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Billet de blog 15 juillet 2009

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L’ennemi dans la glace ? D’Alain Chamfort à Maurice Merleau-Ponty

« L’ennemi dans la glace », chanson tirée de l’album Neuf (1993) d’Alain Chamfort, n’est pas sans poser de passionnantes questions philosophiques…Á redécouvrir !

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« L’ennemi dans la glace », chanson tirée de l’album Neuf (1993) d’Alain Chamfort, n’est pas sans poser de passionnantes questions philosophiques…Á redécouvrir !

Les paroles sont de Jacques Duvall, la musique d’Alain Chamfort et Marc Moulin.

L'ennemi dans la glace (paroles)

Il y a dans ma maison quelqu'un dont j'me méfie

qui me défie

qui s'assied à ma place, qui m'ressemble comme un frère

qui respire mon air

L'ennemi dans la glace

dont le regard me glace

sourit mais j'le connais bien

L'ennemi dans la glace

dont le regard me glace

il me veut pas du bien

Il y a chez moi un hôte indésirable

insaisissable

qui vit sous mon toit, qui dort dans mon lit

qui jamais ne m'oublie

L'ennemi dans la glace

dont le regard me glace

sourit mais moi j'le connais

L'ennemi dans la glace

dont le regard me glace

il m'laissera pas en paix

Dehors je croise des étrangers

des ombres qui marchent dans le noir

Ce n'est pas d'eux que vient le danger

mais je reconnais chaque soir

mon pire ennemi dans ce miroir

Je m'souviens de l'homme que j'étais, mais un traître

l'a fait disparaître

Et moi, qui je suis ? chasseur ou chassé ?

Qu'est-ce qui s'est passé?

L'ennemi dans la glace

dont le regard me glace

Sourit mais j'le connais bien

L'ennemi dans la glacedont le regard me glace

il me veut pas du bien

Dehors je croise des étrangers

des ombres qui marchent dans le noir

Ce n'est pas d'eux que vient le danger

mais je reconnais chaque soir

mon pire ennemi dans ce miroir

Promenade philosophique

Cette chanson (et le clip) nous invite à une promenade philosophique mélancolique. Des philosophes, bien sûr, mais aussi des chanteurs, des romanciers, des cinéastes ou des auteurs de BD peuvent nourrir nos pérégrinations philosophiques. Le recours à la diversité de ces supports (ces bouts de textes, ces images et ces sons qui trottent dans nos têtes) souligne notre fragilité intellectuelle. Ils sont malaisés, mais en même temps parfois exaltants, les sentiers qui nous mènent à la possibilité ténue du « penser par soi-même ». Laissons ceux qui croient que, spontanément, sans efforts et sans béquilles, sans ces géants intellectuels sur les épaules desquels nous nous juchons bien maladroitement, ni ces chansonnettes qui nous entraînent dans des vagabondages, ils ont « une pensée personnelle » à leurs illusions. Peut-être que notre petite touche personnelle sur le plan intellectuel consistera au mieux dans les embrouillaminis et les quelques clartés d’un parcours singulier à travers des morceaux de pensée plus ou moins consistants ou volatiles énoncés par d’autres. Mais sommes-nous, individuellement, autre chose qu’un creuset à chaque fois unique de relations sociales ?

Deleuze…

Quand aujourd’hui la critique se tourne trop obsessionnellement vers les autres, sous la figure du ressentiment, par exemple à travers la trame narrative à la mode du « complot » [1] ou les fantasmes sécuritaires et/ou racistes, elle loupe une partie de l’origine des problèmes quotidiens qui nous assaillent : notre propre implication dans ces problèmes. Gilles Deleuze, en commentant Nietzsche, nous a aidé à tracer un idéal-type du ressentiment qui pointe ses écueils :« L’homme du ressentiment est par lui-même un être douloureux : la sclérose ou le durcissement de sa conscience, la rapidité avec laquelle toute excitation se fige et se glace en lui, le poids des traces qui l’envahissent sont autant de souffrances cruelles. Et plus profondément la mémoire des traces est haineuse en elle-même par elle-même. (…) Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas sa méchanceté, mais (…) sa capacité dépréciative. (…) Nous devinons ce que veut la créature du ressentiment : elle veut que les autres soient méchants, elle a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bonne. Tu es méchant, donc je suis bon (…)» [2].

Le ressentiment est une façon de traiter nos vieilles écorchures et nos rhumatismes sur le dos exclusif des autres. Elle apparaît alors comme une autoglorification détournée, une autopromotion qui ne s’ose pas tout à fait. Dans le « Tu es méchant, donc je suis bon », le « je suis bon » demeure implicite, mais il est souvent bien là ! Toutefois, paradoxalement, le ressentiment ne débouche pas en général sur l’apaisement, mais sur une autocombustion des aigreurs.

