuration, il n’y aurait pas de garantie définitive à l’aventure humaine, sans pour autant qu’elle ne se dissémine dans une forme de nihilisme « postmoderne ».
Notes :
(1) Emmanuel Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1e éd. : 1784), in Vers la paix perpétuelle, etc., trad. franç. de J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, p.43.
(3) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p.81.
(4) Une première version de ce texte a été présentée sous le titre « De quelques présupposés et points aveugles des idéaux démocratiques » au colloque international « Quelle(s) critiques pour la démocratie ? », organisé par le laboratoire Philosophie des normes (EA 1270) à l’Université de Rennes 1, les 11-12 avril 2013.
(5) Voir notamment Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012, et La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.
(9) Par contre, on trouve dans la deuxième partie d’Á propos de la question juive quelques traces de stéréotypes antisémites ; preuve que même une telle figure critique, par ailleurs arrière-petit-fils (du côté maternel), petit-fils et neveu de rabbins (du côté de son père, converti au protestantisme pour pouvoir exercer sa profession d’avocat), qui sera par la suite victime à plusieurs reprises de l’antisémitisme, a pu un court moment être soumis à certains préjugés de son temps.
(10) Karl Marx, Á propos de la question juive (1e éd. : 1844), dans Œuvres III, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, pp.355-356.
(11) Ibid., p.358.
(12) Voir notamment le recueil de textes de Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, collection « Points Essais », 2001.
(13) Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p.95.
(15) Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1e éd. : 1911), trad. franç. de S. Jankelevitch, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1971, p.38.
(16) Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, collection « Savoir/Agir », 2006.
(17) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, collection « Folio-Actuel », 2007.
(35) Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.111.
(36) Dans Philippe Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, collection « Individu et Société », 2002.
* Plan de l’article intégral (en gras les extraits reproduits dans ce billet) :
Introduction
1) Un présupposé anthropologique : la désirabilité naturelle de la participation démocratique
2) L’hésitation entre deux présupposés quant aux visions du citoyen : atomisme et collectivisme
3) Un présupposé républicard quant aux rapports entre pluralité humaine et espace commun
4) Un impensé oligarchique au cœur des régimes représentatifs professionnalisés
5) Un impensé étatiste
6) Nationalisme méthodologique
7) Un impensé misérabiliste dans les critiques de « l'aliénation » en démocratie
8) Une illusion « basiste » dans les critiques de la représentation politique
9) Une équation difficile léguée par Marx : minorités actives et majorité dans l'émancipation démocratique
10) Une tension difficile à assumer pour l'intellectualité démocratique : logique démocratique et logique de compétence
En guise de conclusion : la démocratie comme horizon, pari et « transcendance relative »