Après maintes hésitations, j’ai opté au premier tour de la présidentielle pour Mélenchon par pragmatisme antifasciste. J’ai ainsi tenté d’appuyer la fragile possibilité de non-qualification de Marine Le Pen au second tour. J’ai pris le risque des ambiguïtés confusionnistes pour essayer de freiner le danger d’extrême droite.
Cependant, si Mélenchon avait atteint le 2ème tour, j’aurais voté blanc dans un face-à-face Macron-Mélenchon. Pourquoi ? Au niveau de la politique sociale et écologiste, les propositions de Mélenchon constituent nettement un mieux par rapport au cadre néolibéral d’Emmanuel Macron, même si cela demeure éloigné de la perspective anticapitaliste et libertaire qui est la mienne. Au niveau socio-psychologique, son autoritarisme, qui a explosé dans divers épisodes publics, apparaît plus important que celui du verticalisme technocratique de Macron. Quant au niveau du conflit ukrainien et des relations internationales en général, il est à redouter que sa politique ait pu être et soit beaucoup plus inquiétante que celle de Macron. Enfin, si Mélenchon avait fait un trop bon score face à Macron, sans pour autant le battre, cela aurait donné des forces supplémentaires aux dérèglements confusionnistes de la gauche qu’il a incarnés de manière réitérée (comme le documente mon livre La grande confusion), en le mettant encore davantage au centre de l’avenir de la gauche et en contrecarrant les possibilités de réinvention d’une gauche d’émancipation.
Aujourd’hui, le pragmatisme antifasciste réclame résolument de battre le danger « postfasciste » incarné par Marine Le Pen et donc de mettre un bulletin Macron dans l’urne sans état d’âme. Mélenchon et Macron sont les deux locuteurs confusionnistes les plus cités parmi les politiciens dans La grande confusion, et j’ai pourtant voté Mélenchon au premier tour… Car si le confusionnisme facilite dans la période actuelle la dynamique ultraconservatrice, les formations discursives confusionniste et ultraconservatrice sont distinctes, la seconde représentant le péril principal. Certes, le facteur « confusionnisme » ne constitue pas le seul élément à prendre en compte dans le jugement politique aujourd’hui, et il y a aussi le néolibéralisme économique qui sépare Macron de Mélenchon. Cependant il faut prendre garde à ne pas mettre un doigt, qui serait justifié par l’hostilité à l’actuel président, dans une critique du néolibéralisme appuyant une politique xénophobe et nationaliste d’extrême droite. Car, sous couvert de sanctionner la politique, effectivement détestable, de Macron, il n’y aucune raison que nous nous punissions nous-mêmes, par un masochisme non conscient de lui-même, en contribuant à installer l’extrême droite au pouvoir pour un temps indéterminé. Ce qui affectera peu la situation d’Emmanuel Macron lui-même, mais surtout la nôtre.
Au soir du 1er tour de la présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon est apparu moins ambigu qu’au soir du premier tour de 2017, alors qu’il était tenté hier par un rejet symétrique de Le Pen et de Macron. Toutefois, il s’est arrêté en chemin en reprenant la position exprimée sur TF1 le 30 avril 2017, avant le second tour de la dernière élection présidentielle du 7 mai 2017, par un appel à ne pas voter Marine Le Pen. Un net coup d’arrêt au brouillage confusionniste de la frontière symbolique avec l’extrême droite engagerait à appeler à voter contre l’extrême droite en mettant un bulletin Macron dans l’urne. Le choix final laissé à une consultation électronique des sympathisants de La France insoumise a peu de chance, au vu de leurs divisions probables sur cette question et comme la dernière fois, de déboucher sur cette clarification souhaitable. Si Mélenchon et son entourage ont utilisé l’argument de l’extrême droite pour alimenter le « vote utile » en leur faveur au 1er tour, ils ne font donc pas toute leur part contre l’extrême droite au 2ème tour, par une position demeurant partielle et ambiguë. Ce qui apparaît particulièrement dangereux à un moment où l’écart entre Macron et Le Pen s’est resserré et où jamais la menace d’une victoire de l’extrême droite n’a été aussi forte. Souhaitons que Jean-Luc Mélenchon, en tant que personne, et que le Parlement de l’Union Populaire, en tant qu’entité collective, connaissent un sursaut de clarification éthique sur ce point décisif d’ici le 24 avril. Autrement, ils porteraient une responsabilité importante pour l’avenir en consolidant les jeux dynamiques du confusionnisme et de l’extrême droitisation, à un moment où nous sommes vraiment au bord du précipice politique pour la première fois sous la Ve République …
* Ce texte a été publié en Post-scriptum « après le 1er tour de l’élection présidentielle » d’un entretien autour du livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, mars 2021) réalisé par Julien Chanet, entre décembre 2021 et mars 2022, et publié le 11 avril 2022 sur le site de la revue Multitudes sous le titre « Extrême droitisation, confusionnisme et émancipation. Batman contre Zemmour et Poutine ? ».
Post-scriptum (14 avril 2022)
Dans sa lettre de présentation de la « Consultation pour le second tour » des sympathisants de l’Union populaire datée du 13 avril 2022, Jean-Luc Mélenchon fait un pas de plus dans la bonne direction antifasciste, en désymétrisant plus radicalement les deux candidats présents au 2e tour :
« Cependant, l’un et l’autre ne sont pas équivalents. Marine Le Pen ajoute au projet de maltraitance sociale qu’elle partage avec Emmanuel Macron un ferment dangereux d’exclusion ethnique et religieuse. Un peuple peut être détruit par ce type de division. Nous savons tous qu’elle n’égale aucun autre maux. »
Cependant, il n’en tire pas explicitement les conséquences pratiques en maintenant l’absence de « consigne » de sa part. C’est une erreur dans le cadre d’un second tour périlleux. Toutefois, il peut encore faire un pas supplémentaire d’ici le 24 avril en indiquant clairement qu’il mettra personnellement un bulletin Macron dans l’urne.