Dans le sillage du récent appel à « une contre-offensive intellectuelle et politique » de Geoffroy de Lagasnerie et d’Edouard Louis, un diagnostic critique et quelques pistes…
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Ce texte m’a été commandé par le journal L’Humanité, avec d’autres contributions publiées dans les pages « Débats & Controverses » entre le lundi 5 et le jeudi 8 octobre 2015 [réservées aux abonnés sur le site humanite.fr], en prolongement du fort utile « Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique » de Geoffroy de Lagasnerie et d’Edouard Louis (Mediapart, 26 septembre 2015) et en réponse à la question : « Comment les penseurs de l’émancipation peuvent-ils réinvestir l’espace public ? ». Il a paru le mercredi 7 octobre 2015 sous le titre « La production d’idées émancipatrices globales ».
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Dans le climat d’une certaine atonie des milieux intellectuels de gauche face à la prégnance de thèmes néoréacs dans l’espace idéologique et politique, l’appel de Geoffroy de Lagasnerie et d’Edouard Louis à « une contre-offensive intellectuelle et politique » doit être salué. Un petit bémol toutefois quant à leur éclairant texte : il n’y a pas de raison de laisser le mot « peuple » aux usages néoconservateurs qui le dotent d’une fermeture culturelle fantasmée.
Oui, le moment est périlleux, dans le sens où l’extrême droitisation, en tant qu’aimantation tendancielle des discours politiques et idéologiques publics par une glu nationaliste, discriminatoire et xénophobe, progresse. Or, la gauche sociale-libérale de gouvernement est affectée par cette aimantation et sa politique, continuant à fracturer les couches populaires et moyennes de la classe salariale, nourrit des frustrations délétères.
Quant à la gauche radicale qui a réémergé en 1995, elle semble le plus souvent hors jeu. Elle n’est d’ailleurs pas aussi immunisée qu’on aurait pu le croire, dans certaines de ses franges militantes, sympathisantes et intellectuelles en tout cas, vis-à-vis d’intersections avec la confusion ambiante. Ainsi la critique structurelle du capitalisme ayant reculé dans la conscience publique, la focalisation conspirationniste sur des manipulations cachées s’étend. La défense légitime de la laïcité peut déborder de relents islamophobes. La nécessaire critique de la politique coloniale de l’Etat d’Israël n’évite pas toujours les ambiguïtés antisémites. L’opposition fallacieuse entre le « social » et le « sociétal » conduit certains à reculer sur les droits des femmes (la moitié de la population !) et des homosexuels. Les déboires de la Grèce face aux diktats néolibéraux de l’Union européenne mènent certains sur les pentes casse-gueule de la mythification de la nation et de l’oubli des solidarités internationalistes. La dénonciation, vide d’un point de vue éthique et politique, du « politiquement correct » et de « la bien-pensance » remplace volontiers la critique sociale émancipatrice.
Mais « que faire ? », comme disait l’autre, devant cette déréliction intellectuelle et morale à gauche ? Des pistes, pas sur les solutions précises à apporter, qui dépendent des délibérations démocratiques et non des universitaires, mais sur la méthode, s’esquissent : une double re-popularisation et ré-intellectualisation des gauches dans leur ensemble. Des espaces sont à créer où les paroles populaires pourraient s’exprimer dans leurs diversités culturelles et individuelles, les intelligences ordinaires fabriquées à partir des expériences conquérir une légitimité, et cela contre la prétention à la monopolisation du « peuple » par des discours nauséabonds venant d’en haut.
Par ailleurs, de nouvelles aires de dialogues critiques, de confrontations et de coopérations sont à trouver entre mouvements sociaux, syndicats, praticiens d’expérimentations alternatives, organisations politiques, intellectuels, journalisme indépendant, artistes subversifs et citoyens. Ce que j’appelle une intellectualité démocratique. Cela afin de résister à la double face du contexte idéologique dominant parmi les Z’élites : néolibérale er néoréac. Mais ces résistances risquent d’être entravées si de nouvelles boussoles émancipatrices ne sont pas confectionnées afin d’éviter que trop de monde ne se perde dans le brouillard. Ce qui est en jeu, c’est donc aussi la production d’idées critiques et émancipatrices globales et renouvelées à partir des traditions héritées. Chiche ?
Derniers ouvrages parus : Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Editions Textuel, 2014) et Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (Editions du Monde Libertaire)
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En complément :
* « Je conchie l’air du temps néoréac » (Libération, 6 octobre 2015, repris sur Mediapart, 7 octobre 2015)
* l’interview publié par Siné mensuel d’octobre 2015, n° 46 : « La gauche radicale en pleine confusion »