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Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Billet de blog 14 mars 2014

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Sourire aux larmes au ciné : Le sens de l’humour de Marilyne Canto

Aller au ciné pour retrouver le goût mélancolique de l’ordinaire : le premier long métrage de Marilyne Canto, "Le sens de l’humour", nous en donne l’occasion, en nous remémorant des chansons oubliées de Barbara, Maxime Le Forestier et Michel Berger/France Gall...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Elise (Marilyne Canto, actrice et réalisatrice) vit seule à Paris avec son fils Léo (Samson Dajczman) dont le père est mort. Elle entretient des rapports compliqués et erratiques avec Paul (Antoine Chappey), son amant. Le tragique est tapi dans les ombres du quotidien, mais ne paralyse pas le cours de la vie. Le passé, à travers la figure de l’homme disparu, donne certes des tonalités mélancoliques à la vie qui va, pèse sur elle, l’étouffe à certains moments, tout en laissant passer des plages de tendresse et de plaisir, voire de joie.

LE SENS DE L'HUMOUR Bande Annonce (2014) © Bandes Annonce Cinéma

« Le mort saisit le vif ! » écrit Marx dans la préface au premier livre du Capital (1867) : le passé mort s’empare facilement du présent vivant. On pense à une chanson de Barbara, « Attendez que ma joie revienne » (1964), où finalement un nouvel amour semble impossible :

Barbara - Attendez Que Ma Joie Revienne © Beaudry Nicolas

Barbara n’arrive pas à regarder ici sa vie hors du rétroviseur :

« Mais c'est trop tôt pour dire je t'aime,

Trop tôt pour te l'entendre dire.

La voix que j'entends, c'est la sienne.

Ils sont vivants, mes souvenirs.

Pardonne-moi : c'est lui que j'aime.

Le passé ne veut pas mourir. »

Dans Le sens de l’humour, Elise longe à plusieurs reprises ce cheminement nostalgique, mais ne s’y résout pas. Elle hésite entre plusieurs sentiers. Tour à tour angoissée, indécise, féroce, lumineuse… « C’est le sentiment habituel de notre imperfection », écrivait en 1765 à propos de la mélancolie l’Encyclopédie dirigée par d’Alembert et Diderot. La mélancolie du quotidien, dont est tramé le film de Marilyne Canto, explore les multiples imperfections ordinaires qui sont les nôtres, avec le poids des grands malheurs et les percées des petits bonheurs. Cela est filmé avec retenu, sans esbroufe, dans une économie de mots et d’effets, avec des paroles qui écorchent ou qui caressent, des mains qui se cherchent, des regards qui interrogent. La caméra suit au plus près les corps, les déplacements de tous les jours, les incertitudes des situations triviales. Tout à la fois le poids et la légèreté métaphysiques de nos existences fragiles sont replacés au cœur du banal. L’actrice Maryline Canto exprime une diversité de couleurs. Antoine Chappey a la bienveillance du taiseux ouvert à l’inédit. Deux comédiens tout en finesse, sous-utilisés par un cinéma français trop obsédé par les acteurs bankable.

L’enfermement nostalgique dans le passé ne gagnera pas. Le film ouvre des peut-être utopiques dans les failles de l’ordinaire. La mélancolie peut prendre un visage souriant, à la manière d’une chanson de Maxime Le Forestier, « Je veux quitter ce monde heureux » (1978) :

Maxime Le Forestier Je veux quitter ce monde heureux © Fernado medina colìn

« Sourire aux larmes » chante Maxime, accompagné ici par Véronique Sanson, mettant en tension mélancolie et joie, en nous introduisant à la polyphonie du Sens de l’humour.

Un sens de l’humour face au tragique, dans la mélancolie, comme façon de ne pas s’abandonner au désespoir sans pour autant oublier l’expérience de la tristesse. C’est un peu aussi ce que nous chantonne Michel Berger à travers la voix de France Gall dans « Évidemment » (1987) :

France Gall "Evidemment" © Shakura

Le rire est encore possible nous dit Marilyne Canto, mais pas un rire se déployant sur l’oubli :

« Évidemment, évidemment

On rit encore

Pour des bêtises

Comme des enfants

Mais pas comme avant. »

Entre le « on rit encore » et le « pas comme avant » s’insinue la douce musique mélancolique du Sens de l’humour.

Précipitez-vous dans votre salle de cinéma préférée, car très bientôt le film va disparaître de nos écrans. « Loi du marché » oblige !

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