Des sympathisants du Front de gauche se livrent depuis les débuts de la campagne présidentielle à une guérilla de l’intolérance sur Mediapart contre les blogueurs et les journalistes jugés trop hérétiques (la plupart !)...
Certes la plume (la souris ?) polémique, voire pamphlétaire, cela peut opportunément secouer les évidences routinières et réveiller les esprits assoupis. Mais entre une dose légitime de polémique et des tombereaux de langue d’acier, d’agressions verbales, d’attaques ad hominem et de remarques insultantes : il y a un fossé, allégrement franchi par quelques dizaines de sympathisants du Front de gauche depuis plusieurs mois sur notre site préféré. Il est sain de défendre ses convictions dans des échanges argumentés : c’est une des composantes centrales de la logique démocratique. Il apparaît moins démocratiquement productif de se contenter de flinguer à tout va tout ce qui n’est pas estampillé mélenchoniste (« Aux quat' coins d'Paris qu'on va l'retrouver éparpillé par petits bouts, façon Puzzle », selon l’ami Blier dans Les tontons flingueurs), de dégommer tous ceux qui osent introduire une once de distance vis-à-vis du « Grand Homme », de confondre agressivité et argumentation, intolérance et pluralisme. Ces quelques dizaines d’excités ont travesti les aspirations démocratiques qui s’exprimaient à travers les échos rencontrés par la campagne de Mélenchon en quelque chose comme une église sectaire et dogmatique empestant l’encens plutôt que de favoriser la raison critique.
Exprimer un point de vue proche du NPA, d’Europe Ecologie-Les Verts ou du PS lors des récentes campagnes présidentielle et législative conduisait presque immanquablement à une occupation de votre blog par des beuglements hargneux et répétitifs. « Mais comment est-il possible de penser différemment de Moi ? », semblaient dire ces obsédés de la souris. Et comme ils tendaient à assimiler leurs narcissismes individuels et collectif au « Peuple », ils suggéraient même : « Comment est-il possible de penser différemment du Peuple ? » Sus aux « traîtres » de tous poils ! L’ami Jacques Fortin, militant du NPA, a même fini par fermer dès le départ les commentaires de ses billets pour éviter le carnage rhétorique. On en aurait été presque à regretter la bonhomie stalinienne de Jacques Duclos et la gouaille autoritaire de Georges Marchais !
Et alors que Mediapart a beaucoup fait pour visibiliser la candidature de Mélenchon (songeons à l’énorme différentiel de traitement avec Philippe Poutou !), ses journalistes étaient sans arrêt suspectés d’être des « suppôts des nouveaux chiens de garde médiatiques » et des « vendus au néolibéralisme ». Cela a culminé avec l’avalanche de noms d’oiseaux qui s’est abattu sur Stéphane Alliès suite à son récent article « Couacs de campagne au Front de gauche » (3 juin 2012).
« La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement », clamait en 1918 Rosa Luxemburg de sa prison allemande contre la politique de Lénine et Trotsky au cours des premiers pas de la Révolution bolchevique [1]. Dans une veine analogue, Marx, héritier critique du libéralisme politique, se moquait déjà, dans un de ses articles de jeunesse contre la censure et pour la liberté de presse, des esprits « critiques » qui n’admettaient pas en pratique (même s’ils le faisaient rhétoriquement) la contradiction : « Or la critique ne perd-elle pas son caractère rationnel (…) quand elle veut exercer la critique, mais non la tolérer (…) quand, enfin, elle est si peu critique, qu’elle confond un individu avec la sagesse universelle, des jugements d’autorité avec des verdicts de la raison (…) ? » [2] Et Marx d’ajouter : « l’absence de liberté de la presse rend illusoires toutes les autres libertés » [3].
Par rapport à ces principes, que d’incohérences parmi ces affidés trop zélés du Front de gauche ! « La révolution citoyenne » dont se réclame le Front de gauche ne suppose-t-elle pas un pluralisme étendu et un large débat démocratique, et donc que la possibilité de critiquer le Front de gauche et Mélenchon soit garantie et même défendue ? La critique de la domination de grands groupes économiques et financiers sur les médias n’appelle-t-elle pas un élargissement de la liberté de la presse, et non pas sa restriction, et donc une extension des espaces de critique du Front de gauche et de Mélenchon ? Développer l’indépendance des médias vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques n’est-ce pas aussi préserver l’indépendance des médias vis-à-vis du Front de gauche ? Opposer à la propagande néolibérale, une contre-propagande, qui lui ressemble, non pas dans son contenu politique mais dans sa prétention hégémonique comme dans son caractère homogène et fermé, est-ce un moyen de développer l’esprit critique du citoyen ou une autre façon de l’annihiler ? S’agit-il alors de substituer à « la pensée unique » néolibérale une autre « pensée unique » ? L’horizon du « penser par soi-même » réouvert par les Lumières du 18ème siècle n’implique-t-il pas un « penser contre soi-même » ouvert à la critique de ses propres préjugés et de ceux sa famille politique ? Camarades du Front de gauche les plus intolérants et agressifs sur Mediapart : encore pas mal d’efforts pour devenir simplement républicains et démocrates !
Mon appel à une vigilance démocratique et libertaire parmi les mediapartiens ne vise ni Jean-Luc Mélenchon, ni les militants du Front de gauche en général, mais seulement les quelques-uns qui ont nourri une ambiance délétère sur Mediapart ces derniers temps. Il est même possible que cette attitude détestable ait pu éloigner du Front de gauche certains de ses sympathisants initiaux. Ceux qui par leur agressivité et leur intolérance ont contribué à pourrir la vie mediapartienne de ceux qui ont des points de vue différents comme de ceux, encore plus nombreux, qui s’expriment pas ou peu dans les commentaires, n’ont pas d’opinions définitivement arrêtées et s’efforcent de glaner ici et là des ressources pluralistes pour nourrir leur jugement.
Nombre de ceux-là ne sont-ils pas alors tentés de lancer un salutaire et anarchiste :
Ni Mélenchon, ni maître !
Notes :
[1] R. Luxemburg, La révolution russe (1918), dans Réforme sociale ou Révolution ? et autres textes politiques, Paris, éditions Spartacus, 1997, p.177.
[2] K. Marx, « Débats sur la liberté de la presse et publicité des débats parlementaires » (mai 1842), dans Œuvres III, éd. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 171.
[3] Ibid., p.197.