Rimbaud, Abd Al Malik, Gontcharov…

Á l’inverse, la chanson d’Alain Chamfort nous oriente vers une interrogation critique sur soi, afin de nous détacher de ces évidences gluantes entre soi et soi. « L’ennemi » ce n’est pas seulement « l’autre », à l’extérieur, mais il est aussi en soi.« Dehors je croise des étrangers/des ombres qui marchent dans le noir/Ce n'est pas d'eux que vient le danger »…Comme le risquait déjà Arthur Rimbaud :« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. » [3]

Ainsi je est pluriel, ambivalent, ambiguë, fuyant...comme le clip d’Alain Chamfort le met en scène ; ce qui est souvent reproché justement aux « autres », dans une dissymétrie de jugement tellement courante. « Les autres, les autres, c'est pas moi c'est les autres/Les autres.... » chante, dans un autre style musical, Abd Al Malik [4]. Le personnage de Stolz, dans le classique de la littérature russe d’Ivan Gontcharov, Oblomov, fait ici figure d’exception :« Il ouvrait son parapluie le temps qu’il pleuvait, autrement dit, il souffrait le temps que son chagrin durait. D’ailleurs, s’il souffrait, c’était avec dépit et fierté, sans soumission timide, et il n’endurait sa peine avec patience que parce qu’il s’en attribuait la cause, au lieu de l’accrocher, comme une veste, au clou d’autrui.Il goûtait une joie comme une fleur cueillie en chemin, jusqu’à ce qu’elle se fanât entre ses mains, sans jamais boire le calice jusqu’à la goutte d’amertume qui repose au fond de toute jouissance. » [5]

Wittgenstein…

Cependant s’interroger sur soi n’est pas une chose simple. Le « se connaître soi-même » n’est peut-être pas plus facile que le « connaître les autres ». Car il y un fatras de préjugés, d’habitudes, d’autojustifications et d’autocomplaisance à secouer. « Rien n'est aussi difficile que de ne pas se leurrer soi-même. », notait Ludwig Wittgenstein [6]. Comme l’exprime la chanson de Chamfort, il y a quelque fois là quelque chose d’« insaisissable ».D’autant plus qu’avec le temps, je me transforme et ne me reconnais plus. L’autre du « Je est un autre », ce sont aussi des rôles sociaux et des personnalités qui se sont succédés et entrecroisés au fil des années. Je est historiquement stratifié. Dans cette perspective, la question du « traître » n’apparaît pas non plus seulement posé à l’extérieur (par exemple, à travers les figures du « traître » qu’ânonnent si fréquemment les rancoeurs de mes camarades des gauches critiques : « BHL », « Alain Finkielkraut », «André Glucksmann», « Philippe Val »…), mais aussi à chacun de nous : « Je m'souviens de l'homme que j'étais, mais un traître/l'a fait disparaître/Et moi, qui je suis ? chasseur ou chassé ?/Qu'est-ce qui s'est passé? »

Merleau-Ponty ?

On ne peut pourtant pas en rester là. L’interrogation obsessionnelle sur soi peut, dans nos cultures narcissiques, passer à côté d’un fait sociologique massif : nous ne sommes qu’un petit bout (certes trop souvent participant, ce qu’Étienne La Boétie appelait au XVIème siècle « la servitude volontaire ») dans ce qui nous arrive. D’autant plus que la phase néolibérale du capitalisme a tendu à effacer des discours dominants le poids des structures sociales pesant sur les personnes au profit de la toute-puissance de « la responsabilité individuelle » : si j’échoue dans mes études, si je suis au chômage, si je suis mal payé, si je vis dans la précarité, etc. ce serait de MA faute…Le néocapitalisme fonctionne ainsi de plus en plus à l’autoculpabilisation, comme l’ont mis en évidence certaines analyses sociologiques [7]. On a affaire à une autre forme d’autocombustion que le ressentiment, également à éviter.

Maurice Merleau-Ponty a signalé une piste alternative, face aux excès du ressentiment et de la culpabilité : le tissu des relations sociales qui nous constituent et nous enserrent, qui peuvent même se chosifier en structures sociales impersonnelles, mais qui ne pourraient perdurer sans notre participation. Á méditer :« Il y a une égale faiblesse à ne s'en prendre qu'à soi-même et à ne croire qu'aux causes extérieures. D'une façon ou de l'autre, c'est toujours tomber à côté. Le mal n'est pas créé par nous ou par d'autres, il naît dans ce tissu que nous avons filé entre nous et qui nous étouffe. Quels nouveaux hommes assez durs seront assez patients pour le refaire vraiment ? » [8]

Notes :

[1] Voir mon billet sur Mediapart :« "Le complot" ou les mésaventures tragi-comiques de "la critique" » (1ère éd. : avril 2005 sur Calle Luna), 19 juin 2009.

[2] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, pp.133, 134 et 136.

[3] A. Rimbaud, lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

[4] Abd Al Malik; « Les Autres », album Gibraltar, 2006.

[5] I. Gontcharov, Oblomov (1ère éd. : 1859), trad. franç., Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p.159.

[6] L. Wittgenstein, remarque de 1938, reprise dans Remarques mêlées, trad. franç., Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1990, p.49.

[7] Voir notamment Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi – Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998, ainsi que Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[8] M. Merleau-Ponty, Signes, préface, Paris, Gallimard, 1960, p.47.

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